Le 5 août 2020
Petit par la taille, grand par le symbole. Le point médian continue à provoquer des réactions viscérales chez une partie de la population. Dernier exemple en date : l’appel au boycott, le 4 août 2020, de l’enseigne Cultura, qui a eu l’audace d’utiliser l’écriture inclusive.
#BoycottCultura, le point médian de la discorde
Ça aurait pu n’être qu’une réponse impertinente de community manager, c’est devenu tout autre chose. Voici l’objet du scandale :
Cette réponse du community manager de Cultura, à présent supprimée, a généré sur Twitter un mouvement de colère et un appel à boycotter l’enseigne, accusée de TRAHIR LA LANGUE FRANÇAISE (rien que ça) et d’embaucher des incompétents malpolis.
Sauf que, comme certaines personnes l’ont fait remarquer, des réactions similaires d’autres community managers défendant une forme d’égalité face à un client mécontent sont passées comme une lettre à la Poste. Ce tweet de Netflix a été cité, par exemple :
Mais pourquoi le point médian crispe-t-il autant les foules ?
Le point médian, un outil de l’écriture inclusive
Le point médian n’est qu’un des nombreux outils permettant d’avancer vers l’égalité dans le projet plus général qu’est l’écriture inclusive, qui vise à transmettre des valeurs d’égalité par le langage, notamment en allant à l’encontre de la règle arbitraire « le masculin l’emporte sur le féminin ». Éliane Viennot, professeuse émérite de littérature française et historienne des relations de pouvoir entre les sexes, explique à madmoiZelle :
Le point médian est simplement une amélioration des techniques d’abréviation existantes pour le français écrit.
Il y avait la parenthèse (« je vais boire un verre avec mes ami(e)s »), mais elle est connotée dans la langue française ; on met « entre parenthèses » les choses moins importantes, cela crée un plan différent. Donc des gens qui n’étaient pas satisfaits de cette abréviation ont tâtonné pour faire mieux.
On a essayé plusieurs choses : le trait d’union, le slash, le point classique… Le point médian est tout simplement le dernier candidat en date, et celui qui semble le meilleur, en attendant qu’on trouve autre chose !
Pourquoi le meilleur ? Parce qu’il n’est pas connoté, parce qu’il est discret, parce qu’il est insécable. Il permet d’écrire facilement deux mots ayant la même racine, mais des terminaisons différentes : « je vais boire un verre avec mes ami•es ».
Il faut bien comprendre que c’est juste une abréviation. Rien de plus. Comme toute abréviation, comme écrire « M. Dupont » au lieu de « Monsieur Dupont », le point médian sert à gagner du temps quand on écrit.
« Juste une abréviation »… qui génère des réactions viscérales et violentes.
Quand le point médian fâche
« Devant cette aberration « inclusive », la langue française se trouve désormais en péril mortel », selon l’Académie française
. « L’écriture inclusive est un cancer pour notre civilisation », d’après un certain Kevin.
Ou encore, ce pauvre point serait l’une des « attaques » portées à la langue française, selon une proposition de loi déposée le 28 juillet 2020 par neuf députés et députées, principalement du Rassemblement national, espérant « interdire l’usage de l’écriture inclusive par toute personne morale publique ou privée bénéficiant d’une subvention publique ».
Ce ne sont quelques-uns des exemples des angoisses générées par le point médian — car ce n’est pas d’écriture inclusive qu’on parle ici, mais uniquement du point médian !
Il y a, en effet, une belle ironie à voir cette proposition de loi anti-écriture inclusive commencer par « présentée par Mesdames et Messieurs… ». C’est-à-dire PAR DE L’ÉCRITURE INCLUSIVE !
Pourquoi le point médian crispe-t-il autant
Mais pourquoi tant de violence envers le point médian, peut-on se demander ? Éliane Viennot détaille :
Parce que la question du langage est symbolique.
Le point médian symbolise le fait que les inégalités existent toujours et que certaines personnes luttent pour les faire disparaître. Pour beaucoup de gens, les avancées vers l’égalité entre les genres sont floues, lointaines : ce sont des lois, des circulaires, on n’y comprend pas grand-chose et on ne s’y intéresse pas vraiment. Le point médian, il rend le sujet visible. D’un coup, on voit que derrière le texte, il y a une personne, que cette personne sait que le langage est sexiste et qu’elle essaie d’y remédier.
Le point médian révèle la fragilité du consensus sur l’égalité, qui est au final très superficiel. Car au fond, il y a beaucoup de gens qui ne sont pas VRAIMENT d’accord pour aller vers l’égalité, pas avec tout ce que ça implique.
L’égalité, ça n’implique pas seulement que les femmes peuvent voter et être des citoyennes. Ça implique qu’on va arrêter de leur mettre des mains aux fesses. Qu’on va arrêter de les embêter dans la rue. Qu’on va les laisser s’habiller comme elles veulent. Qu’on va mettre autant de femmes que d’hommes en politique. Et qu’on va se mettre à parler un autre langage.
Le point médian montre aux gens que c’est AUSSI ça l’égalité, qu’on n’a pas fini d’avancer, que plein de choses doivent encore changer.
Au-delà de ces considérations, il faut aussi se rappeler que la langue française est difficile, et qu’il y a plein de gens que ça énerve quand on leur dit qu’ils ont appris des sottises à l’école et qu’il faut changer les règles qu’on leur a enseignées. Ils ne veulent pas revenir sur leur apprentissage, c’est psychologique.
Sachant que :
- Les gens qui ne sont pas pour l’égalité sont majoritairement des hommes
- Les hommes ont plus de moyens de s’exprimer que les femmes (ils possèdent la majorité des médias, des maisons d’édition…)
- Les gens ont tendance à s’exprimer quand ils sont mécontents, pas quand ils sont satisfaits
Du coup, on entend beaucoup les gens qui n’aiment pas le point médian.
