Mise à jour du 27 octobre 2018 — Cet article et les débats houleux autour de l’écriture inclusive ont bientôt un an, mais les idées reçues et la caricature de cette façon d’aborder la langue écrite n’ont pas pris une ride.
Cette semaine dans BibliObs, David Caviglioli publie un texte qui se veut « en écriture inclusive » pour montrer que c’est lourd et illisible, bien entendu.
Problème : son texte n’est pas rédigé en écriture inclusive, il est rédigé intégralement au neutre. Une nuance de taille. Et pour la comprendre, je ne peux qu’inviter mes lecteurs et lectrices à poursuivre la lecture ci-dessous.
Promis, c’est lisible : voilà plus de 5 ans que mes articles sont rédigés ainsi, et je n’ai pas encore été pendue haut et court par l’Académie française.
Publié le 22 novembre 2017 — L’écriture inclusive fait couler beaucoup d’encre en ces dernières semaines de 2017, surtout depuis la publication, le 7 novembre, de la tribune signée par 314 profs qui s’engagent à ne plus enseigner que « le masculin l’emporte sur le féminin ».
J’ai regardé plusieurs débats télévisés, où le même raccourci était fait entre écriture inclusive et écriture épicène — par exemple, « tou•tes les directeur•ices sont convoqué•es », c’est de l’écriture épicène, l’un des outils utilisés pour pratiquer l’écriture inclusive.
Personnellement, ce n’est pas une forme que j’utilise. Je préfèrerais écrire : « toutes les directrices et les directeurs ont été convoqués ». Voilà une phrase en écriture inclusive, sans écriture épicène.
Sur madmoiZelle, je pratique l’écriture inclusive depuis 2012, suite à la publication de cet article de Lady Dylan : Guide du langage non sexiste.
Aujourd’hui, tous nos articles sont rédigés en écriture inclusive. Après 5 ans de pratique, qui a beaucoup évolué à l’épreuve du quotidien, j’ai été invitée à la table ronde organisée par Prenons La Une, un collectif engagé pour une meilleure représentation des femmes dans les médias.
Le replay de cette table ronde est disponible sur la page Facebook du collectif :
J’intervenais aux côtés de Marie Kirschen, rédactrice en chef de la revue lesbienne Well Well Well, Éliane Viennot, historienne et professeure de littérature française, et Muriel Gilbert, correctrice au Monde.
Cet article est l’occasion pour moi de développer davantage les leçons apprises au cours de ces 5 années de pratique.
Si vous souhaitez retrouver plus rapidement les passages du débat qui correspondent aux points que je développe ci-dessous, voici mes principales interventions dans la vidéo :
- À 7:52, Pourquoi pratiquer l’écriture inclusive sur madmoiZelle?
- À 35:00, Comment l’écriture inclusive est mise en pratique sur madmoiZelle
- À 42:00, Trop d’inclusivité tue l’inclusivité
- À 1:00:00, Interroger ses réflexes grâce à l’écriture inclusive
- À 1:15:00, Équilibrer le genre pour faire exister le féminin
Pourquoi pratiquer l’écriture inclusive sur madmoiZelle.com ?
C’est tout simplement une démarche logique. Le lectorat de madmoiZelle.com est majoritairement féminin.
Nous sommes bien entendu lues par quelques hommes également, notre lectorat n’est pas 100% féminin.
Or, selon les règles de la grammaire française, nous devrions alors parler de « nos lecteurs », quand bien même les hommes ne représentent qu’une minorité de notre lectorat.
Je devrais, lorsque je m’adresse à mon lectorat, écrire au masculin. C’est la règle. Sauf que l’application de cette règle crée une dissonance étrange !
C’est pourquoi je choisis plutôt d’appliquer une règle de majorité : je parle des lectrices de madmoiZelle, ça ne veut pas dire qu’il n’y a que des femmes, ça veut dire que le lectorat de madmoiZelle est majoritairement féminin.
Leçon n°1 : le féminin n’est pas exclusif
Un média féminin qui écrit au féminin, rien de révolutionnaire : la presse féminine le fait déjà, dans son ensemble. On retrouve un tic d’adresse comparable avec le « coucou les filles » des youtubeuses.
