Madmoizelle. Le gouvernement a récemment dévoilé les grands axes du plan 2023-2027 de lutte contre les violences faites aux enfants. Ce plan est-il à la hauteur des préconisations que vous avez émises à la CIIVISE ?
Édouard Durand. Nous avons eu quelques informations concernant le plan, mais nous n’avons pas la totalité des mesures qui ont été annoncées. Le 27 octobre 2021, puis le 31 mars 2022, la CIIVISE a formulé plusieurs préconisations, notamment pour la protection des enfants victimes d’inceste. Le gouvernement s’est emparé de certaines des préconisations que nous avons formulées, tout particulièrement la campagne de sensibilisation et de prévention sur l’inceste, le repérage systématique des enfants, la proposition de loi Santiago soutenue par le gouvernement sur la suspension et le retrait de l’autorité parentale et la cellule de soutien pour les professionnels. Les autres préconisations ont vocation à être mises en œuvre aussi, donc nous espérons qu’elles seront incluses dans le plan.
Avez-vous le sentiment que le gouvernement et la société prennent davantage la mesure des violences sexuelles faites aux enfants, et en particulier de l’inceste ?
Édouard Durand. Je dirais qu’il y a une prise de conscience que les violences sexuelles faites aux enfants, et l’inceste notamment, sont une réalité massive et extrêmement grave. Le discours général sur les violences sexuelles faites aux enfants, et notamment sur l’inceste, a changé. On minimise moins l’ampleur de cette réalité et on la dénie moins. Mais ce que l’on peut dire, aussi, malheureusement, c’est que la protection de chaque enfant reste insuffisante. Donc l’écart augmente entre la conscience générale d’un problème réel et la mise en œuvre de la protection pour les enfants victimes. Et cet écart me préoccupe parce qu’il crée ce que j’appelle des injonctions paradoxales. Telles que celle qui est adressée à l’attention des enfants, d’une certaine manière : vous pouvez révéler les violences que vous subissez, mais ne nous parlez pas d’inceste, nous ne vous croirons pas. Celle qui est adressée à l’attention des mères : vous devez protéger vos enfants, mais si vous révélez l’inceste, vous serez accusée de mentir. Celle qui est adressée à l’attention des professionnels : vous devez signaler les enfants victimes, mais vous risquez des sanctions disciplinaires – je pense notamment aux médecins. On voit bien qu’il y a une insuffisance très grave du repérage des enfants victimes de violences sexuelles et une mise en œuvre trop aléatoire de la protection.
À quoi est due cette insuffisance du repérage des enfants victimes ?
Édouard Durand. Dans la pratique, elle est due à une absence de volonté collective institutionnelle affirmée d’une manière déterminée. Elle résulte aussi de l’absence ou de l’insuffisance du soutien aux professionnels par la formation, par la sécurisation et par la protection. C’est pourquoi la CIIVISE, dans ses conclusions intermédiaires du 31 mars 2022 sur l’axe du repérage, a fait deux premières préconisations qui sont le repérage par le questionnement systématique des enfants victimes et le repérage par le questionnement systématique des adultes ayant été victimes dans leur enfance.
Les préconisations venant tout de suite après les deux premières sont celles de soutien à apporter aux professionnels via la cellule de soutien. Un pédiatre dans son cabinet est en présence d’un enfant qui lui révèle l’inceste, il doit pouvoir appeler instantanément une cellule qui saura le sécuriser dans l’évaluation de la situation et dans la préparation et la rédaction du signalement. Cette absence de clarté génère de l’insécurité dans la protection contre les poursuites disciplinaires. C’est pourquoi la CIIVISE a aussi créé et publié un outil de formation des professionnels qui s’appelle Mélissa et les autres. Parce qu’il faut, dans sa pratique professionnelle, disposer des compétences et des moyens, et de la sécurité pour aller vers les enfants et pratiquer le repérage par le questionnement systématique.
Le repérage des enfants victimes est d’abord une affaire de volonté collective. Tout le monde dit, personne ne conteste, qu’il y a deux, trois, quatre, cinq enfants par classe qui sont ou ont été victimes de violences sexuelles, notamment d’inceste. Il ne suffit pas d’en prendre conscience comme d’une généralité. Il faut aller chercher ces enfants, les trouver, pour les mettre en sécurité.
Comment expliquer ce déni autour de l’inceste ?
Édouard Durand. C’est difficile de répondre à cette question parce que, évidemment, elle vient chercher les structures de la société en profondeur. Un premier niveau de réponse est que cette réalité, le viol des enfants, produit un effet de sidération, voire de peur. Et qu’il est plus commode de faire comme si ça n’existait pas. Il est plus commode de penser qu’un enfant ment ou exagère plutôt que de se représenter un enfant victime de violences sexuelles. Deuxième niveau de réponse, c’est que nous interposons entre l’enfant et la protection des principes fondamentaux que nous interprétons mal. Et que, au nom de ces principes mal interprétés, nous paralysons nos capacités de repérage et de protection.
