C’est une véritable poudrière : qui sera le prochain artiste, homme politique, médiatique ou encore athlète, comédien, mécène, et j’en passe, à être publiquement accusé d’agression sexuelle, anonymement ou pas, sans qu’une action judiciaire valide ne soit intentée en parallèle ?
Si je réserve une place pour le spectacle de cet artiste dans trois mois, si ça se trouve, le mec aura été accusé de viol sur Twitter d’ici-là… est-ce que je ne risque pas de financer un violeur ?
Ce n’est plus la convocation du juge d’instruction qu’il faut redouter, désormais, c’est la Une de la presse, demain matin !
Et ce tribunal médiatique auto-convoqué est en train de placer, aux yeux du reste du monde, « les féministes » dans une délicate posture d’accusatrices publiques. Or, il est toujours bon de rappeler que « les féministes » ne sont pas un groupe homogène.
« L’affaire Hulot », ou le piège tendu à #MeToo
Je réagis, moi aussi, à ce qui est désormais une « affaire Hulot ». L’Ebdo, un hebdomadaire fraîchement lancé il y a un mois à peine, se revendiquant d’un « journalisme citoyen », fait sa une et son dossier-vedette sur Nicolas Hulot.
Le ministre de l’Environnement a fait l’objet d’une plainte pour viol, classée sans suite. La plainte avait été déposée en 2008, par une femme dénonçant des faits ayant eu lieu en 1997.
C’est cette histoire que L’Ebdo est allée déterrer, et placarder en une de son quatrième numéro, en prétendant défendre la parole des femmes. Un poil cocasse, lorsque les journalistes reconnaissent eux-mêmes que la plaignante ne souhaitait pas médiatiser l’affaire.
Nicolas Hulot est allé se défendre de ces accusations chez Jean-Jacques Bourdin, avant la parution de l’hebdomadaire, pour prendre les devants.
https://youtu.be/lvjZO5G-aF0?t=3m37s
Nicolas Hulot chez Jean-Jacques Bourdin, jeudi 8 février 2018 :
« Je n’ai absolument pas peur de la vérité, j’ai peur de la rumeur. C’est un poison lent, qui tue. »
Pourquoi je dis que cette affaire est un piège tendu au mouvement #MeToo ? Parce que la parole qu’on a enfin entendue suite à l’affaire Weinstein n’avait pas pour but de provoquer une épuration des violeurs : c’est à la justice de réussir ça, pas à des hashtags sur les réseaux sociaux.
La Une d’un magazine n’est pas une convocation au tribunal
Le viol est un crime, on n’est pas condamné parce que quelqu’un vous balance un hashtag sur la gueule. Vous avez à répondre de ce crime devant une cour de justice, pas dans vos mentions sur Twitter.
Ce que l’on peut accomplir sur les réseaux sociaux, ce que #MeToo et #BalanceTonPorc ont lancé, c’était un mouvement : la force du nombre, la banalité de la répétition comme arguments irréfutables de l’existence d’une culture du viol qui rend possible ces milliers d’agressions.
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#MeToo a libéré l’écoute d’une parole trop longtemps ignorée
On a beaucoup dit et entendu que « la parole se libère », mais je préfère finalement l’expression employée par la Secrétaire d’État en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Marlène Schiappa parle plutôt d’une « libération de l’écoute », et c’est effectivement ce qu’il faut retenir et entretenir du mouvement lancé par #MeToo : écoutez-nous, écoutez-nous lorsqu’on vous dit que c’est un problème, c’est une réalité, c’est notre réalité.
Voilà des décennies que le traitement médiatique des violences faites aux femmes est déplorable. C’est ce que dénonçait déjà le projet de Sophie Gourion, Les mots tuent. C’est aussi l’un des combats de sensibilisation que mène l’association de professionnelles du secteur Prenons la Une.
À force de le répéter, de le souligner, de le dénoncer avec plus ou moins de virulence, ça y est, on commence à voir disparaître les « drames romantiques », « crimes passionnels » et autres euphémismes romancés, utilisés pour désigner un féminicide.
Vous ne nous écoutiez pas. Vous n’écoutiez pas les militantes, les victimes, les témoins, toutes celles et ceux qui se battaient déjà pour faire entendre et faire reconnaître cette réalité : la culture du viol, cet environnement social, politique, culturel et économique qui permet qu’un magnat du cinéma hollywoodien abuse de dizaines de femmes, que ça se sache comme un secret de polichinelle, et que tout le monde trouve ça normal.
