Edit du 04/07/2013 : l’armée a destitué le président Mohamed Morsi et annoncé la feuille de route qui sera observée jusqu’à la convocation de nouvelles élections.
Place Tahrir, juillet 2011.
Les espoirs du Printemps Arabe à l’épreuve des urnes
Au lendemain du Printemps Arabe, qui avait soufflé un vent de réforme sur le Moyen-Orient, l’Égypte avait porté au pouvoir le candidat des Frères Musulmans, Mohamed Morsi.
L’élection a été marquée par une forte abstention (50%). Après le tumulte des révolutions arabes, la majorité aspirait à un retour au calme, ce qui explique en partie le choix « par défaut » de ce candidat conservateur.
Mais au jour anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Morsi (30 juin 2012), des millions d’Égyptien-ne-s ont manifesté leur désaccord avec la politique du Président. L’opposition s’est faite de plus en plus virulente depuis que le pouvoir en place a poussé une réforme constitutionnelle en octobre 2012.
Cette réforme octroie l’immunité judiciaire et des pouvoirs exceptionnels à Morsi, l’autorisant à prendre les mesures nécessaires pour « protéger la révolution » (c’est-à-dire « les révolutions arabes » du printemps 2011).
Cette réforme constitutionnelle a été vivement critiquée. On accuse notamment Morsi et les Frères Musulmans de « confisquer » la révolution, craignant que ces pouvoirs exceptionnels ne s’apparentent à un retour vers la dictature.
Un an après, les réformes se font attendre
Alors qu’un an après l’élection de Morsi et plus de 6 mois après la réforme constitutionnelle tant critiquée, le Président n’a pas tenu ses promesses, les Égyptien-ne-s réclament sa démission. Lundi soir, l’armée lui a lancé un ultimatum, qui expire ce soir, mercredi 3 juillet 2013.
La situation se tend d’heure en heure, Charles Enderlin, le correspondant de France 2, annonçait sur Twitter à 15h27 que l’armée prenait le contrôle du siège de la télévision.
Cependant, le régime bénéficie du soutien d’une partie de la population, qui manifeste à son tour en faveur du maintien au pouvoir de Mohamed Morsi.
Interview d’un journaliste au Caire
Mohamed, journaliste pour Hoqook et présent au Caire, a accepté de répondre à mes questions sur la situation en Égypte.
On parle du plus grand mouvement de protestation de l’histoire de l’Égypte. Qui manifeste ? Le mouvement est-il intergénérationnel (ou a-t-on majoritairement les jeunes anti-Morsi et les classes plus âgées pro-Morsi) ? Le mouvement est-il universel (ou a-t-on majoritairement les classes populaires et les pauvres VS la classe dominante, dirigeante, aisée) ?
Le mouvement est intergénérationnel et traverse toutes les classes sociales de l’Égypte. J’ai assisté plusieurs fois aux manifestations et il y avait toutes sortes de gens. Des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes – il y avait même beaucoup de personnes visiblement handicapées qui ont pris part aux manifestations contre Morsi.
Il est trop réducteur à ce stade de ramener ces mouvements à deux pôles qui s’opposent. Je n’ai pas encore eu l’occasion de voir les manifestations en faveur du Président moi-même mais j’ai des amis qui y participent et ils sont jeunes. La question du soutien au gouvernement actuel est très complexe.
Vu d’ici, on dirait qu’il s’agit uniquement de déstituer Morsi. Y a-t-il d’autres revendications plus précises ?
Ce n’est pas aussi simple que cela. Je dirais que même si le premier but c’est bien sûr de déstituer Morsi, le mouvement Tamarod (les rebelles), qui a initié les manifestations en rassemblant plusieurs millions de signatures, a quelques points clés pour assurer une transition politique jusqu’aux nouvelles élections présidentielles et parlementaires.
À côté de ça, il y a tout un ensemble de revendications révolutionnaires qui datent de 2011 et qui n’ont toujours pas été prises en compte, dont la dignité humaine, la justice sociale et également le progrès démocratique.
