Vous connaissez peut-être déjà Laura Nsafou pour ses engagements afroféministes, son blog MrsRoots, ou son album jeunesse à succès Comme un million de papillons noirs. Désormais reconnue dans un monde littéraire français qui peine à se renouveler, elle signe avec Nos jours brûlés une dystopie d’un genre nouveau et d’une profondeur brillante.
Son héroïne, Elikia, y voyage dans un futur dystopique où le soleil à disparu. Entre nature hostile et mystères nocturnes, elle entame alors un voyage initiatique à travers l’Afrique francophone de l’Ouest, à la recherche du jour et de déités perdues.
On y évoque pêle-mêle les liens familiaux, la transmission intergénérationnelle ou le rapport à la nuit et on vous prévient : si vous en lisez la première page, vous y resterez accrochée jusqu’à la fin.
C’est quoi, l’afro-futurisme ?
« 2049. Depuis vingt ans, le Jour a disparu, et la raison de ce bouleversement reste un mystère. Si Elikia n’a jamais connu que la Grande Nuit et ses dangers, sa mère, Diba, refuse de s’y résigner. Persuadée que la disparition du soleil est liée à celle de Juddu, une ancienne et mystérieuse cité ayant abrité des êtres divins, toutes deux sillonnent l’Afrique en quête d’indices et de vestiges. Leur fantastique épopée les conduira jusqu’au coeur de l’Invisible. »
Quatrième de couverture de Nos jours brûlés
Madmoizelle : Nos jours brûlés est un roman qu’on pourrait qualifier d’afrofuturiste. C’est quoi, ta définition de ce mouvement ? Est-ce que c’est quelque chose que tu avais en tête pendant son écriture ?
Laura Nsafou : L’afrofuturisme, pour moi, c’est un mouvement artistique qui propose d’imaginer une Afrique du futur, tant dans son rapport à la technologie que dans ses rapports à l’éthique, à l’intelligence artificielle… Mais toujours en proposent des références culturelles à la diaspora africaine, peu représentée dans la science fiction occidentale. Ce n’est pas un mouvement propre à la littérature : il touche l’art en général…
Nos jours brûlés a effectivement une démarche afro-futuriste : l’histoire se passe majoritairement dans la partie francophone du continent africain, dans le futur. Mais la technologie n’est pas centrale dans le récit. On voit plutôt cohabiter des traditions, des cosmogonies et des spiritualités dans une Afrique futuriste.
Certaines personnes voient aussi ce roman comme de la science-fiction, de la fantasy ou de l’urbano-fantasy… Moi, je n’ai pas pensé à une étiquette en l’écrivant ! Disons qu’il fait partie de la littérature de l’imaginaire.
Quels sont les grands thèmes que tu souhaitais aborder dans Nos jours brûlés ?
Nos jours brûlés raconte l’histoire d’Elikia, une jeune femme qui essaie de survivre dans un monde dont elle ne connait rien. C’est un récit de passage à l’âge adulte, raconté d’une manière que je voulais être la plus réaliste possible. Ce n’est pas une héroïne qu’on aime instinctivement : parfois, elle n’a pas envie de se lever, parfois elle a envie d’être égoïste… Elle tâtonne, elle galère, et on peut avoir envie de la secouer.
J’avais envie de montrer sa vulnérabilité, sa persévérance, mais aussi le fait que cette persévérance a un coût. C’est ça, la complexité de devenir adulte !
C’est un monde où trois femmes noires, de trois générations différentes, ont des positions très différentes face au monde dans lequel elles vivent.
La grand-mère d’Elikia veut rester chez elle, dans ce monde sans soleil ; la mère d’Elikia veut aller chercher le soleil pour le donner à sa fille et pense avoir le pouvoir de changer les choses… Et puis on a Elikia, la petite dernière, qui s’interroge : est-ce qu’elle a envie de suivre sa mère dans cette quête ? Est-ce qu’elle doit la suivre parce qu’elle est son enfant ?
C’est une histoire de transmissions entre génération, qui ne se fait pas de manière fluide et qui avance progressivement.
