Le 24 septembre 2020
Si l’image de la mère allaitant son nouveau-né est bien ancrée dans les esprits, il y en a qu’on voit rarement (c’est-à-dire jamais) se plaindre de mamelons crevassés : les pères ! Eh oui, l’allaitement semble être un privilège réservé au « beau sexe » et la consommation exclusive de lait paternel ne fait toujours pas partie des recommandations de l’OMS pour la santé des tout petits.
Pourtant, d’un point de vue anatomique, il semblerait que les hommes cisgenres aient tout ce qu’il faut pour pouvoir donner le sein à leurs enfants ! On fait le point sur ce sujet (t)étonnant.
Les tétons chez les hommes, un vestige de la vie embryonnaire
Bien avant la grossesse et même la puberté, c’est pendant la vie embryonnaire que la possibilité de produire du lait est déterminée chez chaque individu. Justine, sage-femme hospitalière, explique à Madmoizelle :
Si biologiquement le fœtus s’avère être une fille, le corps va se préparer hormonalement à développer des seins pour pouvoir un jour allaiter si besoin. Mais si c’est un garçon, la poitrine restera au stade embryonnaire
Au moment de la puberté, vers les 12 ans de la petite fille (mais parfois plus tôt ou plus tard), la glande mammaire va se développer sous l’influence d’hormones, les œstrogènes et la progestérone. Le sein va prendre en volume et les canaux galactophores, dont le rôle sera de conduire le lait depuis les lobes mammaires jusqu’aux mamelons, vont se développer.
Avant cette période, il y a peu de différences entre les garçons et les filles. Si on devait faire une comparaison, on pourrait dire que les hommes ont les seins d’une femme qui n’aurait pas connu la puberté, ajoute la sage-femme.
La structure de base est la même et, sur le papier, les deux peuvent produire du lait.
Mais alors qu’est-ce qui fait qu’on ne croise que rarement d’hommes au rayon tire-lait des magasins de puériculture ?
L’allaitement, un processus long à mettre en place
D’un point de vue anatomique, les hommes cisgenres cochent toutes les cases pour produire du lait, à une exception près : ils ne peuvent pas tomber « enceints », ce qui réduit considérablement leur possibilité d’allaiter.
En effet, le corps de la femme commence à se préparer à l’allaitement dès les premiers jours de la grossesse, au moment de la nidation :
Une fois l’embryon bien implanté dans l’utérus, le placenta se crée et sécrète des hormones qui commandent de développer les glandes mammaires dans l’optique de nourrir un futur bébé, développe Justine.
Théoriquement, une femme qui n’a jamais été enceinte ne peut pas allaiter, ce qui peut expliquer pourquoi c’est aussi compliqué pour un homme.
Dès le quatrième mois de grossesse, les seins sont prêts à produire du lait, mais la fameuse montée de lait n’est déclenchée que bien plus tard, au moment de l’accouchement. En effet, l’expulsion du placenta permet d’envoyer le signal à une glande endocrine du cerveau appelée l’hypophyse de stimuler la prolactine, une hormone dont le taux hors grossesse est relativement bas, afin de débloquer la lactation.
Ensuite, c’est la succion du bébé, et la production d’une autre hormone, l’ocytocine, qui va entraîner l’éjection du lait pendant l’allaitement.
Les hommes ont le matériel pour allaiter, mais…
Mais les femmes cisgenres n’ont pas le monopole des hormones de lactation : les hommes aussi produisent de la prolactine et de l’ocytocine grâce à leur hypophyse. D’un point de vue hormonal, ils pourraient donc allaiter.
Selon la professionnelle de santé, « ce qui bloque l’allaitement chez les hommes, c’est la production de dopamine en quantité importante. En effet, ce neurotransmetteur inhibe l’augmentation du taux de prolactine, empêchant ainsi la fabrication du lait. »
Pour pouvoir nourrir un nouveau-né, un homme devrait donc subir un traitement hormonal pour freiner la dopamine.
Les sécrétions spontanées de lait chez les hommes peuvent arriver mais elles sont rares et souvent d’ordre pathologique. Le stress ou un choc émotionnel peut aussi influencer la production de dopamine et permettre de déclencher une lactation, mais les quelques exemples de pères nourriciers qui ont été rapportés ne peuvent pas faire la règle, ajoute Justine.
