Des fleurs pour Algernon se présente sous la forme d’un journal ; plus précisément du recueil chronologique des "contes randus" de Charlie Gordon. C’est d’abord sous cette forme qu’il orthographie l’expression et, de même, ses petits récits sont bourrés de fautes. Charlie Gordon a un problème : c’est un idiot.
Mais le protagoniste et narrateur a une qualité qui intéresse les scientifiques qui lui ont demandé se s’atteler à la rédaction de ces comptes rendus : il rêve de devenir intelligent, de savoir lire et écrire à la perfection.
Introduit auprès de ces scientifiques par Alice Kinnian, professeur pour adultes attardés, Charlie Gordon va subir une intervention chirurgicale à laquelle le jeune homme ne comprend rien, mais qui est supposée le rendre intelligent. En même temps que lui Algernon, une souris de laboratoire, subit un traitement identique.
Sans vraiment se préoccuper d’explications scientifiques sur la nature de l’opération, ce roman de science-fiction se présente comme une pyramide : Charlie Gordon passe d’un extrême à l’autre, de la bêtise au génie… et inversement. On suit dans un premier temps son ascension intellectuelle : il passe d’idiot à savant en quelques mois, apprend à orthographier les mots qu’il utilise, devient spécialiste de tout ce qu’il est possible de savoir, et commence même à étudier son cas, maîtrisant mieux le sujet que les scientifiques qui le traitaient au départ comme un enfant.
L’opération est donc un succès mais Charlie Gordon, à mesure qu’il devient lucide sur son passé, sur ses relations avec ceux qui l’entourent, s’isole. D’autre part le spectre d’Algernon commence vite à se projeter devant lui : la souris, qui a elle aussi progressé intellectuellement autant que possible, semble perdre la boule. Souvent, elle se jette contre les murs de son labyrinthe, paraît même régresser. Très vite, Charlie Gordon comprend que c’est ce qui l’attend aussi.
Des fleurs pour Algernon est un roman subtil. Quand il nous plonge dans l’esprit de l’idiot, il ne le fait jamais avec facilité bien que ces passages soient particulièrement émouvants. En même temps que Charlie Gordon s’analyse, devenu génie, on plonge avec lui dans cette ambiguïté : connaître ces deux volets de l’intelligence, sentir en soi l’idiot et le savant.
Touchant, ce roman l’est aussi car il présente directement l’angoisse à laquelle est confronté Charlie Gordon : face à la perspective de redevenir idiot, mais aussi face à la sensation que Charlie l’idiot guette en lui, notamment lorsqu’il voudrait s’abandonner avec une femme… surtout avec celle qu’il aime plus que les autres et ne parvient pas à toucher.
Lors de passages très sensibles, Charlie Gordon le génie croise ses anciens camarades de classes ou ceux qu’il sait devoir bientôt rejoindre à l’asile Warren. Les rapports qu’il en fait, nourris de cette ambiguïté qui caractérise le personnage, donnent au roman une perspective aussi intéressante qu’émouvante.
La base de la pyramide, c’est à nous de la bâtir. Des fleurs pour Algernon offre les deux phases de cette expérience hors du commun. Peu importe que le point de départ soit peu vraisemblable : ce roman de science-fiction se base sur cette idée plus concrète d’offrir l’image d’un être condamné, d’un idiot devenu lucide pour trop peu de temps, développant ainsi dans la fiction un espace susceptible d’accueillir bien plus nettement le réel. L’originalité et le caractère touchant du roman résident dans le double regard qui est ainsi fabriqué par l’auteur. Double regard permis par un postulat de science-fiction mais qui, bien au-delà, se déploie dans une dimension strictement humaine.
On assiste enfin à la dégradation progressive du langage pour le personnage comme on l’avait vu se construire solidement sur une intelligence en pleine progression. Les deux bases de la pyramide sont semblables, comme si l’intrigue développée entre ces deux points n’était qu’un rêve. Finalement, même au sein de la fiction : le seul espoir d’un Charlie Gordon qui se sait destiné à l’asile est d’avoir servi la science et donc d’autres idiots, dans le futur. Hors de la fiction, le roman devient pessimiste : on sait bien que cette opération n’est que chimère. C’est donc notre regard qui constitue la base de la pyramide : alors tourné vers le réel, remis en perspective par ce témoignage fictif et bouleversant.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires