Une esthétique travaillée, du pouvoir, et un féminisme assumé : voilà ce qui saute aux yeux quand on pénètre dans l’univers artistique de la rappeuse Tracy De Sá. Mais d’emblée, elle précise : pour comprendre sa musique, il faut comprendre sa vie, son parcours, et toutes les intersections qui constituent son identité personnelle et musicale.
Parce que son identité est politique, et que sa carrière dans le rap l’est aussi.
De l’Inde à l’Espagne, le parcours de Tracy De Sá
Les influences culturelles de la rappeuse sont multiples. Née à Goa, ville du sud ouest de l’Inde colonisée par le Portugal, Tracy De Sá grandit en Espagne où sa famille s’est installée. Elle retrace :
« Quand j’avais deux ans et demi, ma mère, mon frère et moi avons fui le pays pour nous installer au Portugal.
Ma famille est de descendance portugaise, et nous avons été naturalisés portugais. Après un an à Lisbonne, nous avons déménagé en Espagne à Malagà, où vivait ma tante. »
Sur ce parcours géographique se greffe alors un parcours social : celui de sa mère, une figure puissante dans la manière dont l’artiste se raconte.
« J’ai grandi avec cette image de la femme qui souffre pour donner de meilleures opportunités à ses enfants.
Nos conditions de vies étaient relativement précaires : à notre arrivée, ma mère ne parlait pas espagnol et n’a pas pu faire valoir ses diplômes indiens. Elle a commencé par être femme de ménage dans des magasins, ou des restaurants. Sa carrière a évolué ensuite, mais elle a toujours énormément travaillé. »
« J’ai réalisé que j’étais une femme racisée, une femme immigrée »
Pour la rappeuse encore enfant, ce déracinement mêle l’intime de sa vie familiale à la violence du regard des autres.
« J’ai vécu ça très jeune, et il y a beaucoup de choses que je ne comprenais pas. Pourquoi je ne pouvais pas voir mes cousins, pourquoi je n’avais pas de père présent, mais aussi pourquoi on se faisait insulter dans la rue, parfois.
Petite, j’avais des potes, on jouait au parc, je ne me rendais pas compte de tout ça. Mais au fur et à mesure, j’ai commencé à comprendre que je n’étais “pas d’Espagne”. On nous disait qu’on était pas à notre place, qu’il fallait qu’on rentre chez nous, et tant d’autres remarques racistes…
J’ai pris conscience que j’avais un accent, une couleur de peau différente de celle de mes amis. Mon cadre familial était différent, ma vie était différente. C’est la société qui m’a fait ressentir ce décalage, et qui m’a fait réaliser que j’étais une femme racisée, une femme immigrée. »
Une adolescence sous pression
Quelques années plus tard, la mère de l’artiste est embauchée comme professeur dans une école privée internationale. Tracy et son frère l’intègrent, et entrent dans un monde aux codes très différents de ceux qu’ils ont connu jusqu’ici.
« Je me suis retrouvée entourée de gens riches, d’adolescents qui partaient en vacances ensemble et qui faisaient des activités souvent…
Moi, j’étais dans une position délicate. J’étais la fille d’une des profs ; en parallèle de mes premières expériences de racisme à l’école, j’avais l’obligation d’être un exemple.
J’avais beaucoup de pression : il fallait que je donne une bonne image de moi, que je montre que ce n’est pas parce qu’on vient d’une famille précaire qu’on ne sait pas s’exprimer, que j’étais sage, que je savais m’assimiler… À côté de ça, j’ai commencé à travailler à 14 ans pour avoir de l’argent de poche, et aider un peu ma mère. »
Dans ce cadre, malgré des résultats excellents et une constance sans faille, Tracy De Sá expérimente aussi les remises en questions permanentes de ces connaissances, de sa légitimité à s’exprimer, à être présente…
Autant de comportement racistes qui pèsent sur les femmes racisées, et leur imposent une obligation d’excellence.
« J’étais toujours celle qui en faisait le plus, mais on me dévalorisait. Je trouvais tout ça très injuste, et il y a beaucoup de fois où j’ai détesté ma vie…
J’ai accumulé beaucoup de frustration, entre la pression financière et la pression d’être un exemple. Pendant longtemps, cela m’a complètement empêchée de réfléchir à qui j’étais. Je n’avais pas le temps ! »
La rencontre avec la culture hip-hop, et avec soi
C’est au long de cette adolescence que Tracy De Sá commence à s’exprimer artistiquement. Par la danse tout d’abord — du flamenco, des danses latines ou brésiliennes… Jusqu’à ce qu’elle découvre le hip-hop.
