Si je prends la parole et décris mon vécu, ce n’est pas par « exhibitionnisme » ou volonté de me « victimiser » comme je l’entends parfois, dans le souffle du déni des violences racistes et antisémites, mais bien parce que je crois en la force du témoignage pour rendre compte de la systémie de ce fléau, par le bout humain. Parce que ce qui n’est pas dit ou pas entendu n’existe pas, la prise de parole devient le point de départ d’une prise de conscience potentielle.
La « racialisation » juive
L’antisémitisme est un racisme, même s’il en déborde la définition en cela notamment qu’il est beaucoup plus ancien que les racismes se structurant dans le courant du 19ème siècle sur des bases pseudo-scientifiques. Comme tout système raciste, il a des incidences très concrètes dans le quotidien des personnes le subissant. En sciences sociales, on parle de processus de « racialisation », qui « produit des catégories, qui altérisent et minorisent ».
Comme Juive évoluant dans un contexte où l’antisémitisme est prégnant, je suis assignée à la catégorie de l’« Autre », à certaines postures, comportements, réflexes de survie. Albert Memmi écrit : « La judéité est toujours malaisée […] honteuse ou revendiquée, persécutée ou glorieuse, elle ne peut être que torturée », une pensée qui résonne puissamment et énonce l’ambivalence et l’étrangeté de l’« être » juif, produit d’un processus d’altérisation plurimillénaire.
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Dans ma vie militante autour des questions liées à l’antisémitisme, ce qui m’a toujours frappé est le manque de connaissance du grand public autour de ce que représente l’antisémitisme dans le quotidien des personnes juives. Il existe une fausse croyance que ce racisme particulier serait moins à l’œuvre que d’autres racismes et qu’il aurait perdu de sa force opérante après la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, en France, les Juifs représentent 0,7% de la population et regroupent à eux seuls le tiers des actes racistes.
« Je suis devenue juive à l’âge de 9 ans »
Le processus d’altérisation débute par un événement originel. La fois première où l’on prend conscience que notre existence est disruptive, que l’on paye sa différence. Je suis devenue juive à l’âge de 9 ans, baptisée dans un moment charnière. Une camarade de classe s’adresse en ces termes à une autre qui échange avec moi ses autocollants Panini d’un album de la Belle et la Bête : « il ne faut pas jouer avec Illana, c’est une sale juive ». Moi, gamine, ayant une vie pourtant très juive à la maison, je découvrais ma judéité dans le regard extérieur hostile, comme marquée au fer rouge. Non pas que cette haine seule venait définir qui j’étais, mais elle entamait funestement sa part de ma construction identitaire.
« Elle est jolie mais elle est juive »
Et ce processus s’est poursuivi inlassablement tout au long de ma vie. Sans exhaustivité, je vous en livre quelques moments. J’ai 12 ans, un surveillant de mon collège balance : « Attali (mon nom de « jeune fille ») ? C’est un nom de juif ça, comme le magnat du fric Jacques, pourquoi t’es dans une école publique, il y a des écoles pour les Juifs ». J’ai 17 ans, je prends le RER A depuis ma banlieue avec une amie pour aller faire du shopping à Châtelet quand deux jeunes hommes repèrent l’étoile de David pendu à mon cou, celle que ma mère me demandait constamment de rentrer sous mon pull lorsque je sortais. Ils nous poussent, nous insultent, agrippent ma chaine et manquent de l’arracher, je hurle et sors de la rame en tirant le bras de mon amie, le cœur battant, les larmes aux yeux. J’ai 22 ans, lors d’une soirée, un groupe de mecs soutient mordicus que la séquestration et l’assassinat d’Ilan Halimi n’étaient pas liés à un quelconque antisémitisme, mais à du banditisme lambda. J’ai 23 ans, je suis en boite de nuit et un jeune homme avec qui je danse coupe nette la conversation lorsqu’il apprend qu’Illana est un prénom hébraïque et non russophone. Je l’entends plus tard dire à son ami « elle est jolie mais elle est juive ».
J’ai 24 ans, après avoir couché avec un garçon, il me dit goguenard « Je n’avais jamais couché avec une juive, c’est vraiment comme j’imaginais ». L’antisémitisme vécu, c’est aussi toutes ces fois où j’ai caché ma judéité de peur de représailles potentielles, c’est le sentiment de solitude et de terreur à chaque meurtre d’un Juif parce que Juif, c’est demander à mon frère de retirer sa kippa sur le chemin du retour de la synagogue parce que trop de tes potes se sont fait agresser en de telles circonstances, c’est entendre inlassablement des commentaires sur la fantasmée richesse ou influence des Juifs dans les sphères de pouvoir.
Être Juif, c’est beaucoup de choses, des choses lumineuses, de l’ordre de la construction positive, de la chaleur communautaire et familiale, mais c’est aussi vivre l’antisémitisme, craindre de vivre l’antisémitisme et se comporter en fonction de ces réalités.
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Les Commentaires
On a tendance parfois a les mettre l'une contre l'autre, parce qu'il existe dans les 2 communautés des gens qui (malheureusement) sont antisémites ou islamophobes...
On les oppose aussi par rapport au conflit Israel-Palestine présent depuis plus d'un demi siècle
Je me suis reconnue en grande partie dans ce joli texte écrit par Illona, alors que je ne suis pas juive mais musulmane française... les mêmes regards, les mêmes insultes, les mêmes recommandations des parents à l'encontre de leurs enfants quand ils sortent pour ne pas se faire agresser...