Jérémie Fontanieu a 25 ans, il est professeur agrégé de sciences économiques et sociales au lycée Delacroix de Drancy, et il est en train d’emmener sa classe de Terminale vers un objectif de 100% de réussite au baccalauréat.
Où est l’exploit ? Dans l’historique des statistiques de ce lycée : à Drancy, dans le « 9-3 » comme il le dit lui-même, le taux de réussite au bac ES est de 70%, contre 91,5 % pour la moyenne nationale en 2013.
Un tiers des élèves redouble ou quitte le lycée sans le bac, et nombreux sont ceux qui l’obtiennent de justesse, pour aller ensuite échouer en fac, le seul débouché possible pour ceux dont les dossiers médiocres ne permettent pas d’alternative.
Drancy, c’est « une banlieue difficile », cet univers qui nourrit les fantasmes médiatiques, à grands renforts de territoires abandonnées, et de « zones de non droit ». Mais Jérémie Fontanieu a demandé à être affecté dans le 93, pas impressionné par le constat désatreux de l’école en banlieue.
Dans Les enseignants victimes de l’abandon des banlieues, Sophie Audoubert en parlait de cette façon :
« Même si l’on en sort brillamment, trop de portes restent fermées lorsque l’on vient de Saint-Denis ou de Sarcelles. Pire, et j’insiste, bien des jeunes de banlieues ont intégré […] qu’aucune chance ne leur sera donnée, et n’essaient plus.
Ils se vivent comme extra-sociaux, ils existent dans un non-lieu aride qui les condamne à végéter et ne songent même pas à devenir des acteurs de la politique, entendue au sens premier. »
Jérémie Fontanieu est parti officier comme prof dans cette banlieue sans ambition révolutionnaire, ni recette miracle. Son secret ? Pragmatisme et réalisme. Et une bienveillance totale envers ces jeunes qu’il admire et adore.
« Dès le début, je me suis planté ! »
Lors de sa première année d’enseignement, en 2011-2012, la bienveillance avait clairement pris le dessus sur l’autorité. Il n’a jamais réussi à obtenir de ses élèves le respect en tant que professeur :
« J’ai commencé à faire des blagues dès le premier jour – dès le début, je me suis planté ! »
À la rentrée 2012, il opère un changement de méthode, sans changer d’objectif : emmener ces jeunes vers la réussite, avec toujours, un profond respect et une affection sincère pour eux.
La meilleure définition de la « méthode Fontanieu », ce sont ses élèves qui l’ont donnée. Sur la carte de remerciement traditionnellement laissé à leur prof avant les vacances, ils ont écrit l’année dernière « merci d’avoir cru en nous ».
« Merci d’avoir cru en nous »
Et si c’était aussi simple que ça ? Ne pas accepter le constat d’échec comme une fatalité, mais en analyser les raisons, s’attaquer aux facteurs sur lesquels on peut avoir une influence. Le manque de travail, ce n’est pas un secret, sauf que ces jeunes le paient plus cher que d’autres.
Le manque d’ouverture culturelle, l’école peut y remédier : avec des classes disciplinées et des élèves motivés, les sorties scolaires apportent une valeur ajoutée très importante à ceux qui quittent rarement leur banlieue, même s’il s’agit tout simplement de visiter un prestigieux lycée parisien.
Croire au potentiel de ces jeunes, c’est une évidence pour le jeune prof, amateur de culture hip hop : « je suis attaché à ces gamins, ils sont street, ils sont trop beaux. »
Et concrètement, comment ce prof si jeune qu’on le confond facilement avec un lycéen est-il en passe de défier les statistiques ?
Pur pragmatisme
C’est par pur pragmatisme qu’il a opté pour une approche disciplinaire rigoureuse, assure-t-il :
« Je n’ai aucune idéologie, je ne défends aucun principe. Je ne suis pas porteur d’un courant de pensée, je n’ai rien lu en sciences de l’éducation – ce qui est flippant d’ailleurs quand on y pense ! Je suis hyper pragmatique. »
L’enseignement n’était pas une vocation, affirme-t-il. Ce jeune diplômé de sciences po Lille a passé l’agrégation de sciences sociales pour pouvoir gagner sa vie tout en poursuivant une thèse en philosophie morale. Ce domaine de recherche étant fort peu rémunérateur, il est entré dans la fonction publique.