Il m’importait de montrer une diversité de personnages noirs dans ce récit. Ça me plaît de me dire que dans ce livre, ma mère ou ma soeur peut s’imaginer à plein d’autres personnages qu’Elikia, y compris à des hommes qui montrent des masculinités noires diverses.
Enfin Nos jours brûlés aborde la question du savoir perdu : on a des personnages qui essaient de comprendre ce que sont les esprits créateurs de leur monde. Cela fait écho à un savoir familial qu’on peut avoir perdu, dont on se demande ce qu’il reste depuis la France, en tant qu’afro-descendant.
Et surtout, il y a l’espoir, et le fait de réussir à garder l’espoir dans un monde qui rend cela difficile !
Les spiritualités africaines dans l’art occidental
Nos jours brûlés s’inspire d’une constellation de références de lieux, de mythologies et de cosmogonies africaines. Comment est-ce que tu t’es inspirée de ce qui existait déjà ? Et pourquoi ?
La réponse au pourquoi est simple : je ne suis pas seulement autrice, je suis aussi lectrice ! J’ai été inspirée par Octavia Butler, N.K Jemisin… des autrices afro-américaines qui ont investi la science fiction avec des références afro qui m’ont passionnée.
Mais il y a une réalité importante : les croyances francophones qui sont utilisées dans cette SF sont ne sont pas favorisées par une transmission anglophone, par les artistes américains et américaines. Aujourd’hui, on est familiers des Orishas, esprits qui traversent certaines religions africaines, avec les références à la figure d’Oshun dans le clip de Beyoncé par exemple !
Mais en Afrique francophone aussi, il y a des cosmogonies et des mythologies. Je me suis demandé pourquoi en France, dans les littératures de l’imaginaire, on ne trouvait pas ces références…. En tout cas dans les grandes maisons d‘édition.
Du côté de l’auto-édition, il y a Ketty Steward ou Laetitia Claver qui font beaucoup de choses, mais on ne trouve pas autant de choses dans les circuits mainstream. En France, on est encore prisonnier de grilles de lectures où les personnages noirs ne peuvent exister que dans la savane, ou dans des contextes très précis
Un long travail de recherche
Il y a un enjeu d’importance, dans la manière dont Laura Nsafou s’inspire de religions et de rites de l’Afrique contemporaine. En faisant exister, dans la littérature française, des références à une constellation de cultures souvent ignorées ou perçues comme inférieures par les instances occidentale, elle enrichi les univers culturels français, et permet aux afro-descendants et descendantes de se voir représentés.
Mais parce que ces références sont peu valorisées en France, elles sont aussi difficiles à trouver et à étudier. Pour préparer son livre, elle donc est passée par un long travail de préparation… et de recherche en anthropologie.
Laura Nsafou : Je voulais savoir ce qui existait en Afrique francophone comme religions non monothéistes.
J’ai interrogé des gens, et je me suis beaucoup appuyée sur des thèses, même si elles étaient très difficiles à trouver. J’ai aussi passé du temps à faire des recherches en mythologie comparée ! La déesse de l’eau, par exemple, revient beaucoup à travers les pays et les cosmogonies. Elle n’a pas toujours les mêmes attributs mais toujours le même rattachement au symbole de vie et à la fertilité. C’est pour cela que parmi les esprits créateurs de l’univers d’Elikia, il y a la déesse de l’eau.
Tout ça m’a aidée à construire une sorte de cosmogonie de synthèse, en m’inspirant de figures très présentes en Afrique francophone. C’est un jeu d’inspiration fondé sur des choses bien réelles, mais explorées à ma manière.
J’avais envie de parler de ces cosmogonies, ces rituels. Au sein des diasporas africaines, on trouve quand même des rites exécutés au Congo qui se retrouvent executés de la même manière au Brésil aujourd’hui, et ce malgré la colonisation, la précarité, le racisme structurel, l’esclavage et la déportation… Nos savoirs ont survécu à tout ça : c’est d’une grande puissance ! J’ai voulu restituer à travers la fiction cette transmission résiliente que je connais au sein de mes propres communautés.
Cette puissance là ne pourrait jamais être retransmise dans les caricatures que l’occident propose de l’Afrique. Moi, je n’avais jamais trouvé cet imaginaire en littérature française, et c’est pour ça que je l’ai écrit.
