Vous l’avez sûrement remarqué : depuis plusieurs années, les marques revendiquent de proposer des collections non-genrées comme s’il s’agissait d’un signe de modernité progressiste. Comme Zara avec Ungendered en 2016, H&M en collab’ avec Eytys en 2019, Gucci avec la catégorie Mx de son eshop depuis 2020, ou encore Tan France (de Queer Eye) avec ses manteaux unisexes à l’automne 2021.
On pourrait s’enthousiasmer de cet effort pour visibiliser la pluralité des identités et expressions de genre, mais les premières personnes concernées attendaient-elles vraiment qu’on rebaptise des rayons et des étiquettes ? Et surtout, au-delà des symboles de façade, la réalité des vêtements ainsi désignés a-t-elle vraiment changé ?
« Unisexe » : de la mode homme adressée aux femmes, et rarement l’inverse
En effet, bien souvent, les fringues concernés tiennent surtout de pièces issus du vestiaire masculin traditionnel, comme des joggings, des hoodies, des blazers, ou des manteaux d’origine militaire, alors présentés aussi sur des corps perçus comme féminins. Révolution ? Pas vraiment, puisque cela fait des siècles que des femmes s’approprient les habits du pouvoir, c’est-à-dire ceux attribués au genre dominant socialement, surnommé le « sexe fort » (cf. le caban, le smoking, ou encore la marinière).
Pendant ce temps, il reste beaucoup plus rare, car source de marginalisation possible par la société, de trouver des vêtements flamboyants portés par des corps perçus socialement comme masculins. Car le regard social aura tendance à y voir un abaissement, puisqu’il attribue le souci d’ornementation aux femmes, le « sexe faible ».
D’ailleurs, le vestiaire de ce qu’on appelle aussi le « beau sexe » (ce qui en dit long sur les pressions esthétiques qui lui incombent) a la fâcheuse tendance à manquer de praticité : coucou les poches inexistantes, fausses ou trop petites, les escarpins à talons douloureux, et autres bodys qui ne peuvent pas se déboutonner à l’entre-jambe. À croire que c’est fait exprès…
Divulgâchons : oui, bien sûr que c’est fait exprès pour entraver, compliquer, et vendre davantage, en fait. Par exemple, proposer des vêtements sans poches, c’est s’assurer de vendre davantage de sacs à main, CQFD.
Personnellement, j’ai été assigné garçon à la naissance et je m’habille principalement au rayon femme depuis près de quinze ans maintenant. Ce qui a pu me freiner, ça n’a jamais été le nom du rayon en boutique physique ou de la catégorie sur un eshop, mais éventuellement les regards désapprobateurs du personnel de vente (et dans l’espace public aussi bien sûr), l’éventuelle interdiction d’essayer en cabines des vêtements qu’on estime ne pas convenir à mon identité de genre présumée, et surtout le maigre (jeu de mot intentionnel) panel de tailles proposées.
Les questions de genre dans la mode : extension du domaine des luttes marketing
Ce qui m’interroge et surtout me fatigue (et je suis loin d’être la seule personne dans ce cas là), c’est pourquoi les marques feignent de se soucier des personnes qui veulent s’habiller comme bon leur semble qu’importe où elles se situent d’un point de vue d’identité et d’expression de genre, alors que la réalité matérielle des vêtements et d’accès à ceux-ci ne suit pas ?
En d’autres termes, pourquoi une telle dissonance entre les discours et visuels affichés versus ce que l’on peut trouver réellement ou non ? Pour l’image et le marketing, donc la thune, bien sûr.
De l’autre côté de l’Atlantique, José Criales-Unzueta se pose la même question et s’en insurge face à ce triste constat. Ce Bolivien diplômé en design de mode au Savannah College of Art and Design dans l’État de Géorgie, aux États-Unis, passé par Fossil, Kate Spade, Gap, et maintenant Coach, vient de signer une longue tribune dans le média spécialisé Business of Fashion, baptisée « L’élément clé que la plupart des marques ratent à propos de la mode sans genre ».
Bien placé pour le savoir, José Criales-Unzueta note combien les marques sont nombreuses à s’inspirer des personnes non-conformes aux normes de genre (souvent désignées « GNC » en anglais pour gender non-conforming, le terme parapluie consacré) pour imaginer des collections, voire à prétendre s’adresser directement à elles afin d’avoir l’air inclusives, progressistes et avant-gardistes.
