Pour que ses lecteur·ices n’aient pas à le faire si elles ne le souhaitent pas, Madmoizelle a vu Dogman, le nouveau film de Luc Besson. S’il nous a d’abord fait pouffer de rire, on s’est rapidement rappelé que les enjeux autour de Dogman sont bien plus alarmants qu’une mauvaise blague.
Une philosophie profonde façon « on vit dans une société »
Dogman repose sur une structure qu’on a déjà vue partout. Au début du film, Doug (Caleb Landry Jones) est dans une cellule, où une psy lui rend visite. Cette dernière lui avoue rapidement être « fascinée » par son histoire. Le film alternera donc entre des séquences d’entretien et des flashback surplombés par la voix off de Doug.
Ce fameux Doug est une sorte de sous-Hannibal-Lecter qui aurait croqué un bout de Joker et un morceau de rédacteur Skyblog. Quand on recrache le tout, on obtient une espèce de faux clown dépressif au demi-sourire d’homme brisé qui a tout vu et tout vécu. Maltraité par les Hommes, les chiens sont ses seuls amis.
Apparemment, Doug meurt s’il parle autrement qu’avec des phrases énigmatiques et profondes façon légende de photo Facebook en 2008, mais en pas drôle. Citons comme exemples le moment où il répond « je peux marcher, mais seulement vers ma mort » quand la psy lui demande simplement s’il peut avancer malgré sa tétraplégie, « Je suis déjà mort, plusieurs fois » quand elle lui signale qu’il risque la peine de mort, ou encore quand il lâche, « Je crois en Dieu mais je me demande s’Il croit en moi », pour aucune raison.
« Ouin, ouin » : le scénario de Dogman, ou le monde selon un incel
Qu’a-t-il pu arriver de si grave à Doug pour être blessé à ce point ?
Le très long début du film nous raconte l’enfance du personnage. Sortez les violons : Doug a littéralement été-mis-en-cage-avec-des-chiens-par-son-père (WTF) pour s’être rendu coupable de bien les aimer. Sa mère, dont on ne saura rien si ce n’est qu’elle passe son temps à pleurer et se faire battre, s’enfuit en abandonnant son fils, à qui elle dit bye bye alors qu’il est en cage (WTF.). Le père ira jusqu’à rendre ce dernier tétraplégique. Il lui tire dessus par mégarde en essayant de tuer des chiots dans la cage – parce que les bébés chiens sont mignons, et que les méchants n’aiment pas ce qui est mignon. Réalisateur rempli d’éthique, Luc Besson filme l’enfant handicapé à vie, seul, affamé et entièrement recouvert de cinq centimètres de crasse, en maquillant le tout d’une musique triste pour que l’on saisisse bien l’intensité dramatique de ce qui se joue.
Au fil des deux heures, ce degré de grotesque ne cesse d’escalader. On vous passe les détails d’une scène dans laquelle un chef de gang mexicain tatoué sur le visage et toujours filmé au ralenti se fait broyer les testicules par les crocs d’un chien de Doug envoyé en discothèque. On vous épargne aussi la séquence où ce dernier tue un policier grâce à ses chiens parce que le flic a voulu rester goûter son chili pour le dîner au lieu de l’emmener au poste.
On ne s’attardera pas non plus sur cette scène, tellement gênante, où Doug hurle, se tord par terre pendant cinq minutes et se coupe les cheveux à l’arrache (comme tous les personnages en burn-out dans les films) parce qu’il a été rejeté par une comédienne dont il est amoureux, alors même qu’il lui avait offert un cahier contenant toutes les photos d’elles parues dans la presse ces dix dernières années. Vous avez compris la logique : elle est humaine, donc elle est méchante. Elle ose lui dire non alors qu’être stalkée, c’est trop mignon.
Luc Besson, Doug : deux hommes « maltraités par la société »
Mélangeant punchlines spirituelles à côté de la plaque, pathos dégoulinant et psychologie de comptoir, Dogman manque dramatiquement d’humour. Il se prend tellement au sérieux qu’il en deviendrait presque drôle. On aurait peut-être ri, si Dogman n’était pas, sans surprise, l’un des films les plus problématiques qu’il nous ait été donné de voir ces dernières années.