Être afro-descendante en France, et parler du continent
Si Laura Nsafou utilise autant le terme de cosmogonie, qu’on peut définir comme une théorie expliquant la formation de l’univers et les règles qui régissent le monde, c’est parce qu’il n’est pas anodin de qualifier de mythologie ou de légende, quand on est occidental, les croyances et les modes de vie d’un autre continent. Elle abonde :
Laura Nsafou : C’est très occidental de penser que quelque chose relève de l’imaginaire. L’auteur·ice nigérian·e Akwaeke Emezi l’a rappelé en interview : en s’appuyant sur un chercheur qui s’appelle Patrice Malidoma Somé, elle rappelle que les réalités sont plurielles. Ce que l’Occident appelle du folklore, c’est une réalité culturelle tangible pour beaucoup.
Moi, en tant qu’autrice afro-descendante française, j’avais à coeur d’imaginer un univers, mais de faire en sorte que celui-ci n’invisibilise pas la réalité du continent africain. En tant que française, je bénéficie d’une visibilité que les auteurs africains n’auraient pas en Occident.
C’est pour ça que c’était important pour moi, d’avoir des références précises à la fin du roman. Je ne veux pas que les gens s’imaginent que ce que j’ai écrit est la réalité, mais en même temps, j’ai envie qu’ils aillent chercher plus loin.
Ce qu’on met derrière la nuit
Tu utilises souvent le terme de « connotation », pourquoi est-ce que ce terme est important pour toi ?
Si je parle autant de connotation, c’est parce que le travail central dans Nos jours brûlés, c’est de se demander ce qu’on met dans l’imaginaire autour de la nuit.
La nuit, les ténèbres, l’obscurité, c’est connoté négativement : on y voit quelque chose de malsain. Et c’est ça que je voulais questionner.
Le point de départ du roman, c’est quand même deux femmes qui partent en voyage dans le noir, avec rien d’autre que leur sac à dos. Elle sont en proie aux dangers de la nuit, aux dangers de la nature…
C’était important pour moi d’interroger la vision du monde binaire qu’on a : la nuit fait peur, le jour est merveilleux. Dans Nos jours brûlés, on croise des personnages hybrides et nuancés, on se questionne.
S’autoriser à créer un univers sans limites
Laura Nsafou l’explique, Nos jours brûlés n’est pas une réponse aux cases ou aux carcans dans lesquels le monde du livre enferme parfois les auteurs et autrices noires et leurs personnages. C’est plutôt une démonstration de créativité.
Laura Nsafou : Nos jours brûlés, c’est un imaginaire qui montre ce qu’il serait possible de faire dans la littérature française si on autorisait de nouvelles voix à prendre la parole, à proposer autre chose que des stéréotypes.
J’avais envie de montrer des personnages minorisés qui ne sont pas dans la performance. Les personnes racisées ont parfois une pression à proposer des histoires ultra éthiques, parfaites Mais la vie n’est ni éthique ni parfaite ! Dans cet univers, je revendique les imperfections des personnages et de leurs actes, tout veillant à ce que ce soit clair pour les lecteurs. C’est important de le souligner.
Un tome 2 pour bientôt
Nos jours brûlés est une duologie, et le tome 1 se termine avec beaucoup de suspense. On en peut plus d’attendre : c’est quand, la suite ?
La suite est prévue pour septembre 2022, et le roman sera sûrement ridiculement gros par rapport au premier tome ! Je pense que les lecteurs et lectrices y trouveront les réponses aux questions qu’ils se posent…
En librairie, vous pourrez trouver Nos jours brûlés, mais aussi les autres ouvrages de Laura Nsafou, notamment La demeure du ciel, Comme un million de papillons noirs, ou Le chemin de Jada.
Elle sera en dédicace au salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil le weekend du 4 et 5 décembre, et à Angoulême le 11 décembre. N’hésitez pas à passer vous faire dédicacer vos livres !
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Crédit photo : Couverture de Nos jours brûlés, Malaka Photographie, fournie par les éditions Albin Michel
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