Le point médian, cheval de bataille de l’extrême-droite
Ce n’est pas un hasard si le point médian, à l’origine un simple élément dans la grande boîte à outils de l’écriture inclusive, est devenu aussi médiatisé. Éliane Viennot sait que ça n’a rien d’anodin :
Le point médian a été instrumentalisé par la droite et l’extrême-droite.
En mars 2017, Hatier a publié un manuel scolaire en écriture inclusive. Calme plat pendant des mois, jusqu’à l’automne : l’extrême-droite s’est emparée du sujet, La Manif Pour Tous s’est insurgée, Le Figaro en a fait un article…
Il y a une petite frange de la population qui ne veut absolument pas d’enseignements contre le sexisme à l’école. Ils ont réussi à faire campagne sur le point médian, en niant totalement le fait que le langage égalitaire va au-delà de ce petit caractère et peut tout à fait s’en passer. Ils sont parvenus à convaincre beaucoup de gens qui soit partagent leurs opinions politiques, soit n’ont pas réfléchi plus loin.
Ça a donné cette espèce de guerre stupide contre le point médian, vu comme « une exagération des féministes ». C’est compliqué de communiquer à ce sujet, d’expliquer que vraiment le point médian n’est pas si important.
L’écriture inclusive, au-delà du point médian
Comme le rappelle Éliane Viennot, et comme madmoiZelle l’expliquait déjà en 2018 après cinq ans d’écriture inclusive, il y a en effet mille façons d’utiliser un langage égalitaire en se passant du point médian.
Au-delà du fait qu’il crispe pas mal de monde, il faut rappeler que le point médian peut être un souci pour les personnes dyslexiques, pour les logiciels lisant les textes aux personnes malvoyantes… Il n’est pas si inclusif que ça s’il exclut des gens en situation de handicap !
Heureusement, il n’est jamais obligatoire. L’écriture inclusive, c’est aussi :
- Dire « Mesdames et messieurs », comme les députés d’extrême-droite, tiens !
- Utiliser l’accord de proximité : « Les garçons et les filles sont allées à la plage ».
- Utiliser l’accord de majorité : « Cinq filles et deux garçons sont allées à la plage ».
- Réfléchir à ses propres conceptions mentales : si on imagine UN avocat et UNE secrétaire, on peut challenger cette idée reçue en parlant d’une avocate imaginaire et de son secrétaire ! (L’employé, pas le meuble…)
- Alterner les genres, quand le texte le permet : sur madmoiZelle, par exemple, dans un article sur le sexe ou l’amour, on va souvent dire « avec ton mec » sur une ligne, « avec ta meuf » sur la suivante, afin d’inclure tout le monde sans écrire « avec ton mec ou ta meuf » à chaque fois.
Quelques ressources pour comprendre l’écriture inclusive
Éliane Viennot ne le nie pas : le point médian n’est pas toujours bien utilisé. Mais ce n’est pas de la faute du grand public.
Oui, j’ai vu passer des choses avec des points dans tous les sens, des dizaines de mots charcutés… Moi, ça me fait sourire, mais je sais que ça donne du grain à moudre aux gens anti-écriture inclusive qui crient au saccage de la langue française.
Il faut comprendre qu’aucun brevet, aucune règle officielle n’existe, donc on continue à tâtonner. En soi, ce serait le boulot de l’Académie française de se pencher sur des recommandations d’usage du point médian, mais bon, elle ne fait pas son boulot.
Faute de meilleure solution, faute d’autorité qui se saisisse de la question, eh bien ce sont les locuteurs et locutrices qui tâtonnent. Ce n’est pas une mauvaise chose, c’est juste que ça prend davantage de temps.
Il y a quelques usages qui se dessinent et commencent à faire consensus ; par exemple, selon moi, il ne faut pas utiliser deux points médians, et on ne peut pas couper tous les mots. « Commerçant•e » c’est correct, « heureu•x•se » non. Mais les gens ne sont pas tous linguistes, ils bricolent, c’est parfois satisfaisant et parfois non, mais ce n’est pas très grave.
Voici quelques ressources pour se former à l’utilisation de l’écriture inclusive et, si on le souhaite, du point médian :
- Les préconisations d’Éliane Viennot
- Son livre Le langage inclusif : pourquoi, comment
- Les consignes de la revue Sociologie du travail
En conclusion, serait bon de se rappeler, et de rappeler au plus grand nombre, que l’écriture inclusive est loin de se résumer au point médian et que prétendre le contraire, c’est rentrer tête la première dans la rhétorique anti-égalité de l’extrême-droite. Quand Emmanuel Macron entame un discours en disant « Français, Françaises », c’est inclusif et aucun dictionnaire ne prend feu sur le coup.
Laissons le mot de la fin à Éliane Viennot, qui est plutôt optimiste concernant l’avancée de l’écriture inclusive dans la société :
Les gens vont s’habituer, comme ils se sont habitués à d’autre changement.
Il ne faut pas oublier que le peuple, en vrai, il s’en fout. Le peuple ne dit pas « Madame le juge », car il respecte la langue française, et en français, on dit « Madame la juge », puisqu’on accorde au féminin. Ces règles de masculinisation, ce n’est pas du français : c’est le jargon d’une élite lettrée qui veut maintenir ses privilèges de genre et de classe.
La bonne nouvelle, c’est qu’en multipliant les ressources, en diffusant les informations, tout devient simple. Moi, j’enseigne l’écriture inclusive en trois heures de formation. Il suffit de ne pas laisser le débat aux fachos !
À lire aussi : La communauté Wikipédia dit non à l’écriture inclusive
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