Des exemples marginaux de pères nourriciers
En effet, des récits d’hommes allaitant existent bel et bien, et ils datent parfois de plusieurs milliers d’années. Dans son article « L’allaitement et la société », l’essayiste féministe Yvonne Knibiehler raconte la légende de Saint Mammès, martyre du IIIe siècle de notre ère, qui aurait réussi à allaiter un bébé abandonné dans un buisson par ses parents. Le lait du père, essai très complet de Roberto Lionetti, cite aussi le Talmud, qui relate plusieurs épisodes d’allaitements paternels.
Plus récemment, au début du XIXe siècle, dans Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, le naturaliste allemand Alexander von Humboldt raconte l’histoire d’un jeune Vénézuélien qui aurait été capable d’allaiter son bébé pendant la maladie de sa femme.
À la même époque, l’explorateur Sir John Richardson, au cours d’une expédition dans le grand nord canadien, aurait aussi observé le cas d’un père qui se serait mis à allaiter son enfant après le décès de la mère (cette découverte est relatée par l’explorateur Sir John Franklin, que Johnson accompagne, dans Narrative of a Journey to the Shores of the Polar Sea). Une histoire qui ressemble fortement à celle décrite à la fin du XIXe siècle par le missionnaire David Livingston dans ses mémoires, Missionary Travels and Researches in South Africa : après la mise à mort de sa femme, un Écossais serait arrivé à nourrir son enfant au sein.
Aussi, en 2002, l’Agence France Presse a rapporté l’histoire de B. Wijeratne, un père de famille Sri Lankais qui s’est mis à produire du lait pour nourrir sa fille aînée après le décès de la mère : « Habituée au lait maternel depuis sa naissance, elle rejetait le lait en poudre que je lui offrais. À force de l’entendre pleurer, j’ai fini par lui offrir mon sein. C’est à ce moment là que j’ai découvert que je pouvais produire du lait », a-t-il confié au quotidien sri-lankais Lankadeepa.
Ces différents récits sont une nouvelle démonstration du pouvoir que peut avoir le subconscient sur le corps. Animés par le besoin vital de leurs enfants de se nourrir, ces pères auraient réussi à sécréter assez de prolactine pour pouvoir produire du lait. Un traitement hormonal ne serait donc pas toujours nécessaire pour qu’un homme puisse donner le sein.
Mais ces exemples de lactations induites de façon naturelle, c’est-à-dire sans prescription d’un traitement médicamenteux, sont très, très rares, tempère la sage-femme, et dépendent grandement du contexte.
L’expérience de Ragnar Bengtsson, un étudiant suédois, corrobore ces paroles : en 2009, il a tenté de prouver que les hommes cisgenres pouvaient produire du lait uniquement en stimulant leurs tétons. Pour ce faire, il a vissé un tire-lait sur ses mamelons plusieurs fois par jour pendant trois mois.
Malheureusement pour lui, il n’a jamais réussi à produire la moindre petite goutte du précieux liquide (mais il a été invité sur plein de plateaux télé pour parler de son expérience, et c’est déjà une belle victoire !).
Donner le sein, un geste d’amour à réinterpréter au masculin
Malgré la motivation de certains, il semble peu probable que les cours de préparation à la naissance intègrent un jour un atelier sur l’allaitement paternel. Pourtant, ce n’est pas une raison pour que les pères rangent à jamais leurs tétons ! La mise au sein, lorsqu’on la décorrèle de son aspect nourricier, serait une très belle façon de créer du lien avec son enfant.
Spontanément, le nouveau-né cherche aussi le téton du père lors du peau à peau, afin d’apaiser son grand besoin de succion. Proposer son sein en tant qu’homme peut donc être une solution intéressante pour rasséréner un bébé et créer une relation privilégiée avec lui, commente Justine.
En Afrique centrale, les Aka, un peuple nomade de pygmées, sont connus pour leur répartition quasi égalitaire des tâches liées à la parentalité : selon les recherches de l’anthropologue américain Barry Hewlett, ils consacrent 47% de leur temps à s’occuper de leurs enfants, et lorsque les mères partent à la chasse, ils n’hésitent pas à jouer du téton pour faire patienter les petits avant la prochaine tétée. Une découverte qui, en 2005, a encouragé le journal britannique The Guardian à élire les Aka les « meilleurs pères du monde ». Rien que ça !
« Le sein, c’est la nourriture, mais c’est aussi le réconfort, et ce serait dommage de l’oublier », conclut la sage-femme. Il ne reste plus qu’à espérer que de nombreux pères réussiront à passer au-dessus de leurs a priori (et des carcans sociétaux) et oseront faire « tomber la, on va la tomber, tomber la chemise ».
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Crédit photo image de Une : Pixabay sur Pexels
Les Commentaires
Mais ils ont très très rapidement compris que ça marchait pas.