Mais pourquoi le féminin serait-il exclusif ? Je suis une femme, et j’ai toujours su me reconnaître dans une généralisation ou un nombre au masculin.
Je faisais partie des élèves appelés à l’examen, des employés de l’entreprise, des membres de l’équipe. Mon genre n’a pas besoin d’exister grammaticalement dans une phrase pour que je sois incluse dans ladite phrase.
Pourquoi la réciproque ne serait-elle pas vraie ? Les hommes seraient incapables de ce même exercice mental, à savoir s’identifier dans une phrase conjuguée au féminin ?
Ils seraient exclus de la foule, des nouvelles recrues, des parties prenantes ? Non, bien sûr. C’est juste qu’ils n’ont jamais été habitués à le faire, mais ils n’en sont pas incapables.
Un lecteur de madmoiZelle est une madmoiZelle. Autant qu’une lectrice de madmoiZelle est une madmoiZelle.
Leçon n°2 : l’accord de majorité est logique
Ça devait être en 2014, certainement au moment de la publication du livre d’Eliane Viennot : Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
Dans cet ouvrage, l’historienne et professeure de littérature française revient sur la genèse de cette fameuse règle qu’on se souvient tous et toutes avoir apprise à l’école primaire. Et là, le choc : non, ça n’a pas toujours été comme ça.
Cette règle est un arbitrage de l’Académie française, dans le but assumé de masculiniser la langue. Apprendre l’histoire de cette règle l’a dé-légitimée à mes yeux.
On m’a donc appris que le masculin l’emporte sur le féminin, comme on m’a appris que les hommes sont forts et les femmes sont douces, comme on m’a appris qu’il est normal et nécessaire de manger des animaux.
La végane féministe que j’étais en 2014 ne se laissait déjà plus arrêter par les sempiternels « on a toujours fait comme ça » : ce n’est pas un argument, et cette affirmation n’a aucune autorité, aucune légitimité.
Si en plus l’application de cette règle produit des résultats illogiques (cf point n°1), alors pourquoi la respecter ?
J’ai donc commencé à appliquer une règle de majorité dans mes accords. Et je n’ai pas le souvenir qu’on m’ait déjà fait remarquer « la faute d’accord ».
Même en plein débat des plus houleux sur l’écriture inclusive, Le Monde.fr a fait passer ce titre :
Leçon n°3 : je réfléchis au sens de mes écrits
Si ça fait déjà 5 ans que je pratique l’écriture inclusive, c’est bien parce que j’écris sur madmoiZelle.com et pas sur Le Monde.fr, justement.
madmoiZelle, avec son engagement en faveur des valeurs d’égalité et de tolérance, avec toute la liberté de ton et d’expression laissée à ses rédactrices, est un média qui permet d’expérimenter, de s’amuser avec la langue.
L’écriture inclusive, je ne la pratique pas dans un but militant : je ne cherche pas à changer la langue pour la rendre moins sexiste.
J’expérimente avec la langue pour rendre compte d’une réalité, pour traduire des idées, pour raconter des histoires.
Une langue vivante évolue à l’usage. La société française a été très sexiste, elle l’est toujours, même si le front de l’égalité avance. Mon objectif est de rendre compte de ces évolutions au mieux.
Si le débat de l’écriture inclusive se pose actuellement, c’est aussi parce que les sujets féminins sont de plus en plus présents, de plus en plus fréquents, de plus en plus visibles.
Or, ces sujets restent moins visibles dans la langue, ce qui crée un décalage surprenant. Prenez par exemple le titre de cet article, publié sur L’Obs:
« Tous » est la forme plurielle neutre… sauf que l’article parle essentiellement de femmes victimes. Des hommes aussi peuvent être victimes, grammaticalement, on le comprend.
Ce qu’on ne comprend pas, en revanche, à la lecture de ce titre, c’est que le problème touche essentiellement des femmes.
Ce facteur est pourtant loin d’être un détail…
Leçon n°4 : j’écris pour vous faire réfléchir
Corollaire de la leçon précédente, ma pratique de l’écriture inclusive me sert aussi à transmettre ces interrogations, ces réflexions à celles et ceux qui me lisent.
C’est dans ce cadre par exemple que je vais utiliser le fameux point médian : • (on peut utiliser aussi le point milieu, plus discret : ·).