Mais s’il n’est pas arrivé dans l’éducation nationale avec l’ambition de révolutionner les méthodes d’enseignement, c’est pourtant une petite révolution qui est en train de se produire au lycée Delacroix de Drancy.
Enrayer le déterminisme social grâce à l’école
« J’avais lu Bourdieu et toute la sociologie de l’éducation. En gros, le système scolaire reproduit les inégalités : 50% des fils d’ouvriers ont le bac, si on prend les enseignants, c’est 90%. Les écarts scolaires apparaissent dès la classe de CP (la première année de la scolarisation obligatoire) et ne cessent d’augmenter.
La méritocratie républicaine n’a jamais existé ! Même à l’époque de Jules Ferry, c’était un mythe, la vérité c’est qu’il y avait 5% des élèves qui passaient le baccalauréat.
Depuis les années 80, on démocratise. Le taux de bacheliers qui était à 10% en 1960 est passé à 70% aujourd’hui. Mais l’école ne s’est pas adaptée ! À Drancy, les élèves ont à peu près leur bac mais c’est à l’arrache.
Il n’y a pas de véritable égalité des chances, parce qu’après, ça décroche dans les classes préparatoires ou à la fac, et c’est ce qui fait qu’il n’y a pas un seul ouvrier devenu député, la honte !
La reproduction sociale existe, les enquêtes PISA nous mettent la misère tous les ans. La question essentielle pour nous c’est : comment faire pour changer les choses ? Nous, on incarne le truc. Ces gamins l’incarnent. »
Quand j’arrive en seconde, il y a déjà eu énormément de tri. Quand tu lis Bourdieu, que tu regardes les statistiques ou les enquêtes PISA, tu te dis : « à quoi je vais servir au lycée ? »
Pourtant, les élèves ne sont pas démissionnaires. Ils viennent en cours, ils sont attentifs, ils ont intégré qu’ils étaient là pour travailler… Mais ils ne travaillent pas, ils ne relisent pas leurs cours. « J’étais pareil à leur âge » confesse le professeur.
Le manque de motivation n’est pas uniquement le fait de la fainéantise. Pour réussir leur scolarité, ces jeunes ne doivent pas seulement vaincre la paresse, ils doivent surtout dépasser le déterminisme social, le sentiment d’être condamné à l’échec par leur statut de « banlieusard ».
« Très vite, tu vois que Bourdieu a raison. On voit les écarts de niveaux sur les enfants qui viennent de milieux socio-culturels différents. »
L’école républicaine est une chance pour ces enfants, d’autant plus précieuse qu’ils n’ont souvent aucun autre recours. Mais Jérémie Fontanieu insiste sur ce point : c’est une chance, pas un dû.
« L’école ne vous doit rien. L’école est une main tendue vers vous. Vous ne crachez pas dans la main qui vous est tendue. À la limite, vous nous remercierez dans dix ans – mais je ne veux pas qu’ils aient de la reconnaissance, je ne leur dis pas « sois reconnaissant ! »
Je leur tends la main, à eux de la prendre, c’est tout. Le but ? Changer le rapport de consommateur qu’ont les élèves – que j’avais aussi – avec l’école aujourd’hui. « j’espère que le prof va pas trop me casser les couilles aujourd’hui », ça, c’est de la consommation : « j’espère que le cours va ME convenir ». Ça ne marche pas comme ça. Tu prends ce qu’on te donne, point. »
Pas de rattrapage
Le problème des élèves dans ces territoires relégués, c’est qu’ils n’auront pas de deuxième chance s’ils ratent celle que leur apporte l’école. Jérémie Fontanieu fait le parallèle avec sa propre expérience, lui qui est également « banlieusard », mais pas de la même banlieue.
Issu d’un milieu social favorisé, il a lui-même été un de ces élèves désintéressés par l’école, méprisant envers ses professeurs :
« J’ai pu m’en sortir par ailleurs, sans trop travailler. J’étais un petit con, je manquais de respect envers les profs. Après le bac, je voulais rentrer à sciences po, je me suis pris la réalité dans la figure, mes parents m’ont payé une prépa privée.
Ces gamins-là ne pourront jamais faire ça ! Ils n’auront pas de deuxième chance. »
Pour ces jeunes déjà relégués, l’enjeu est de rester dans la compétition et faire jeu égal avec tous les autres.