Même si les élections de l’année dernière étaient démocratiques, le système politique égyptien ne l’est pas. C’est pour cette raison que l’on reproche à Morsi de ne pas avoir favorisé une diversité politique, essentielle au fonctionnement de la démocratie. C’était une revendication de la révolution.
Il a au contraire, marginalisé les minoritaires, nommé des islamistes à plusieurs postes gouvernementaux, et a émis un décret lui conférant des pouvoirs presque illimités. Selon moi le problème c’est qu’il y a malheureusement chez une grande partie de la population une certaine ignorance par rapport au sens et à la nature de la démocratie. Les Islamistes ont pensé que la démocratie, ce sont des élections, mais ils n’étaient pas prêts à une culture du compromis permanent.
L’armée a lancé lundi soir un ultimatum à Mohammed Morsi : il a 48h pour quitter le pouvoir… L’armée se prépare-t-elle à faire un coup d’État ? Défend-elle l’héritage du Printemps Arabe ou a-t-elle son propre programme ?
Ce qui est sûr c’est que l’armée ne défend surtout pas l’héritage du Printemps Arabe – elle ne défend aucun intérêt à part les siens. L’armée égyptienne est une instance isolée et opportuniste qui agit dans l’ombre de la société et de la politique égyptienne. Elle a intérêt à la stabilité parce qu’elle en tire profit.
Elle préfère ne pas se mêler de la gouvernance complexe de l’Égypte. Cela s’est notamment vu lors de l’échec du SCAF [Conseil Suprême des Forces Armées, NDLR] pendant la période de transition [entre Mubarak et Morsi, NDLR]. Sous la transition militaire, les atteintes aux droits de l’homme étaient les mêmes que sous le règne de Mubarak.
Mais cela ne veut pas dire tout est perdu pour l’Égypte si l’armée aide le peuple à ce moment précis pour couper la tête du gouvernement. J’ai eu l’impression depuis 2011 que le peuple est beaucoup plus pragmatique qu’on ne le pense, notamment en Europe où il y a beaucoup de préjugés.
Je pense qu’une partie importante du mouvement révolutionnaire voit dans l’armée une sorte d’instrument pour assurer une transition politique, dans cette situation d’impasse. Car jusqu’à maintenant l’armée est quand même le seul acteur politique qui a effectivement passé le pouvoir à un gouvernement élu sans trop de complications.
Les Frères Musulmans fédèrent les soutiens à Mohammed Morsi, tandis que Tamarod (les rebelles) impulse les manifestations en faveur du changement de régime. Y a-t-il un risque de guerre civile selon toi ? (Il y a déjà eu 16 morts dans l’attaque d’un rassemblement pro-Morsi au Caire)
C’est une question à laquelle je ne peux absolument pas répondre. Il y a beaucoup de conflits politiques, culturels et confessionnels à ce stade-là. Et la rhétorique des différentes branches islamistes, notamment des plus extrémistes comme par exemple de la Gama’a Al-Islamiya (un mouvement jihadiste) a été très violente même avant le début des manifestations.
Les événements de l’université du Caire [lieu de la manifestation pro-Morsi, NDLR] ont été horribles et très violents. Mais je pense quand même qu’il faut faire une différence nette. Les Frères Musulmans, contrairement à leur réputation, ne soutiennent pas tous la violence contre leurs compatriotes égyptiens.
Ce ne sont pas tous des extrémistes qui vont sortir dans les rues pour tuer les opposants. Les Frères Musulmans représentent pour beaucoup de personnes un mouvement populaire et solidaire qui s’est toujours occupé des pauvres quand personne ne le faisait – c’est-à-dire surtout pendant le règne de Mubarak.
C’est pour cette raison que beaucoup de personnes ont cru que l’Islam pouvait finalement apporter des améliorations à la vie en Égypte. De la justice, de l’égalité, de la fraternité. Ces gens-là vont sans doute être frustrés et désespérés après ces vastes masses révolutionnaires dans les rues.