C’est le cas, par exemple, du principe de la présomption d’innocence, très mal interprété, de manière totalement abusive. La présomption d’innocence n’a jamais été conçue par les humains pour générer un système d’impunité des agresseurs. Au nom de la présomption d’innocence, on cautionne un système qui laisse les agresseurs sexuels d’enfants dans un très grand niveau d’impunité.
Et le troisième niveau de réponse, je ne sais pas si je peux le dire, car je ne sais pas quelles références sont nécessaires – philosophiques, anthropologiques, sociologiques – en définitive, la société hésite entre interdire ou pas les violences sexuelles faites aux enfants. Et, de mon point de vue, c’est ce qui permet cet écart entre l’intention et la réalité.
En tant que co-président de la CIIVISE et juge des enfants, quel regard portez-vous sur le traitement judiciaire des violences intrafamiliales, et en particulier de l’inceste ?
Édouard Durand. Le traitement judiciaire des violences sexuelles faites aux enfants est l’un des quatre axes fondamentaux du travail de la CIIVISE. Ces crimes et délits sont avant tout une transgression extrêmement grave de la loi pénale et ils doivent être sanctionnés à la mesure de la gravité de cette transgression. 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, et les faits révélés aux forces de sécurité intérieure et à l’autorité judiciaire sont très inférieurs au nombre de faits réels. 73 % des plaintes déposées pour des violences sexuelles faites à des enfants font l’objet d’un classement sans suite ; seuls 7 % des mis en cause sont condamnés. Dorothée Dussy [autrice de Le Berceau des Dominations, éd. La Discussion, 2013, ndlr] dit que ce système a pour fonction de transformer un crime en « non-crime ». C’est extrêmement grave et les témoignages que la CIIVISE reçoit depuis bientôt deux ans confirment le très net sentiment d’injustice éprouvé par les adultes qui ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. Donc il faut absolument renforcer nos capacités pour lutter contre l’impunité des agresseurs. Pour cela, il y a des techniques, des dispositifs, une législation à adapter à cette ambition. Au bout du compte, il s’agit de prendre davantage au sérieux la parole des enfants qui révèlent des violences alors qu’elle est contestée par anticipation.
Et le principe de la protection des enfants n’est en rien contraire à la présomption d’innocence. Ce n’est que par une mauvaise interprétation de la présomption d’innocence qu’on les oppose. Et même s’ils étaient opposés, il serait déraisonnable de prendre le risque d’envoyer un enfant chez son agresseur. C’est pourtant le risque que la société préfère courir.
Vous avez justement préconisé de suspendre automatiquement l’autorité parentale du père s’il est mis en cause par la justice pour des violences sexuelles incestueuses. Pourquoi une telle frilosité à mettre en œuvre cette mesure ?
Édouard Durand. Sans doute pour la raison que vous avez dite, que nous articulons mal le principe de la présomption d’innocence et l’exigence de protéger les enfants victimes de violences sexuelles. Nous avons préconisé que l’exercice de l’autorité parentale et le droit de visite et d’hébergement du parent faisant l’objet de poursuites pénales pour des faits d’inceste soient suspendues automatiquement. C’est-à-dire dans les cas où le procureur de la République fait comparaître une personne devant un tribunal correctionnel ou dans les cas où un juge d’instruction a retenu contre un parent – le père le plus souvent – des éléments graves concordants qu’il a commis le délit ou le crime d’inceste. Dire que ceci est contraire à la présomption d’innocence est déraisonnable. Et il faudrait que la CIIVISE aille plus loin pour protéger l’enfant dès la révélation des violences. C’est à cette condition seulement que les enfants pourront être en sécurité et révéler les violences qu’ils subissent.
Que penser du recueil de la parole des enfants ? Est-il aujourd’hui réalisé dans des conditions optimales ?
Édouard Durand. Il faut reconnaître que des progrès réels ont été réalisés, particulièrement par les programmes de formation des militaires au sein de la gendarmerie nationale pour que les enquêteurs soient spécialisés au recueil de la parole de l’enfant qui dénonce des violences et sachent utiliser le protocole d’audition dit NICHD [National Institute of Child Health and Human Development, ndlr] et qui permet de traiter, quel que soit le métier, les violences faites aux enfants, les violences sexuelles en général ou les violences conjugales. Les violences de l’intime, les violences de la maison, exigent une très haute spécialisation. Et c’est vrai, au stade de l’enquête, la parole de l’enfant est insuffisamment prise au sérieux. Elle est même discréditée comme stratégie de défense. Les procédures, les règles sont fragiles face à ces stratégies de défense. Le recueil de la parole de l’enfant dans des conditions consensuelles telles que le protocole NICHD consolide cette parole, la rendant moins vulnérable aux moyens de défense inadaptés.