Rigueur et régularité…
Au lieu de chercher à « mettre à l’aise », à détendre l’atmosphère, le jeune prof donne le ton dès le premier jour. La consigne est simple : il faut relire son cours tous les soirs. Ça représente 45 minutes par jour, ce n’est pas la mer à boire.
Jérémie Fontanieu ne donne jamais de devoirs écrits, pour ne pas accroître les inégalités entre ceux qui peuvent se faire aider et les autres. Mais lire le cours chaque soir est à la portée de tous :
« Ils sont en Terminale ES. Les sciences éco, c’est leur matière principale. S’ils ne sont pas capables d’y consacrer 45 minutes par jour, qu’est-ce que ça veut dire pour les autres matières ? 15 minutes en maths ? Alors que la matière a un coefficient 5 au bac ?»
Pour vérifier que le cours est relu et assimilé, les élèves sont évalués chaque semaine par un QCM. La notation est sévère (des points en moins sur 10 à chaque erreur), et sanctionne l’absence de régularité.
Un exemple de QCM des Terminales ES
Ceux qui bachotent la veille du contrôle n’ont pas assimilé correctement les notions, et commettent davantage d’erreurs. En début d’année, la moitié des élèves subissent un, deux, trois 0/10 aux premiers QCMs.
Mais en respectant la consigne de régularité, les élèves constatent eux-mêmes leur progression : les notes s’améliorent, jusqu’à une moyenne de classe supérieure à 16/20 en fin d’année. Comme quoi, c’est possible, il suffit de travailler régulièrement…
… et récompense
La rigueur disciplinaire n’empêche pas de forger une véritable équipe, ni de créer des liens. Jérémie Fontanieu emmène quelque fois sa classe en sorties, et fait venir des intervenants extérieurs. La classe a pu, par exemple, aller à la Fête de l’Huma ou encore visiter l’Unesco, et y rencontrer le prix Nobel de la paix, Muhammad Yunus.
Le directeur de Sciences Po Lille Pierre Mathiot, le rappeur Disiz la Peste et l’actrice Nawell Madani ont également rendu visite aux éleves à Drancy, histoire de proposer des modèles de réussite auxquels ces jeunes puissent s’identifier.
Et la réussite ne repose pas uniquement sur le travail individuel, même si c’est la base pour ces ados qui admettent volontiers « ne rien foutre ». Le jeune prof retourne et utilise à son avantage la contrainte du nombre : avec 35 élèves en Terminale, difficile d’offrir un suivi personnalisé à chaque élève. Qu’à cela ne tienne, il met en place une dynamique d’équipe, la « Team TES2 ».
« Le magazine de l’élite », rédigé par la TeamTES2
Il n’hésite pas à solliciter les autres membres de l’équipe pédagogique pour renforcer l’encadrement des élèves, et à impliquer également les parents.
Un cercle vertueux
Car malgré le rythme hebdomadaire des évaluations, certains ne se mettent toujours pas au travail. Le professeur avait prévenu, il met alors ses menaces à exécution :
« J’ai prévenu que j’appellerai les parents de ceux qui n’auraient toujours pas la moyenne aux QCM après les vacances de la Toussaint [l’année dernière].
Au premier QCM, les résultats n’étaient pas meilleurs. Il a fallu que j’appelle un bon tiers des parents ! »
Il n’avait pas le choix : annoncer une punition sans la mettre à exécution aurait porté un coup fatal à sa crédibilité.
La première fois qu’il joint les parents d’élèves, c’est la voix tremblante… Allaient-ils accepter de travailler avec l’école ? Auraient-ils suffisamment confiance en l’équipe pédagogique ? La réponse dépasse les attentes. Tous les parents contactés réagissent avec enthousiasme, demandant à être de nouveau informés par le professeur de leur enfant, décidés à sanctionner si le travail n’est pas fourni. La confiance s’installe et les relations gagnent en qualité.
D’autres membres de l’équipe pédagogique commencent à partager les informations avec le professeur principal des Terminales ES2 : untel ne travaille pas, l’autre perturbe le cours… Les profs communiquent sur le comportement et les résultats sans attendre le conseil de classe, et Jérémie Fontanieu informe les parents par SMS, régulièrement.