« Pourquoi l’accent est mis sur l’esthétique et non sur les tailles ? »
Pourtant, les vêtements qui en résultent s’étendent rarement au-delà de la taille 40 ou alors surtout lorsqu’il s’agit de maille extensible ou d’ensemble de survêtement. En outre, ces fringues sont principalement présentées sur des personnes aux mensurations de mannequin, même si leur expression de genre peut être flamboyante. C’est ce qui amène José Criales-Unzueta à se demander :
« Pourquoi l’accent est-il mis uniquement sur l’esthétique et non sur les tailles ? Car, à la fin, ce qui devrait importer, ce n’est pas l’apparence des vêtements sur un modèle taille mannequin, mais bien sur nos corps [de la vraie vie]. »
Mais cette interrogation s’avère rhétorique tant la réponse semble évidente : pour avoir l’air cool, ouvert, d’esprit, tout en continuant à correspondre aux standards de beauté en vigueur, et donc ne pas prendre trop de risque, histoire de se faire plus de biff. Confectionner les fringues habituelles dans les tailles standards, mais les étiqueter différemment et les faire porter autrement suffit à donner une impression d’innovation.
« Être gender inclusive, c’est considérer les nuances des différents corps »
Pour le designer, consultant, et journaliste mode José Criales-Unzueta, les pistes de solutions semblent simples, et pourtant rarement appliquées par les griffes qui feignent de vouloir une mode émancipée de normes trop binaires en matière de genre :
« Si les marques souhaitent sérieusement créer une industrie non genrée, elles doivent s’engager à proposer des tailles adaptées et à proposer des alternatives de coupe à leurs produits. Peu le font, même si le nombre de labels s’adressant par leur marketing aux personnes non-conformes aux normes de genre augmentent.
Certains corps ont des bosses et des formes là où d’autres n’en ont pas, et en tant que designers, nous sommes formés pour les identifier et faire avec, pour les accentuer ou les atténuer par des placements de coupes et de coutures.
Être gender inclusive [inclusif au niveau des genres] ne consiste pas à couper le même pantalon en deux tailles supplémentaires ou simplement à caster un éventail de mannequins à l’allure androgyne. Il s’agit de considérer les nuances des différents corps et de concevoir pour eux. »
La fausse bonne idée de créer de nouvelles catégories de genre dans la mode
En effet, les marques enchaînent les beaux discours utilisant avec sensationnalisme des identités comme s’il ne s’agissait que de buzz words à la mode (comme agender, ungendered, gender-free et autres non-binaires). Ce, non réellement pour s’adresser aux personnes concernées, mais pour leur assigner des produits qu’elles n’ont pas forcément demandés. Or, cela devient une nouvelle manière de les enfermer dans d’autres cases que simplement « hommes » ou « femmes », poursuit José Criales-Unzueta :
« Quand les marques créent une tierce option et des collections distinctes, elles altérisent encore par design les personnes non-conformes aux normes de genre. C’est une façon de leur dire que « le reste n’est pas pour elles ».
[…] Le travail ne consiste pas à ajouter des options distinctes qui nous catégorisent et nous divisent, mais à effacer le fossé qui nous limite tous à expérimenter la mode selon nos propres termes. »
Davantage de tailles dans ce qui existe déjà aiderait aussi les personnes plus size
Pour José Criales-Unzueta comme pour moi, et peut-être pour vous, les vêtements et accessoires dont nous rêvons existent sûrement déjà, qu’importe s’ils sont étiquetés ou rangés au rayon homme, femme, ou autre. Ce qui coince bien trop souvent, c’est de les trouver dans un plus large panel de tailles et de réfléchir autrement à leur design pour qu’il flatte davantage de morphologies.
Bête comme chou, cette piste de solution pourrait satisfaire bien d’autres personnes que celles qui ne se retrouvent pas dans les normes traditionnelles de genre aux rayons fringues, à commencer par les personnes qui doivent se limiter à l’offre « plus size » ou grande-taille.
Autrement dit, plutôt que d’inventer d’énièmes rayons supplémentaires à des fins marketings, et si les marques commençaient par adapter au plus grand nombre ce qu’on désire déjà ?
À lire aussi : Quand les hommes portaient jupes et talons : ce podcast détricote l’histoire genrée des vêtements
Crédit photo de Une : Instagram de Harry Styles, souvent présenté comme un fer de lance d’une expression de genre plus flamboyante par l’industrie de la mode qui nous prend décidément pour des clowns.
Les Commentaires
(Enfin certaines marques.... une seule pour l'instant que j'ai vu)