Si j’écris « les chefs d’entreprise se sont réunis pour une concertation », vous imaginez des hommes. En costume-cravate.
Appliquer l’accord de majorité dans ce cas ne permet pas de déconstruire les stéréotypes bien ancrés dans nos esprits. J’écrirai toujours les chefs d’entreprise au masculin, les maquilleuses, les infirmières, les chirurgiens…
C’est dans ces cas que j’ai recours au point médian : oui, c’est pour « perturber » la lecture. Parce que si vous voyez écrit « les chef•fes d’entreprise se sont réuni•es », vous imaginez des hommes ET des femmes.
Si j’écris « des victimes se sont manifesté•es », alors que « victime » est un nom féminin, vous prenez conscience que des hommes ET des femmes ont été touchées.
Mon utilisation du point médian ne consiste pas à faire disparaître les marqueurs du genre dans la langue, mais simplement à perturber la lecture stéréotypée que nous pouvons avoir du monde qui nous entoure.
Peut-être qu’à l’avenir, notre société sera débarrassée des questions de genre, lorsque l’égalité entre les femmes et les hommes sera devenue une réalité, lorsque les personnes non binaires ne seront plus des curiosités.
Alors, dans ce cadre, il n’y aura plus de sens à ajouter un marqueur de genre aux qualificatifs de « victime », par exemple.
On ne précise pas la couleur de cheveux des gens, peut-être qu’un jour le genre sera aussi neutre dans la société que la couleur des cheveux (c’est pas gagné, vu la focalisation qu’on maintient encore et toujours sur la couleur de peau, par exemple).
Leçon n°5 : ne pas en faire une question de principe
Si vous remontez dans les archives de madmoiZelle (tout est en ligne), vous trouverez sans doute des formes d’écriture épicène que je trouve moi-même barbares.
Des parenthèses, des slashs, des tirets, des points médians à répétition.
Ça donne des « tou•t•e•s mes ami•e•s sont allé•e•s déclarer leur amour à leur conjoint•e•s, lesquel•les ont été très réceptif•ves à ces sentiments ». C’est TRÈS lourd, je suis d’accord.
Certes, ma phrase est totalement inclusive du point de vue du genre. Mais j’ai sans doute perdu une partie de mon lectorat à cette phrase.
Or, quelle est ma mission ? Je n’écris pas pour défendre mes principes, j’écris pour faire passer des idées.
Si ma mise en pratique de l’écriture inclusive me coupe d’une partie de mon lectorat parce que j’ai trop déstructuré la langue, si je complique trop la lecture, je ne suis plus en train de faire réfléchir : je suis en train d’exclure.
C’est pourquoi je ne mets pas de point médian dans les titres, par exemple : tous les gens qui n’en ont jamais vu risquent de focaliser leur attention sur ce caractère, plutôt que sur ce que dit le titre de mon article.
Si je cherche à faire réfléchir mes lecteurs et mes lectrices, mais que je me coupe d’une partie d’entre elles dès le titre, je faillis à ma mission.
Leçon n°6 : trop d’inclusivité tue l’inclusivité
Septembre 2016, un email tombe dans la boîte de contact de madmoiZelle. C’est une lectrice non voyante, qui utilise un logiciel de lecture adapté pour pouvoir profiter des articles publiés sur madmoiZelle.
Problème ? Nos expérimentations d’écriture épicène, et notamment les points médians, ne sont pas reconnus par son logiciel.
Ce sera peut-être le cas dans de futurs développements, mais actuellement, au moment de la réception de cet email, je suis face à une lectrice qui m’explique que ma pratique de l’écriture dite inclusive l’exclut elle, très concrètement, de l’accès à mes articles.
J’ai voulu abandonner immédiatement le point médian, après concertation avec la rédaction j’ai surtout réduit la fréquence à laquelle j’y ai recours, et je m’assure d’en avoir vraiment besoin pour faire réfléchir (cf point n°4).
Je mets un point médian à « mes ami•es » parce qu’il ne gêne pas la lecture : il coupe une partie muette du mot, le radical est intact.
J’ai abandonné « tou•tes », pour lui préférer « toutes celles et ceux », ou « tous et toutes », si j’ai vraiment besoin de doubler (ça dépend du contexte).
