« J’ai toujours voulu faire des sports de combat. J’ai grandi fascinée par les arts martiaux : enfant, je passais des après-midi à regarder des combats de lutte sénégalaise, ou de sumo. À la fac, je n’allais pas en soirée parce je ne voulais pas rater les retransmissions ! »
Quand on lui demande de se présenter, Djihene Abdellilah se décrit comme une chanceuse qui a « réussi à transformer sa passion pour le sport en gagne-pain ». Aujourd’hui enseignante et athlète de haut niveau, son palmarès est long : cette spécialiste en sports de combats a obtenu douze titres nationaux, européens et internationaux en MMA, en boxe française et en grappling. Dans cette discipline, elle a même été sacrée championne du monde en 2014 !
Ça fait quoi, d’être une femme dans le milieu des sports de combats ? De gagner un titre de championne du monde après la trentaine ? D’être athlète de au niveau et atteinte d’endométriose ? Nous lui avons posé ces questions au cours d’un échange passionnant, entre exploits sportifs et lutte contre le sexisme.
Une passion pour le sport qui débute au berceau
« Depuis que je suis petite, je sais que je suis hors-normes, physiquement. Je crois que j’ai toujours voulu devenir championne. »
Djihene Abdellilah le déclare comme une évidence, avec l’humilité propre à celles et ceux qui ont découvert un jour qu’ils avaient du talent, et que cela ne suffirait pas. Dans la cour de récré, elle raconte que « jamais un garçon ne l’a battue, à aucun jeu » :
« Je voulais être au centre de la cour, “compétiter”, gagner. J’étais ce que les gens appellent “un garçon manqué”, même si ce terme m’irrite au plus haut point. Qu’est-ce qu’il est censé vouloir dire ? Qu’on ne peut pas être une fille quand on ne correspond pas à certains codes, ou qu’on aime le sport ? »
Son parcours sportif commence à 5 ans, quand ses parents l’inscrivent au club de gym de sa petite ville. Sans exceller, elle y atteint un bon niveau et passe ses premiers diplômes de coaching à 16 ans. C’est comme ça qu’elle découvre que quand il est question de sport, elle aime autant performer que transmettre.
8 années de « traversée du désert » après une blessure
La jeune femme sent toutefois assez rapidement que la gymnastique n’est pas sa vocation : Djihene Abdellilah a une force explosive, elle est faite pour les sports de puissance. Adolescente, elle se met à l’athlétisme avec une affection particulière pour le lancer de javelot. Il faut très peu de temps à la jeune athlète comme à son entourage pour se rendre compte de ses compétences physiques exceptionnelles :
« La première fois que j’ai lancé le javelot, j’ai battu un record départemental ! »
Après quelques années d’excellents résultats dans sa catégorie, l’athlète se blesse. À ce moment-là, elle est étudiante à la fac, et commence tout juste à découvrir la boxe. L’incident coupe court à ses ambitions : elle doit se faire opérer de l’épaule, et les médecins lui offrent un pronostic des plus pessimistes quant à ses envies de performance.
« À 22 ans, après mon opération, les médecins m’ont dit : “ton anatomie n’est pas faite pour le sport de haut niveau, tu ne pourras plus jamais en faire”. Je n’ai pas voulu y croire. Pourtant, pendant les 8 années qui ont suivi l’opération, je n’ai plus réussi à lever mon bras. Entre temps, j’avais obtenu mon CAPES pour devenir prof de sport, et il a fallu adapter mon poste à mon handicap temporaire.
Avec le temps, j’ai réussi à créer des programmes pour faire ma propre rééducation physique. J’ai aussi rencontré un super kiné qui a fait un travail de précision. Tout ça a marché : 8 ans après, j’ai fini par retrouver mes capacités de mouvement. »
À la trentaine, le début d’une nouvelle vie sportive
Quand elle commence à enseigner, Djihene Abdellilah décide d’importer les sports de combats dans les lycées de banlieue parisienne où elle est en poste. Elle forme des ados à la boxe, les accompagne dans des salles de sport… Et un jour, après une journée particulièrement difficile, l’un des coachs lui propose de s’entraîner.
« Je venais de me faire insulter dans la rue, une situation très injuste qui m’avais mise en colère. Je suis arrivée au club retrouver un étudiant qui n’est jamais venu, et le coach a senti que ça n’allait pas. Il m’a proposé de m’entraîner, et l’aventure a commencé à ce moment-là.