Par contre, ce qui donne espoir c’est qu’il y a un esprit d’unité nationale très développé en Égypte. Souvent les gens disent qu’ils ne peuvent pas s’imaginer une guerre civile parce que : « À la fin du jour, nous sommes tous des frères, tous des Égyptiens ». De plus, il ne faut pas oublier que divers mouvements, comme les salafistes, ont déjà rejoint le mouvement révolutionnaire.
Marwan Chahine, correspondant pour Libération, semblait plus pessimiste sur cette question sur le live chat de Libé, à 15h30.
L’ONG Human Rights Watch déplore plus d’une centaine d’agressions sexuelles commises contre des femmes, place Tahrir, en marge des manifestations contre Morsi. Ces agressions (et les « tests de virginité ») sont-elles des cas isolés (mais nombreux) ou s’agit-il véritablement d’un moyen volontaire et assumé de dissuader les femmes qui manifestent, « un acte de guerre » ?
Je dirais ni l’un ni l’autre. Il faut prendre en compte le fait que les femmes qui ont manifesté et qui ont été agressées et violées ont manifesté du côté révolutionnaire plutôt libéral. Du côté pro-Morsi, il n’y avait presque pas de femmes.
Je pense que le problème des femmes en Égypte est détaché de cette question précise, si Morsi va rester président et si les islamistes vont rester au gouvernement. Il est plutôt clair que ce sont des gangs organisés qui exploitent la situation de confusion lors des manifestations.
Mais j’ai vu à plusieurs occasions des vingtaines d’hommes créant des cercles pour protéger les femmes qui se trouvent au milieu et leur donner la possibilité de faire entendre leur voix librement et sans entrave. Il y a plusieurs groupes féministes qui aident à protéger les femmes d’harcèlements et de viols.
Tout ceci montre qu’il y a une volonté de faire face à ces abus brutaux. Mais bien sûr, la simple présence de tels actes de violence envers les femmes montre qu’il y a un immense conflit des genres dans la société égyptienne. Il est omniprésent dans la vie quotidienne.
La révolution égyptienne était un mouvement de rébellion contre toutes sortes d’oppression, dont celle des femmes. Je dirais même que l’Égypte ne va jamais être une société vraiment cohérente socialement, culturellement, politiquement, ni même économiquement fertile, si la séparation sociale violente entre hommes et femmes n’est pas abolie et remplacée par une idéologie plus flexible.
Est-ce que les femmes ont quelque chose à « gagner » dans ce conflit ?
Comme la situation post-révolution égyptienne est une guerre de tranchées des différentes idéologies, elle est aussi une guerre de tranchées des sexes. La révolution elle-même est féministe parce qu’elle fait front face à une structure statique, non-flexible, patriarcale qui impose un pouvoir sur toute la population.
La révolution revendique la démocratisation et une meilleure hétérogénéité au sein de la société — c’est-à-dire l’acceptation de la diversité humaine dans la société égyptienne. C’est un processus en cours, et il continuera après Morsi.
— Merci à Mohamed pour ses réponses.
J’ai posé la même question au correspondant de Libération, Marwan Chahine :
Le général Al-Sissi est l’actuel ministre de la Défense. Selon le journaliste, le général a rencontré aujourd’hui le chef de l’opposition Mohammed El Baradei. Il ajoute « certaines rumeurs font état de la mise en place d’un gouvernement dont il [Al-Sissi] serait à la tête ».
Les transitions politiques prennent du temps. Entre la révolution française de 1789 et l’avènement d’un régime républicain stable, la France est passée par le Directoire, l’Empire, la Monarchie Constitutionnelle, en plus d’un demi-siècle.
Il faudra peut être encore quelques années à l’Égypte pour que la démocratie y prenne racine. À l’échelle de l’Histoire, la transition sociale et politique à l’oeuvre dans ce pays est, et restera, une véritable révolution.
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Les Commentaires
Sujet très intéressant, j'étais particulièrement peu informée. Merci