« Quand j’ai vu du hip-hop, je me suis dit que c’était ça qui me correspondait. J’ai intégré des crews, participé à des battles et à des street shows..
Et c’est dans ce milieu que je me suis sentie à ma place ! Dans le hip-hop, je n’étais pas “nulle”. On me trouvait cool parce que je parlais plein de langues, on valorisait ce que je mangeais plutôt que le dénigrer, tout le monde était très tolérant… La diversité était perçue comme une richesse, un atout. »
Ces découvertes de Tracy De Sá ont lieu au coeur des années 2000, pendant le boom de la chaîne MTV. Elle écoute alors beaucoup de musique et découvre les couleurs, la rage, la richesse de la culture hip-hop et de ses messages.
« Tout ça m’a mise en lien avec des gens qui avaient comme moi des parcours de vie différents de la norme. À travers la danse, je me suis réconciliée avec mon corps ; en écoutant du rap, j’ai commencé à mettre des mots sur mon vécu.
En analysant les textes, les flow des autres, j’ai découvert que j’avais des choses à revendiquer. »
« Tu as des choses à dire, tu devrais prendre le micro »
Après le lycée, l’artiste encore danseuse décide de quitter l’Espagne pour venir étudier en France, presque par hasard. Elle arrive à Montpellier et se lance dans des études de linguistique… avec un français niveau B2 qui ne lui est pas aussi utile que ce qu’elle espérait !
« Je pensais que je savais parler français, mais quand je suis arrivée en France, je ne comprenais rien !
Les premiers temps ont été difficiles : j’étais seule, j’avais les bras croisés en cours et j’essayais juste de capter des bribes… Mais au fur et à mesure, on s’adapte, et j’ai fini par capter la manière de s’exprimer des Français, les subtilités de l’oral… et l’argot ! »
C’est dans cette ville qu’elle rencontre des rappeurs, des musiciens qui lui conseillent d’écrire, et de prendre le micro.
« On m’a dit “Ça se voit que t’as des choses à dire, tu devrais écrire”. Moi, je me voyais dans l’ombre, je n’avais l’impression que je ne pouvais pas exister seule sur scène. Mais je me suis dit “S’ils pensent que je peux le faire, je vais essayer !”
C’est là que je suis rentrée dans le monde du rap, sur le tard à 18 ou 19 ans. Et j’ai dû me battre, parce que j’étais une des seules femmes qui faisaient ça à l’époque. »
Être une femme, et débuter dans le rap
C’est comme ça que naît Tracy De Sá, rappeuse : en écrivant des textes qu’elle fait relire à ses potes, en participant à des soirées open mic et à des scènes ouvertes. Mais dans ces espaces, elle réalise rapidement qu’elle est une des rares femmes, et qu’elle est traitée différemment en conséquence.
« J’ai commencé à prendre des micros, et mes potes de la danse venaient me voir. Mais je me rendais compte que j’étais la seule fille à faire ce genre de chose !
Il n’y avait que des gars qui venaient en bande, qui rappaient en français. Moi, je rappais en anglais, j’étais parfois seule…
Je faisais très attention à ma manière de m’habiller : je voulais faire partie des “potos”, ne pas être perçue comme une fille, et surtout, éviter qu’ils me draguent. Mais cela n’en a pas empêché certains de me dire que je n’étais pas à ma place, que j’en prenais trop, que ce n’était pas pour moi…
On me reprochait une manière de rapper trop agressive, me conseillait d’écrire des chansons d’amours plus mélodiques. Tout ça, je n’en voulais pas. »
Comment le féminisme a aidé Tracy De Sá à trouver sa voix
Quelques années plus tard, la rappeuse débute un master en études de genre, et s’instruit sur l’histoire du féminisme. Ces connaissances l’aident à comprendre ce qu’elle traverse, notamment dans son parcours d’artiste :
« J’ai pris conscience que parce que je voulais passer inaperçue et trouver ma place, j’avais été amenée à cacher ma féminité. Mais moi, ces stéréotypes de genre, je voulais les déconstruire.
Je voulais m’habiller comme je voulais, me comporter comme je voulais. Et que les autres me respectent quoi que je fasse, parce que je suis un être humain.
C’est là que j’ai pris confiance en moi.
