Article publié initialement le 11 mai 2021
« Madeleine, arrête de mettre du sable dans ton nez ! », « Ernest, tu n’as pas le droit de mordre Apolline ! ».
Si vous trainez dans les jardins publics parisiens le week-end (bon courage), vous avez peut-être remarqué que les enfants, ces dernières années, avaient globalement tous le même genre de prénoms.
Peut-être avez-vous également nommé vos enfants avec le prénom de votre arrière-grand-mère, prise d’un intérêt soudain pour les appellations vintages.
Mais si vous habitez ailleurs en France, vous levez peut-être un sourcil surpris en entendant les parents appeler leurs héritiers avec des prénoms qui vous semblent complètement oubliés et sortis d’une autre époque.
C’est vrai que les modes créées autour des prénoms peuvent nous interroger : qui lance la tendance ? D’où viennent les enfants dont les prénoms figurent dans le Top 10 annuel ? Pourquoi on se retrouve avec des petites Domitille dans les quartiers chics de Versailles ou de Neuilly ? Comment savoir quand la mode d’un prénom va s’arrêter ?
Nous avons posé quelques questions à Baptiste Coulmont, sociologue, professeur à l’École normale supérieure Paris Saclay, chercheur à l’Institut des sciences sociales du politique et auteur du livre Sociologie des prénoms publié aux éditions La Découverte. Son expertise nous aide à comprendre pourquoi les prénoms peuvent constituer de puissants indicateurs de position sociale.
Le prénom comme support d’identité
Si l’on remonte un peu dans le temps, on peut voir que le prénom n’a pas toujours été utilisé comme un support d’identité. Comme nous le rappelle Baptiste Coulmont, jusqu’au milieu du XXe siècle, le nom de famille était bien plus important que le prénom. Ainsi, une Marie Dupont dans les années cinquante n’était appelée « Marie » que dans la sphère privée, dans l’intimité du cercle familial et amical.
Aux yeux de la société, dans ses études ou son travail, cette Marie Dupont était Mademoiselle Dupont, puis Madame Quelque-Chose si elle se mariait. Elle n’était pas un prénom, elle était un nom de famille. Le sociologue nous explique qu’aujourd’hui, la structure de la référence aux individus qui passait par le nom de famille passe désormais par le prénom :
« De nos jours, le prénom est utilisé presque tout le temps au quotidien, par rapport au début du siècle. On appelle nos collègues par leur prénom, on commande un café en donnant notre prénom, il est partout, et c’est lui qui nous définit, et non plus notre nom de famille.
Jusqu’aux années 1970, même dans les jeux télévisés, les candidats étaient appelés « Monsieur Dupont », alors qu’aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. »
C’est pour cela que le prénom est devenu, au fil des années, un véritable support d’identité : il est tellement utilisé dans la vie de tous les jours, sans distinction d’utilisation dans la sphère privée ou publique, qu’il nous rappelle constamment qui nous sommes.
Personnellement, même si j’aime bien mon prénom, j’aime tout particulièrement troller les employés du Starbucks en donnant une autre identité pour récupérer mon café. Ces derniers ont donc dû écrire les noms « Déesse » ou « Reine des Neiges » sur mes Chaï Latte, sans même sourciller. Oui bon, on s’occupe comme on peut dans les files d’attente, hein.
La mode des prénoms pour enfants change selon les régions de France
Certains prénoms, même s’ils peuvent être très à la mode dans certaines villes, voire dans certains quartiers, peuvent être considérés comme complètement atypiques dans d’autres coins de France.
Je le vois bien quand j’appelle ma fille par son prénom lorsqu’on est en vacances dans le nord de la France : certaines personnes sont intriguées. Et pourtant, elle ne s’appelle pas Marie-Cystite, et j’estimais que son prénom était plutôt classique.
Baptise Coulmont nous explique qu’en matière de prénoms, il existe trois grandes zones en France : Paris et ses banlieues chics comme Versailles et Neuilly, la Seine-Saint-Denis avec une population issue de l’immigration plus nombreuse, et le reste de la France.
À Paris, il est plus fréquent de retrouver des prénoms anciens donnés à des enfants, comme Madeleine ou Auguste. En Seine-Saint-Denis, la tendance est aux prénoms issus de l’immigration comme Mohammed, Samir ou Adam par exemple. Dans le reste de la France, on peut retrouver plus fréquemment les prénoms qui sont dans le Top 20 des plus donnés aux nouveaux bébés, comme les fameuses Emma, Louise ou Gabriel.
Le sociologue pointe également une répartition inégale des prénoms sur notre territoire :
« Il y a des formes de ségrégation sociales et socio-spatiales qui existent en France. On a tendance à habiter à proximité des personnes qui sont relativement proches socialement de nous, et le goût qu’on peut avoir pour les prénoms dépend en fait de notre origine et de notre position sociale.
Si vous habitez dans un quartier où il y a beaucoup de cadres ou de journalistes, vous allez retrouver dans votre cercle proche des prénoms qui correspondent à votre sphère sociale.
Si vous vous appelez vous-même Domitille, ou bien si vous nommez votre fille ainsi, il y a des chances que vous en connaissiez d’autres, et que ce prénom ne vous semble pas si « rare ».
Par contre, si vous vous appelez Samir dans ce même quartier, ou que vous appelez votre fils ainsi, il est assez rare que vous en connaissiez d’autres. »
Ainsi, même si un prénom peut-être considéré comme relativement original à l’échelle nationale, on peut le trouver de manière plus forte et plus fréquente dans certaines villes, quartiers ou régions.
Le prénom sera-t-il toujours un marqueur de classe sociale ?
Dans l’ouvrage de Baptise Coulmont intitulé « Sociologie des prénoms », ce dernier explique que les « Apolline et Hippolyte n’ont pas les mêmes parents que Cynthia et Sofiane. » Est-ce que cela peut changer ? Notre prénom nous condamne-t-il à une seule classe sociale ?
Le sociologue nous éclaire en apportant une réponse historique à nos questions :
« Au début du siècle par exemple, le principal mécanisme de diffusion des prénoms était vertical, du haut vers le bas de l’espace social. Les Philippe nés en 1900 étaient des enfants de nobles parisiens, de grands bourgeois. Puis les Philippe nés en 1960 étaient quant à eux des enfants de paysans. Le « bon goût » était donné par l’aristocratie et la bourgeoisie parisienne, puis était suivi quelques années plus tard par le reste de la France. »
Ce système de diffusion verticale des prénoms a changé après la Seconde Guerre mondiale, comme nous l’explique Baptiste Coulmont :
« Après cette période, un nouveau mécanisme a émané, celui de la diffusion horizontale : les prénoms sont nés et sont morts au sein d’un même milieu social. Si nous prenons l’exemple des Kevin ou des Jennifer, ils n’ont pas été donnés auparavant par les cadres ou les aristocrates parisiens : ces prénoms sont nés et sont morts au sein même d’une classe sociale.»
Mais cette diffusion horizontale ne concerne pas que les classes populaires, mais aussi les plus bourgeoises. En effet, les prénoms dits « versaillais » ne se diffusent plus de nos jours.
Les Apolline ne passent pas ou peu la frontière de Neuilly et Versailles, et ce, depuis plus de quarante ans. Les classes les plus aisées ne font plus la pluie et le beau temps de la mode des prénoms français, comme c’était le cas auparavant, les tendances ont évolué.
À quel moment les modes changent ?
Comme l’explique le sociologue, il est très difficile de prévoir la trajectoire que va avoir un prénom. On peut tenter de prévoir si un nom en particulier va devenir très à la mode, selon s’il est donné plus de dix, vingt ou trente fois sur une période relativement courte.
Si c’est le cas, si le prénom émerge de plus en plus, on peut estimer et prévoir le nombre de fois où il sera donné dans les mois et les années à venir. Mais il n’est pas possible de déterminer le moment où le vent tournera pour lui.
Baptiste Coulmont nous donne son avis sur ce sujet :
« C’est un peu comme ce qui se passe actuellement avec la pandémie de coronavirus. On fait des estimations, des prévisions, mais on a du mal à prévoir le retournement de la tendance. On ne peut pas savoir à l’avance quand une nouvelle mode change. »
Ce qu’on peut faire par contre, c’est estimer quand un prénom passe de mode. En effet, quand la hausse du nombre de naissances de bébés portant le même prénom s’arrête, c’est que la tendance redescend, et généralement elle ne remonte pas, ou alors très rarement.
Prenons quelques chiffres pour le prénom Madeleine, par exemple : en 2011, 177 bébés filles ont été prénommées ainsi. En dix ans, il y en a eu 200 de plus. En 2018, 347 petites Madeleine naissaient, puis seulement 295 en 2019. Ainsi, après avoir été « à la mode » pendant une dizaine d’années, ce prénom commence sa descente, et ne devrait plus se hisser dans le top.
Quels seront les prochains prénoms à la mode ?
Même si c’est compliqué à prévoir, tant les tendances peuvent dépendre de facteurs très variés, il y a quand même quelques estimations qui peuvent être faites, d’après Baptiste Coulmont.
Pour les filles, les prochains prénoms à la mode resteront dans la même veine que les Emma actuelles (qui est toujours dans le top 20 des prénoms le plus donné depuis des lustres). Les prénoms féminins tendance sont courts et ont généralement une terminaison en « A ». Les Lila, Mila, Ella, Anna devraient continuer à avoir de beaux jours devant eux.
Côté garçon, c’est plus difficile. Les prénoms sont plus variés, n’ont pas de terminaisons spécifiques et des dizaines de milliers de prénoms sont actuellement en circulation. Néanmoins, les petits Gabriel, Raphaël et Arthur semblent rester sur le podium, tout comme les prénoms ayant une terminaison en « O » comme les fameux Théo, Hugo et Enzo.
Mais ce top des prénoms ne veut pas forcément dire que si vous appelez votre fille Emma, elle se retrouvera avec quatre autres petites filles au même prénom dans sa classe ! Comme nous l’explique le sociologue, une tendance de prénom n’est pas répartie aléatoirement dans l’espace national :
« Emma, par exemple, est un des prénoms les plus donnés, mais il ne l’est pas sur tout le territoire. Il représente environ 1% de ceux donnés en France, mais pas de toute la France ! Il y a des endroits où il peut être donné à 80%, ou à 0% selon les régions.
4000 bébés filles qui s’appellent Emma sur 320.000 bébés filles nées dans l’année, c’est juste un peu plus de 1% à l’échelle du territoire. Ce qu’il faut aussi retenir, c’est que près de 98% des bébés filles ne s’appellent pas Emma. »
Alors, vous êtes à la mode ou pas du tout dans le choix du prénom de vos enfants ?
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