Les violences sexistes et sexuelles feraient « partie du jeu »…
#MeToo n’est pas une convocation au tribunal et les plateaux télé ne sont pas des prétoires
Ça y est, #MeToo et #BalanceTonPorc ont brisé ce tabou : ce n’est plus possible de nous répondre « c’est comme ça ! », ce n’est plus possible de romantiser un meurtre. L’on a fustigé la défense maladroite de Jonathann Daval, à travers les mots de son avocat : « un gentil garçon », « un accident » pour parler d’un homicide par étranglement.
Ça ne passe plus, ça fait réagir, parce que #MeToo est passé par là. Et c’est effectivement ça que nous voulons, que nous cherchons à provoquer : un changement culturel.
La mort d’un monde dans lequel « une personnalité écrasante » justifie qu’on vous étrangle dans un accès de rage.
#MeToo ne se veut pas substitut du procureur : ce n’est pas à celles qui parlent, ce n’est pas à celles qui militent, et ce n’est pas à nous, tous et toutes, de nous investir enquêteurs, procureur, jury et juge au procès des « porcs » qui ne manqueront pas d’être « balancés ».
J’ai beaucoup de respect pour l’investissement public et politique de Caroline De Haas, mais je ne peux pas être d’accord avec elle lorsqu’elle décourage le recours à la justice.
Oui, c’est une réalité, aujourd’hui, les victimes de violences sexistes et sexuelles ont toutes les peines du monde à obtenir des procès et des condamnations. Eh bien c’est cela qu’il faut changer.
Les plateaux télé ne sont pas des prétoires, Google News n’est pas le juge d’application des peines.
Je ne veux pas vivre dans un monde où, avant même que la justice n’ait l’opportunité d’agir, les crimes sexuels sont jugés par des tribunaux médiatiques.
Je veux, au contraire, comme beaucoup de féministes, d’un futur dans lequel la justice, rendue au nom de tou·tes les Français·es, permet aux victimes d’obtenir réparation, écoute et respect.
La justice française, rendue au nom du peuple français, a pour objectif de protéger la paix sociale, de résoudre les différends qui sont autant de coups de canif dans cette paix sociale.
Le tribunal médiatique accomplit exactement l’inverse : il jette du sel sur les plaies, nous monte les uns contre les autres, et il attise les suspicions au lieu de lever les doutes.
Au lieu d’offrir une forme d’apaisement et de réparation, ce tribunal illégitime ne fait que nourrir le sentiment d’injustice : pour la victime, de ne pas avoir obtenu « de vraie justice » (puisque la seule sanction que ce tribunal est en mesure de prononcer, c’est de jeter l’opprobre sur l’accusé), et pour l’accusé, de ne pas avoir pu se défendre — ce qui est un droit, dans notre État de droit.
Caroline De Haas a d’ailleurs conseillé à Sophie Spatz de porter plainte pour viol contre Gérald Darmanin, c’est donc qu’elle n’a pas complètement perdu foi en la justice de notre pays.
Marlène Schiappa s’exprime dans le JDD suite à l’article de L’Ebdo
La Secrétaire d’Etat en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes a choisi le Journal Du Dimanche pour s’exprimer au sujet de l’affaire Hulot, et comme à son habitude, elle ne mâche pas ses mots. À propos de l’article du journal L’Ebdo, Marlène Schiappa écrit ceci :
« Je le trouve irresponsable, cet article. Quand j’entends sur un plateau de télévision l’une de ses auteurs dire solennellement qu’elle appelle les femmes victimes de viol « par lui ou un autre » à contacter la presse, je trouve cela abject.
Parler d’une agression sexuelle pour la première fois doit pouvoir se faire dans un cadre sécurisé pour le bien de la victime, auprès de personnes formées ou empathiques, qui n’ont aucun intérêt personnel à l’orienter vers tel ou tel point ».
Marlène Schiappa rappelle ensuite les objectifs de #MeToo et #BalanceTonPorc, qui ont vocation à créer un effet de nombre, à ce qu’on ne puisse pas ignorer la réalité massive des agressions sexuelles dans la société.
« Cet appel est irresponsable pour les réelles victimes de viol »
La ministre s’attarde ensuite à souligner la nécessité de passer par les institutions pour obtenir ce changement culturel que nous appelons de nos voeux : réussir à « faire condamner les 9 violeurs sur 10 qui actuellement, ne le sont pas ». Cela passe par des dépôts de plainte, et pas des dénonciations anonymes sur Twitter :
« Notre but n’est pas de transformer chaque citoyen en contributeur du Nouveau Détective.