Le syndrome d’aliénation parentale (SAP) est-il encore souvent invoqué dans les décisions de justice ?
Édouard Durand. Le concept d’aliénation parentale est un concept particulièrement dangereux, qui a pour effet de cautionner le déni des violences sexuelles faites aux enfants, le déni de l’inceste, mais aussi le déni des violences conjugales et de toute violence faite à un enfant, puisqu’il conduit, dès lors qu’un enfant refuse de voir l’un de ses parents, dans un contexte de séparation, à discréditer par anticipation sa parole de l’enfant et celle de son parent protecteur – la mère le plus souvent – et à écarter l’hypothèse de violences. On m’a montré un enregistrement vidéo de Richard Gardner qui a inventé le concept d’aliénation parentale et qui dit explicitement, face caméra : si un enfant dit à sa mère ‘papa me viole’, la mère doit gifler son enfant. Si elle ne le fait pas, il faut l’arrêter. Ceux qui se réclament de ce concept se réclament de sa logique et de l’intention qui a présidé à sa création alors qu’il y a des raisons légitimes pour qu’un enfant refuse de voir un de ses parents. Et ces raisons sont l’alliance et le détachement. Le détachement est le processus psychique par lequel un enfant s’autorise à ne plus vouloir être en lien avec l’un de ses parents parce que ce parent lui fait peur et lui fait du mal. Le grand critère, c’est la violence. Donc, ce concept est extrêmement dangereux, car il conduit à mettre les mères dans une situation littéralement impossible. Soit elles se taisent quand leur enfant leur fait des révélations d’inceste et on les accuse de complicité ; soit elles demandent de la protection pour leur enfant et on les accuse de manipulation. Aujourd’hui, ce concept est moins utilisé explicitement, mais ses mécanismes le sont toujours. On va moins écrire les mots « aliénation parentale » mais on va continuer à disqualifier une mère en supposant qu’elle manipule les institutions, voire son enfant lui-même.
Quelles sont aujourd’hui les conséquences de l’utilisation du SAP, et de ses dérivés sur les décisions de justice ?
Édouard Durand. Les conséquences sont extrêmement graves puisque certaines mères sont même emprisonnées, que certains enfants font l’objet d’un placement à l’ASE, voire chez le parent que l’enfant a dénoncé comme son agresseur. Et, très souvent, le parent mis en cause – le père le plus souvent – continue d’être titulaire de l’exercice de l’autorité parentale, voire de rencontrer son enfant, y compris dans des visites médiatisées, ce qui fait que l’enfant ne peut pas être en sécurité physique et en tout état de cause, en sécurité psychique. Ce qui est extrêmement grave parce que le besoin de sécurité d’un enfant est primordial. Cette incapacité à faire le choix de la sécurité de l’enfant a des conséquences extrêmement graves sur son bien-être et sur son développement.
Le syndrome d’aliénation parentale est-il aussi évoqué dans le cas où le père dénonce les violences que subit son enfant ?
Édouard Durand. S’il y a un sous-entendu dans votre question, vous avez raison : ce concept est mobilisé en faveur des pères et en défaveur des mères. Dans sa conception, il a même été construit sur l’image d’une mère qui manipule son enfant. C’est donc une arme redoutable dans la main des violents conjugaux ou des pères incestueux. Et la pratique de la protection de l’enfance, en tant que juge des enfants depuis bientôt 20 ans, m’a conduit à constater que nous portons un regard très différent sur les pères et sur les mères.
Sur les mères, le regard professionnel est un regard extrêmement vigilant, suspicieux et souvent disqualifiant – en d’autres termes, il est très difficile d’être une bonne mère ou une mère suffisamment bonne quand on est face à des professionnels de la protection de l’enfance. Alors que le regard porté sur les pères est un regard très différent. On regarde s’ils sont présents ou absents. S’ils sont présents, on dit « c’est magnifique », s’ils sont absents, on en fait le reproche à la mère.
Les décisions de justice mobilisent aussi la notion de « conflit parental ». Constatez-vous, vous aussi, ce rapport au conflit ?