Je me suis inscrite officiellement dans ce club pour faire du MMA. Autour de moi, les gens me demandaient depuis combien de temps je faisais de la boxe, alors que je découvrais tout juste ce monde, et j’ai réalisé que les capacités physiques et la force que j’avais pressenties en moi ne m’avaient pas quittée.
Techniquement, je rattrapais vite mon retard. Je me suis dit “J’ai 33 ans, et c‘est le moment de réaliser mon rêve : devenir championne. J’en suis capable”. »
Le poids des femmes dans les sports de combat
Après un an d’entraînement, Djihene Abdellilah et ses coachs décident qu’il est temps pour elle de se lancer dans la compétition. Mais un premier obstacle se présente : s’il n’y a pas de limite de poids pour les hommes dans la plupart des sports de combats, chez les femmes, sa catégorie de poids n’existe pas.
« Pour les femmes, il y a très peu de catégories de poids au-dessus de 70kg dans les sports de combat — peut-être parce qu’on estime qu’une femme pesant plus de 70kg n’est pas jolie à regarder ?
Dans les sports de combats olympiques, en tout cas, les catégories de poids féminins sont beaucoup plus restreintes que celles des hommes. De plus, à ce moment-là, les compétitions officielles de MMA n’étaient pas encore légales en France, et sa pratique n’est pas encore démocratisée. Je n’avais donc pas d’adversaire avec qui m’entraîner pour pouvoir concourir à l’étranger. »
Effectivement, les Jeux Olympiques de 2016 en attestent : dans les sports de combats, les poids maximaux sont bien plus restrictifs pour les femmes que pour les hommes.
En boxe, elles ne peuvent pas dépasser 75kg (pas de limite pour les affrontements masculins) ; au judo, la catégorie maximale est passée en 2000 de « plus de 72kg » à « plus de 78kg » (contre plus de 100kg pour les hommes) ; en taekwondo, les poids lourds féminins commencent à 68kg…
En MMA, la discipline que Djihene Abdellilah souhaite alors pratiquer, les catégories s’arrêtent au « poids plume » : 65,8kg, un chiffre que l’athlète d’environ 70kg dépasse. Pour pouvoir performer, son équipe et elle décident de la faire concourir en grappling, une discipline de lutte au sol.
Elle commence un entraînement intensif, qui lui permet rapidement de gagner des compétitions en France, d’intégrer l’équipe de France de grappling, et d’être qualifiée pour son premier championnat d’Europe.
Être athlète et atteinte d’endométriose
Cette question du poids est peut-être la première chose qu’aborde Djihene Abdellilah quand elle mentionne sa découverte des compétitions internationales. L’athlète est en effet trop lourde
quand elle arrive en Sicile, où à lieu le championnat d’Europe.
« Je venais de changer de traitement pour l’endométriose, et j’avais pris du “poids hormonal”. Je suis arrivée en Italie en pesant 71,5kg au lieu des 70kg maximum de ma catégorie. Dans les jours qui ont suivi, j’ai passé mon temps à courir dans des montées en K-way, en plein été, à essayer de perdre ce poids sans y arriver. J’ai fini par y arriver le matin de la compétition. »
La championne fait partie des femmes qui ont eu la chance de pouvoir se faire diagnostiquer assez jeunes de l’endométriose, à l’adolescence. Mais elle explique que ses traitements n’ont pas été sans conséquences sur son développement en tant que sportive :
« Quand j’étais ado, j’avais un taux de testostérone très élevé. J’étais très puissante, je pouvais porter des charges lourdes en musculation… Mais le traitement hormonal de mon endométriose a changé pas mal de choses pour moi : sans ça, je pense que j’aurais un physique et des capacités encore plus élevées. »
« On peut prendre les règles en compte dans le monde du sport »
Elle cite aussi la maladie dans son rapport à la douleur, et au dépassement de soi :
« La douleur chronique et vraiment intense de l’endométriose, je l’ai connue très jeune, et je me suis construite avec.
Je crois que chacun a sa manière de la vivre, et trouve ses propres solutions, mais à titre très personnel, cela m’a donné un rapport à la douleur différent de celui d’autres personnes : l’habitude d’essayer de la repousser, sans cesse. Au risque, d’ailleurs, de me mettre en danger physiquement — je ne recommande ma méthode à personne !
Cela peut aussi être très pesant, en tant que sportive de haut niveau, de vivre avec cette maladie. Moi, j’ai parfois eu l’impression que mon corps me rejetait, alors que je faisais tout pour en prendre soin, et c’était difficile psychologiquement. »
Pour l’athlète, au-delà de l’endométriose, c’est tout le sport qu’il faut repenser en prenant en compte l’existence du cycle menstruel chez les femmes :
« Endométriose ou pas, les cycles ne sont absolument pas pris en considération dans le sport, alors qu‘il est tout à fait possible d’adapter son alimentation ou son entraînement à la période.
Mais les coachs sont des mecs, les entraîneurs sont des mecs, les présidents de fédérations sont des mecs. Tant qu’il n’y aura pas plus de femmes entraîneuses et qu’on ne sera pas capable de prendre en compte les règles dans la préparation physique des femmes, il n’y aura pas de changement. »
Devenir championne du monde…
Djihene Abdellilah finit 4e aux championnats d’Europe, et repart de Sicile sans médaille. Elle est cependant qualifiée pour les championnats du monde qui auront lieu 4 mois plus tard, et les prépare avec une intensité sacrificielle :
« Mon coach m’avait dit “Tu sais quoi, dans 4 mois c’est les championnats du monde, et tu vas les gagner”. Et je l’ai cru.
On a mis en place un camp d’entraînement très strict : je commençais toutes mes journées avec un footing à jeun, à midi, j’étais avec mon préparateur physique, le soir j’étais à l’entraînement… Aux anniversaires, aux fêtes de famille, je ne pouvais rien manger. Mais j’étais déterminée ! »
Le plus beau, c’est que ça marche : aux championnats du monde, l’athlète retombe sur l’adversaire qui l’avait battue en demi-finale en Sicile, et gagne. En finale, elle s’impose vainqueur après un match très serré, et ramène la médaille d’or à la France. Elle raconte, la voix pleine d’émotions :
« Avant la finale, je me suis regardée dans le miroir et j’ai pleuré sous la pression. Mais je l’ai fait : après un an et demi de pratique, je suis devenue championne du monde de grappling NOGI !
Le soir, j’ai fêté ça toute seule dans ma chambre d’hôtel. J’ai mangé du chocolat même si je n’étais pas censée le faire, je me suis mise sur le balcon face à la mer, et j’ai crié “JE SUIS CHAMPIONNE DU MONDE” ! »
…au sein d’une équipe qui ne la soutient pas
Si elle célèbre sa victoire seule, c’est parce qu’au sein de son équipe, Djihene Abdelillah raconte avoir été très mal intégrée. En cause, un sexisme ambiant et des relations tendues avec les membres masculins.
« Quand je suis montée sur le podium et que la Marseillaise a commencé, mes coéquipiers étaient tous à l’autre bout du gymnase. Je n’étais absolument pas soutenue au sein de l’équipe de France : c’est un milieu très misogyne. En tant que femme qui performe et qui ne se laisse pas faire, j’étais et suis encore très mal perçue.
J’ai été harcelée par des gens de mon équipe qui m’insultaient devant des cadres de la fédération sans aucune réaction de leur part, qui postaient des vidéos d’eux en train de commenter mon physique de manière dégradante…
J’ai cru que je pourrais changer les choses de l’intérieur, mais on ne m’a pas laissée intégrer les cercles de pouvoir. Une femme qui performe dans le sport, je crois que ça gêne les hommes qui prennent les décisions. Le monde du sport de haut niveau peut être très violent pour les femmes. »
Transmettre cet amour des sports de combats à d’autres femmes
Après sa victoire, tout s’enchaîne. Le MMA est légalisé, et Djihene Abdelillah intègre l’équipe de France. En parallèle, elle obtient un poste pour enseigner à la Sorbonne, où elle intègre sa discipline aux cursus. Elle change de club, et rejoint la Hatch Academy.
Mais la pandémie met à l’arrêt le monde des sports d’intérieur et de contact. Pendant ce temps de pause, Djihene Abdellilah s’attèle à consolider son projet associatif, la Djihene Academy. Elle explique :
« C’est une académie dédiée aux sports de combats pour les femmes. J’y enseigne le MMA fitness, une discipline qui mélange des techniques d’auto-défense, des postures de sports de combat, et le fitness.