Mon objectif est de ne pas gêner la lecture, tout en faisant exister le féminin lorsqu’il est pertinent qu’il existe.
Une pratique qui se revendique inclusive, mais dont la conséquence est d’exclure une partie de la population, n’est pas réellement inclusive.
C’est valable pour les personnes qui utilisent des logiciels de lecture, comme pour celles qui maîtrisent mal la langue française, et dont l’accès à l’écrit serait considérablement compliqué par la prolifération sauvage des points médians.
Ce constat est celui que pose également Un Odieux Connard dans ce billet. (qui semble confondre écriture inclusive et écriture épicène ; ses arguments restent pertinents au sujet de l’inclusivité).
Leçon n°7 : remettre en question ses automatismes
La leçon principale que je retire de ces 5 ans de pratique de l’écriture inclusive, c’est une habitude rigoureuse et extrêmement bénéfique pour une journaliste : remettre en question mes automatismes d’écriture.
J’utilise moins de tournures toutes faites ou d’expressions bateau, de celles qu’on lit déjà un peu partout, parce qu’elles sont souvent difficiles à rendre « inclusives ».
Je me rends souvent compte qu’elles ne sont pas pertinentes, que peut-être ma phrase entière est superflue, qu’elle n’apporte rien de concret ni d’intéressant.
Je réfléchis différemment à ce que j’écris.
Parce que j’ai été une lectrice avant d’être une rédactrice, et que la grande majorité des journaux et des sites sont écrits par des hommes pour des hommes — que ce soit « un lecteur » ou « un lectorat », auquel on s’adresse dans le « masculin neutre grammatical », le résultat à mes yeux est le même : le masculin domine, dans la langue, dans le choix des sujets, dans les angles de traitement des sujets.
Alors, j’apporte du soin au choix de mes sujets, au choix de mes angles, à la manière dont je rédige mes textes.
Je rajoute du féminin ne serait-ce que pour équilibrer, au sein d’un article, la proportion de masculin/féminin.
Je préfère parler de foule plutôt que de monde, des personnes présentes plutôt que les participants, je dis qu’une décision a été prise plutôt que le gouvernement a pris une décision, ne serait-ce que pour entendre ce féminin si rare dans la langue.
L’écriture inclusive en débat
Je suis sincèrement surprise de la virulence des débats que suscite l’écriture inclusive, actuellement. Le ministre de l’Éducation Nationale s’y oppose, déclarant que « c’est très laid », le Premier ministre vient d’en interdire l’usage dans les textes officiels.
J’entends bien sûr les craintes légitimes, des parents inquiets à l’idée que leurs enfants apprennent des règles de grammaire différentes selon les convictions de leur enseignant·e. Marlène Schiappa partage cette réserve, comme elle l’explique dans cet entretien avec Aude Lorriaux, pour Slate.
Il y a aussi, sans surprise, beaucoup de résistance au changement, dans certaines réactions d’opposition virulente.
Mais il y a également une forme d’opposition idéologique, à ce que représente l’utilisation de l’écriture inclusive. Ainsi, la parution en septembre d’un manuel scolaire rédigé en écriture inclusive avait réveillé les réactionnaires.
« Écrit à la sauce féministe », ce sacrilège suprême. J’imagine que « c’était mieux avant », quand les problèmes de maths étaient rédigés en recettes de cuisine pour les filles, en calculs d’ingénieurs pour les garçons. Le bon temps, ça !
Au fond, ce n’est pas une règle de grammaire déjà désuète, ni un caractère de ponctuation qui provoquent de tels émois en particulier chez certains, actuellement.
C’est plutôt l’idée trahie par la popularité croissante de l’écriture inclusive : l’idée que les femmes prennent de plus en plus de place dans la société, leur place.
Une langue vivante évolue avec l’usage, et ce n’est peut-être pas un hasard qu’une telle évolution de la langue soit actuellement en débat.
La place du féminin dans la langue française fait directement écho à l’évolution que connaît également la place des femmes dans la société.
Cet article, comme la plupart des articles publiés sur madmoiZelle depuis 2012, a été rédigé en écriture inclusive. Était-ce vraiment si laid, complexe, illisible, crétin, que certains le prétendent ?
Cet article représente-t-il véritablement un « péril mortel pour la langue française » ?
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