Édouard Durand. Oui, je suis tout à fait d’accord. La distinction conflit/violence est fondamentale et il faut que tous les professionnels arrivent à concevoir la différence entre les deux et, dans chaque situation, arriver à déterminer s’ils se trouvent dans une situation ou dans l’autre. Pour ma part, j’invite à distinguer ce que j’appelle les quatre registres de la conjugalité et de la parenté, plus exactement les quatre modèles de configuration conjugale ou parentale : l’entente, l’absence, le conflit et la violence. Le problème est que la société fait injonction aux parents de s’entendre au moment où c’est impossible : le moment où ils se séparent. Elle met donc en œuvre tout un tas de techniques pour contraindre les parents à s’entendre, au mépris de la réalité. De même qu’elle ne fait pas la distinction entre le conflit et la violence, et qu’elle risque de faire utiliser les outils qui sont appropriés à la résolution d’un conflit pour traiter d’une situation de violence, qu’elle soit incestueuse ou conjugale. En faisant cette confusion, on cautionne la stratégie de l’agresseur.
Ces outils de résolution de conflit sont-ils aussi utilisés, par exemple, par l’ASE, avec la médiation entre les deux parents ?
Édouard Durand. Tout ce qui est de l’ordre de la médiation, y compris pendant une audience ou pendant une réunion parents-prof dans une situation de violence, est une victimation institutionnelle parce qu’elle met sur le même plan l’agresseur et la victime en écartant la réalité ou l’hypothèse des violences. Et donc qu’elle empêche le parent victime d’être sujet de droit et qu’elle autorise le parent agresseur à perpétuer l’emprise.
Quelles sont les préconisations de la CIIVISE pour protéger le parent protecteur dénonçant des faits d’inceste ?
Édouard Durand. Ce qui doit être fait, c’est de réduire le nombre de classements sans suite pour aboutir à un traitement judiciaire plus protecteur de l’enfant, de son parent protecteur et de la loi elle-même. La CIIVISE a préconisé la suspension des poursuites pour non-représentation d’enfant dans les situations d’allégations de violence contre l’enfant. Il s’agit d’une préconisation qui a été instaurée par un décret du 23 novembre 2021, entré en vigueur le 7 février 2022, qui dispose que le procureur de la République ne peut poursuivre un parent pour non-représentation d’enfant tant qu’il n’a pas vérifié les allégations de violence contre l’enfant. Or, vérifier veut dire faire la vérité, donc un classement au motif « infraction insuffisamment caractérisée » ne peut constituer une vérification.
La nouvelle campagne de sensibilisation du gouvernement #BrisonsLeSilence incite les enfants à parler. Mais, est-ce suffisant, au regard de l’écoute réservée aujourd’hui à cette parole ?
Édouard Durand. Cette campagne de sensibilisation, la CIIVISE l’a demandée de longue date. C’est une nécessité ; la dernière campagne sur le sujet remonte à vingt ans. La CIIVISE l’a formulée dans un ensemble, il est très important, de comprendre qu’il s’agit d’une politique publique d’ensemble. La diffusion de cette campagne va conduire des enfants à révéler les violences qu’ils subissent. Elle va conduire des adultes protecteurs à alerter les institutions sur des enfants victimes de violences sexuelles, et notamment d’inceste. Elle va conduire des adultes à révéler les violences qu’ils ont subies dans leur enfance. Donc, je l’ai dit et je le redis, cette campagne est une promesse.
Mais, on ne peut pas dire simultanément : « nous vous invitons à révéler les violences que vous subissez » et classer les plaintes sans suite dans 70 % des cas. On ne peut pas dire : « révélez les violences que vous subissez ou que vous avez subies » sans dire « nous vous proposerons des soins spécialisés du psychotraumatisme ».
Pensez-vous que des prises de paroles de personnalités, comme Emmanuelle Béart et son documentaire « Un silence si bruyant » ont le pouvoir de faire bouger les lignes ?
Édouard Durand. Ces prises de parole sont cruciales. Ce sont des personnes que nous connaissons, que nous aimons, que nous respectons, des personnalités publiques qui, par leur art et leur engagement, sont devenues proches de nous. Ces personnes n’accaparent pas la parole, elles n’accaparent pas l’espace de pensée collective. Elles ouvrent un espace, y compris pour toutes les personnes qui n’auraient pas eu accès à la parole.
Quel avenir espérez-vous pour la CIIVISE ?
Édouard Durand. À ce jour, aucune réponse n’a été apportée à la demande de la CIIVISE, formulée dans l’avis du 12 juin 2023, Le Coût du déni, concernant le maintien de cette mission qui répond à un besoin vital, pour les victimes et la société. La commission connaîtra son sort le 20 novembre. Pour moi, son renouvellement est une évidence qui s’est imposée progressivement, parce que la CIIVISE répond à un besoin auquel aucune autre instance n’avait pensé à répondre jusqu’à présent, en proposant des politiques publiques de protection. Indissociablement, cela est positif pour tout le monde.
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