Pour moi, il y a un lien très fort entre l’empowerment et les sports de combat : ces disciplines permettent de se connaître, et de prendre confiance en soi. Pendant une opposition, on se prouve qu’on est capable de tenir tête à quelqu’un, on apprend à donner des coups et à en recevoir… Ce sont des choses dont on peut aussi avoir besoin dans la vie [ndlr, de manière métaphorique]. »
Si sa cible est principalement féminine, c’est parce qu’elle est bien conscience que face aux loisirs, à l’âge adulte, hommes et femmes ne sont pas toujours égaux.
« Quand j’ai commencé à enseigner, j’ai vite réalisé que même si les femmes sont nombreuses à faire du sport à l’enfance et à l’adolescence, quand elles prennent des rôles que la société leur impose, elles perdent la possibilité d’avoir une pratique sportive.
Souvent, si les femmes arrêtent le sport, c’est parce qu’elles commencent à avoir une vie de famille. Elles n’ont plus le temps, ou plus les moyens, elles gèrent déjà trop de choses… Il était donc hyper important pour moi de rendre ces cours accessibles : je les propose à des heures qui correspondent à leurs besoins, pour des tarifs qui correspondent à tous les budgets. Et surtout, il y a un espace de garde pour les enfants : elles peuvent venir avec eux ! »
Être une femme dans le monde du sport de haut niveau
Quand la pandémie sera passée, la sportive confie avoir envie de faire encore quelques compétitions, avant de se concentrer sur la Djihene Academy et un projet d’entreprise, celui de créer une salle de sport de luxe dédiée aux sports de combat. Elle rit :
« Dans trois mois, j’ai 40 ans. Je vais peut-être me calmer ! »
En parallèle de ces projets, elle continue à enseigner à l’université, et s’occupe de la préparation physique et du coaching de jeunes talents. Revenant sur son parcours, elle mesure l’ampleur de ses expériences sexistes, et exprime sa fatigue.
« Au début, quand j’arrivais dans les salles de sport, tout le monde pensait que je venais pour “pécho”. Mais moi, je ne voyais pas les hommes comme autre chose que des partenaires d’entraînement !
Un jour, en entraînement avec l’équipe de France, j’étais en débardeur et on est venu me dire de mettre un t-shirt parce que je “frustrais” les hommes. Je me prends des remarques incessantes sur mes fesses, mes cuisses… Il y a 20 ans, on se moquait de moi parce que mon physique était considéré comme “moche”. Aujourd’hui, les codes ont changé et on me sexualise sans cesse.
Je comprends que de nombreuses femmes soient dégoûtées par ce milieu ! Moi, je me bats avec tous ces clichés. C’est épuisant, mais c’est aussi important pour moi de lutter contre.
Quand on a choisir le parcours que j’ai choisi, il y aura toujours un mec qui sera là pour nous dire quoi faire, comment le faire. Et j’ai appris à pouvoir leur répondre “cause toujours, tu m’intéresses”. »
Elle conclut notre entretien par cette affirmation : quand on est une femme, il y a une portée politique dans notre seule présence, dans une salle de sport de combat.
« Je crois que je suis féministe depuis mes 5 ans. Si j’avais envie de faire des sports de combat, c’est parce que je voulais me sentir forte, même si ce n’était pas un trait valorisé chez les petites filles !
Ça a été un acte politique pour moi de rentrer dans une salle de sport de combat : je suis rentrée en connaissance de cause sur un territoire vu comme masculin, pour leur montrer qu’ils n’avaient aucune raison de se sentir au dessus des femmes. Et j’en ai battu plus d’un ! Sur un ring ou sur un tatami, je ne vois pas de différence de genre. »
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Les Commentaires
Par contre ça me rend dingue 70kg comme limite pour une femme censé être musclée ? Non mais ils sont sérieux ? Il faut vraiment que le monde du sport se remette en question.
Et puis, une salle de sport où on peut laisser le petit à la garderie ? C'est où qu'on signe ? Pourquoi ça n'existe pas depuis une éternité ? C'est trop bien, j'adore sa démarche, elle à tellement tout compris !