Plus qu’une faute de goût, cette surenchère de cruauté débile dans le scénario n’est pas anodine. Elle revêt un sens politique. En démultipliant jusqu’à l’overdose les protagonistes méchants et en représentant Doug comme un martyr sans jamais le questionner, Besson souscrit à la vision du monde d’un personnage d’incel, convaincu que « l’humanité » est cruelle et tournée contre lui.
Au-delà du ridicule des punchlines évoquées plus haut, Dogman est un film incroyablement verbeux parce que la parole y est monopolisée par Doug. Dogman est sa tribune et à travers lui, celle de Luc Besson. Du scénario à la mise en scène en passant par les dialogues, tout est pensé pour que le spectateur entre en empathie avec Doug et souscrive à son tour à celle idéologie dépolitisante.
Si le scénario semble parfois avoir été écrit par un enfant de 4 ans, c’est parce qu’il n’y est jamais question de société, de rapport de pouvoirs, d’oppressions systémiques. Typiquement, il est impossible de dire quand et où se déroule le film. Luc Besson dresse le tableau d’un monde apolitique, où tout serait prédéterminé par « la nature profondément viciée des Humains ».
Dès lors, il faudrait être aveugle pour ne pas voir le parallèle que le réalisateur tisse en filigrane entre lui et son personnage, marginal, persécuté par la société. Rappelons qu’il y a quelques jours à peine, Luc Besson répondait carrément par une réponse de Doug à la psy (« Les plaintes sont des appels au Diable ») à la question d’une journaliste sur l’enquête pour viol dont il faisait l’objet. Quelques secondes plus tard, il implorait même qu’on le laisse, « à 64 ans, faire ses films tranquillement. » Persécuté, on a dit.
Même s’il se revendique de la marge, Luc Besson incarne précisément la norme : en témoigne la transphobie de Dogman
Si Doug est rejeté de tous et ne trouve pas d’emploi à cause de son fauteuil roulant, il sera finalement embauché auprès de drag queen dans un cabaret, mais à une seule condition : qu’il se tienne debout sur scène, malgré sa tétraplégie.
Plus qu’une hérésie, cet élément de scénario résume bien l’indécence de la récupération de la queerness par Besson. Le cabaret est par définition un lieu éminemment politique, né de la sororité entre personnes vraiment marginalisées à cause de leur genre, leur classe, leur race ou leur handicap. Si Luc Besson échoue à représenter l’univers queer, c’est précisément parce que la vision du monde du réalisateur est une aberration sans aucun fondement sociologique ou politique : « ouin, la « race humaine » est horrible ».
Par-dessus tout, l’instrumentalisation de la communauté queer, censée accueillir ce (faux) marginal, est abjecte tant Dogman réactive l’un des pires stéréotypes transphobes au cinéma : celui du serial killer travesti. Il est explicitement montré que le personnage est un homme cis hétérosexuel (qui plus est, un stalker frustré, qui ne questionne jamais sa masculinité toxique). Dans l’une de ses premières lignes de dialogues, Doug explique qu’il « se déguise » en femme, parce que « c’est ce qu’on fait quand on ne sait pas qui on est. » Pour Luc Besson, le travestissement n’est qu’un signe de maladie mentale et de détresse psychologique.
Ainsi, son personnage n’est qu’un énième serial killer psychopate travesti, comme avant lui, celui de Psychose, du Silence des Agneaux, de Pulsions, etc., etc. D’ailleurs, pour comprendre la ténacité et la gravité de ce stéréotype transphobe, on vous recommande chaudement l’excellent documentaire Disclosure sur Netflix.
Malheureusement pour Luc Besson, le cinéma est un mode de langage si puissant que l’on ne peut pas le faire mentir. Que le(s) réalisateur(s) le veuille(nt) ou non, les films parlent à leur place. Ainsi, le simulacre Dogman ne fait hurler que ce que Luc Besson tente d’occulter : la toute puissance de ces cinéastes qui continuent à être sur-financés et surexposés, aussi médiocres et problématiques que puissent être les films dont il est question. Les mêmes cinéastes qui distillent leur vision du monde rétrograde et mortifère dans leurs œuvres, tout en se plaignant d’être victimes des « ravages de #MeToo ».
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