J’ai été profondément choquée par une phrase de la même journaliste indiquant qu’aucune preuve ne pouvait exister pour caractériser une agression sexuelle.
Comment peut-on dire cela ? Dans quel but ? Inciter les femmes à renoncer à la justice pour se tourner vers son journal ? […]
Cet appel est irresponsable pour les hommes accusés, peut-être innocents mais condamnés a priori par des articles, et pire, c’est irresponsable pour les réelles victimes de viol. Supporter la médiatisation à l’extrême […], qui nous garantit que ce sera sans effet sur elles ? »
Si des femmes ont des faits à reprocher à Nicolas Hulot, c’est auprès d’avocat·es, d’enquêteurs, d’enquêtrices et de juges qu’elles ont à les formuler.
#MeToo et #BalanceTonPorc sont là pour les encourager à se tourner vers la justice, ne pas laisser passer, ne pas culpabiliser, ne pas hésiter à aller obtenir la justice qu’elles méritent.
Et elles ne méritent pas le simulacre de justice rendue sur les plateaux télé. Ceci est valable pour toutes les victimes de viol, de harcèlement ou d’agressions sexuelles : #MeToo doit leur rappeler qu’elles ne sont pas seules, et qu’elles sont légitimes à demander que justice soit faite.
#BalanceTonPorc n’est pas une déposition
C’est d’une tristesse dramatique, mais la réalité est celle-ci : de très nombreux hommes ont certainement commis des agressions sexuelles dans votre entourage, et les personnalités publiques n’échapperont pas à cette statistique.
C’est pour cela que nous parlons depuis 2012 déjà sur madmoiZelle de culture du viol, et que nous accusons cette culture, ses avatars issus de l’éducation genrée, sexiste, et non pas « les hommes » de cette situation.
C’est pour cela que nous continuons de dénoncer la culture du viol et ses conséquences, et pas la liste forcément interminable de tous ceux qui se sont rendus coupables, à un moment de leur vie récent ou lointain, de gestes répréhensibles.
« Ces confusions offrent une occasion en or à celles et ceux qui voulaient discréditer #MeToo »
Que nous apporte une affaire de harcèlement sexuel datant d’il y a plus de vingt ans ? La démonstration que n’importe qui peut avoir harcelé ou agressé sexuellement quelqu’un ? Nous le savons. Notre intérêt commun, collectif, n’est pas de condamner rétroactivement des faits prescrits.
Notre intérêt est de construire l’avenir : un avenir dans lequel les femmes n’auront plus peur pour leur sécurité dans les transports, les espaces publics, et leur propre foyer. Et pour cela, nous devons vite sortir de ce présent, dans lequel les hommes ont peur pour leur réputation, leur honneur, leur crédibilité.
La délation publique anonyme est en train de nous enliser dans cette impasse. Et c’est précisément ce que dénonce Marlène Schiappa, en conclusion de sa tribune :
« Cet article, mettant sur le même plan des ragots de harcèlement sexuel (démentis même par la femme supposée harcelée !), une plainte pour viol classée et le mouvement de libération de la parole des femmes, offre une occasion en or à celles et ceux qui voulaient discréditer #MeToo et reprendre le « business as usual ».
Je ne sais quelle cause sert L’Ebdo. Mais ce n’est ni la crédibilité de la parole des femmes, ni la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
Rien ne doit arrêter le mouvement de libération de l’écoute des femmes. »
À chaque fois qu’un homme sera montré du doigt pour ses agissements passés ou actuels, ne soyez pas imbéciles : ne fixez pas le doigt, levez et les yeux et rappelez-vous que l’on cherche à avancer pour construire un monde d’égalité.
Est-ce à dire qu’il faudrait pardonner, absoudre, passer l’éponge sur tous les faits de harcèlement, d’agression sexuelle et de viol passés ? Évidemment non. Mais ce n’est pas à la presse de convoquer les accusés, et ce n’est pas à nous de jouer les jurés.
À la base de l’affaire Weinstein, il y a eu une enquête rigoureuse, de longue durée, des faits contemporains, des témoins à visage découvert. Le hashtag #MyHarveyWeinstein est arrivé après, en conséquence. Pas en déclencheur. N’oublions pas l’ordre des choses.
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