Monter sur scène, dans des concerts hip-hop où il y a 90% d’hommes devant toi, c’est une épreuve. Les mecs sont là pour te juger : j’ai déjà été huée, on m’a dit de descendre de la scène, de me casser parce que j’étais une meuf. Il m’est arrivé d’en avoir les larmes aux yeux, mais de résister pour prouver que je méritais ma place.
Au début, c’était dur. Mais plus j’ai grandi en tant qu’artiste, plus j’ai grandi en tant que féministe et en tant que personne. J’ai réussi à m’imposer, à dire “Même si vous ne voulez pas me donner de place, je vais créer la mienne”. »
Après un premier album sorti en 2019, et dont elle parle comme de l’œuvre d’une « fille blessée, qui veut que les gens la comprennent », son discours a changé. Pour son deuxième album, In Power, sorti aujourd’hui, plus besoin d’être légitimée par qui que ce soit.
« Je prends de la place, je fais de bruit, et je fais ce que je veux à ma manière. »
Être une artiste féministe
Quand on est une femme racisée et immigrée, cette place, ce bruit que l’artiste revendique sont loin d’être un dû. Bien au contraire :
« Il m’a fallut des années pour savoir qui j’étais, et qui je voulais devenir. En tant que femme immigrée, le monde a voulu m’assigner un rôle : être sage, m’adapter, être au service des autres, ne pas faire de bruit ou de vagues…
Moi, je ne voulais pas de ça. Je voulais m’imposer, revendiquer, exprimer certains problèmes, et qu’on arrête de nous faire croire que le racisme, le sexisme, le classisme n’existaient pas. Mais il m’a fallu du temps pour trouver les outils permettant de le faire ! »
Si la portée politique de ses œuvres est indéniable, la rappeuse rappelle toutefois que ce n’est pas uniquement par volonté :
« Je ne cherchais pas forcément à être une artiste féministe. Je voulais raconter mon parcours, mon histoire. Mais j’ai l’histoire d’une femme, racisée, immigrée : tout ce que je peux dire est politique. Et ce dont je parle dans mes textes, les vêtements, la sécurité, la sexualité, ça fait partie de ma vie quotidienne ! »
Elle note par ailleurs un changement intéressant dans le paysage musical, sur la question du féminisme, depuis ses débuts il y a presque une dizaine d’années :
« Au début, on me disait beaucoup de ne pas dire que je suis féministe, qu’il ne fallait pas avoir l’air “radicale”.
Aujourd’hui, c’est pour ces engagements qu’on vient me chercher ! C’est devenu valorisant, parce que le public a envie de changement. C’est fou, comme le rôle du féminisme a changé en quelques années… »
« Ce n’est pas parce qu’on parle d’égalité qu’on l’a atteinte »
Un constat qui mérite d’être célébré, mais envers lequel l’artiste reste très méfiante. Elle le souligne, les femmes restent encore largement invisibilisées dans la musique. Les événements spéciaux le 8 mars ne compensent pas le fait d’être moins invitées en festival, moins playlistées le reste de l’année…
« Il y a beaucoup de travail à faire, et ce n’est pas parce qu’on parle d’égalité qu’on a atteint l’égalité.
Mais les choses avancent. Il y a quelques années, le hip-hop était encore un espace d’insécurité pour les femmes : quand un homme t’invite dans son studio à minuit, qu’un manager te propose un rendez-vous chez lui, tu n’y vas pas parce que tu sais que d’autres ont été agressées dans ces situations. Et du coup, tu rates des opportunités. Il fallait qu’on soit sur nos gardes en permanence.
Aujourd’hui, après #MeToo, les gars se permettent moins de commentaires, d’actions, ils hésitent davantage : on peut enfin s’imposer et dire ce qui ne va pas !
Et puis, il y a de plus en plus de femmes dans ce milieu, et de plus en plus de solidarité entre nous. On crée doucement un écosystème plus safe ! »
Cette solidarité, l’artiste la travaille avec sa communauté sur Instagram, où de nombreuses professionnelles en tout genre viennent participer à ses Pussy Talk mais aussi dans ses morceaux où elle cultive la richesse de ses influences musicales et culturelles.
Son album In Power porte bien son nom, et aborde avec puissance des thématiques telles que la sexualité, la liberté, ou la fierté, sans compromis.
Retrouvez l’album In Power sur Spotify
Retrouvez l’album In Power sur Deezer
À lire aussi : Une rappeuse n°1 des tendances sur YouTube, ENFIN !
Crédit Photo : Jon Verleysen, photographie fournie par Tracy De Sá
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