Aux profs la mission d’expliquer, réexpliquer le cours, tenir la classe pour ne pas perdre les élèves, aux parents la responsabilité de maintenir la pression à la maison. Parents et professeurs partagent finalement la même ambition, celle de voir ces jeunes réussir et s’épanouir, devenir des adultes autonomes.
C’est grâce à ce suivi régulier, quasiment « en temps réel », que les élèves changent : dans l’attitude, dans le travail. La dynamique prend. À mesure que l’année avance, les élèves deviennent petit à petit les propres acteurs du mouvement : avec les SMS aux parents et les échanges avec les collègues, « Monsieur Fontanieu » n’a fait que les mettre sur la bonne voie.
« J’y mets un peu plus de moyens, mais il ne faut pas grand chose. Communication entre collègues, travail avec les parents. »
Expliquer les codes
Il ne manque en effet pas grand chose à ces jeunes pour égaler en réussite ceux d’autres lycées, hors des zones aux acronymes stigmatisants, qu’on changera à la prochaine politique publique de sauvetage.
Pourtant, ils n’ont pas besoin d’être « sauvés », ils ont simplement besoin que l’école républicaine tienne ses promesses d’égalité des chances. Il leur manque les codes que leur milieu social ne leur a pas permis d’acquérir.
« Mes cours de SES sont un prétexte pour un enseignement beaucoup plus large : donnez-vous les moyens, faites preuve de rigueur. La puissance vient d’eux. Il suffit de rien. Tu mets un cadre strict. Tu travailles avec les parents. Tu changes le regard des gamins.
Mon « système pédagogique », c’est un smartphone ! Je ne fais qu’envoyer des SMS aux collègues et parents, je gère aussi avec la page Facebook et le compte Twitter de la classe. Je m’en sers comme outil de management, pour poster des encouragements et des programmes de révision en SES comme dans les autres matières en coopération avec les collègues.
Facebook, un outil de management pour la TeamTES2
Mais je ne discute pas avec mes élèves sur Facebook. Je les appelle Monsieur et Madame, on se vouvoie, je ne suis pas leur pote. Ils peuvent envoyer des messages privés sur la page Facebook, mais ce n’est absolument pas mon compte personnel. Et pas à n’importe quelle heure, de même il y a des règles formelles à respecter, parce que dans la vie, il faudra respecter ces règles, se comporter comme ça, alors autant apprendre à le faire dès maintenant !»
Et les élèves en redemandent, parce que ça marche, parce qu’une fois les habitudes de travail installées, on prend goût à la satisfaction de réussir un contrôle, et bien au delà, de mieux comprendre l’actualité et le monde qui nous entoure. Surtout, ils réalisent qu’ils peuvent tous y arriver.
Le mot laissé sur le livre d’or, lors de la visite du ministère de la Justice à l’occasion des journées du patrimoine
Pari gagné ? Mais oui, pari gagné !
100% de réussite au bac, dans ce lycée qui stagne plutôt aux alentours de 70% en ES, le défi est de taille. Mais nul besoin d’attendre les résultats de l’examen pour savoir que le pari de la TeamTES2 est déjà gagné.
Même si l’objectif de 100% n’était pas atteint – mais on croise les doigts pour eux ! – , la marge de progression par rapport au taux de réussite moyen sera énorme. Et bien au delà des chiffres, ce qui compte avant tout, c’est la capacité de ces élèves à s’en sortir par la suite.
Avoir le bac n’est pas une finalité en soi, tout ce que l’on souhaite aux membres de la TeamTES2, c’est de continuer à croire en leur potentiel, de poursuivre leurs ambitions en dehors de la salle de classe.
Le prof de SES de Drancy ne leur a pas donné des ailes : ils en avaient déjà. Encore fallait-il qu’ils s’en convainquent, et surtout, qu’ils osent s’en servir.
Banlieusard, de Kery James. L’hymne de la TeamTES2 ?
Pour aller plus loin :
- Transmettre et apprendre, une émission de radio avec Jérémie Fontanieu, avec des interviews de ses élèves, sur RFI.
- Quand Kery James rencontre Pierre Bourdieu, les cahiers pédagogiques
- Jérémie Fontanieu, le jeune prof de Drancy à l’ancienne dont vous allez entendre parler, sur Slate
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