Nos politiques économiques envisagent bien souvent l’augmentation du PIB comme un horizon indépassable, source d’emploi et d’augmentation de salaires. Les partisans de la décroissance s’opposent à ce paradigme de pensée : selon eux, l’augmentation infinie de la production n’est pas une perspective souhaitable.
En effet, les « objecteurs de croissants » (également appelés « décroissants ») estiment que le taux de production, mesuré dans notre imaginaire collectif par des indicateurs comme le PIB, suppose la destruction d’un capital naturel qui a ses limites. Ils militent donc pour une croissance mesurée tenant compte du caractère « épuisable » de la nature.
La question de la raréfaction des ressources naturelles
« Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Cette citation de Kenneth Boulding (1910-1993), président de l’American Economic Association, résume bien la position des partisans de la décroissance. Selon eux, la croissance telle que mesurée par le PIB est quantitative – pas qualitative. Seule l’augmentation de la production y est prise en compte, pas le bien-être des populations, ni l’état de nos écosystèmes.
Les décroissants expliquent qu’il incombe à nos politiques économiques actuelles de prendre en compte les limites du capital naturel de la planète. En partant du principe que les ressources naturelles ne sont pas substituables, et qu’il faut donc veiller à les léguer aux générations futures, il apparaît clair que l’humanité doit sortir du système productiviste et que l’économie doit à tout prix s’adapter aux écosystèmes.
En ce sens, la décroissance va plus loin que le développement durable puisqu’elle invite à repenser entièrement notre grille de lecture économique.
Serge Latouche, penseur pilier de la décroissance, va jusqu’à dire que le développement durable, concept souvent présenté comme une bonne réponse au productivisme zélé, est, comme l’enfer, « pavé de bonnes intentions » :
« Pour les uns, le développement soutenable/durable, c’est un développement respectueux de l’environnement. L’accent est alors mis sur la préservation des écosystèmes. Le développement signifie dans ce cas, bien-être et qualité de vie satisfaisants, et on ne s’interroge pas trop sur la compatibilité des deux objectifs, développement et environnement. Cette attitude est assez bien représentée chez les militants associatifs et chez les intellectuels humanistes.
La prise en compte des grands équilibres écologiques doit aller jusqu’à la remise en cause de certains aspects de notre modèle économique de croissance, voire même de notre mode de vie. Cela peut entraîner la nécessité d’inventer un autre paradigme de développement (encore un ! Mais lequel ? On n’en sait rien). Pour les autres, l’important est que le développement tel qu’il est puisse durer indéfiniment. Cette position est celle des industriels, de la plupart des politiques et de la quasi-totalité des économistes. »
Ainsi, si le développement durable se propose de prendre en compte les aspects environnementaux et sociaux de la mondialisation, il ne peut le faire qu’à court terme et n’engendrerait finalement que des changements à la marge. Les théoriciens de la décroissance pensent qu’il faut radicaliser le souci de l’empreinte écologique en « objectant la croissance ». Autrement dit : réduire considérablement l’activité économique, voire instaurer une croissance négative.
Les origines de la pensée
C’est le Club de Rome qui introduit le premier l’idée de conséquences néfastes aux politiques industrielles outrancières avec des études officielles. Dans un rapport intitulé « Limits to Growth » (en français, « Halte à la croissance »), il critique le mythe du progrès, demande le ralentissement des activités économiques avant que les ressources en pétrole ne se mettent à manquer. Élodie Vieille-Blanchard, qui a mené un travail universitaire sur le rapport des Limites à la croissance à l’EHESS, cité par le Parti pour la Décroissance, explique :
« Ce rapport affirme, en s’appuyant sur un modèle mathématique du monde, et à grand renfort de graphiques, que le système planétaire va s’effondrer sous la pression de la croissance démographique et industrielle, à moins que l’humanité ne décide délibérément de stabiliser sa population et sa production.
Il préconise donc de stabiliser la population et la production à l’échelle mondiale, sans préciser d’ailleurs par quelles mesures politiques y parvenir, afin d’échapper à la catastrophe qui s’annonce. En réaction à cet appel à la « croissance zéro », de nombreuses prises de position, dans le monde politique et académique, rejettent les conclusions du rapport, sur des bases philosophiques, méthodologiques ou politiques. »
Si elles ont aujourd’hui gardé de leur actualité, ces conclusions restent un objet historique ambigu : en effet, le rapport est accusé d’être le symbole d’une élite mondiale, en ce sens qu’en préconisant la croissance zéro, il supposait aussi, à l’époque, « geler » les inégalités de richesses entre les pays en leur état. « Le rapport Meadows était-il l’incarnation d’un catastrophisme « de droite » au service des intérêts des riches ? », s’interroge aujourd’hui Élodie Vieille-Blanchard. « Ce rapport a été critiqué à la fois parce qu’il était censé mettre des bornes à la consommation insouciante des pays riches, et parce qu’il était censé appeler au « gel » du développement des pays pauvres ».
Plus tard, en 1971, Nicholas Georgescu-Roegen, aujourd’hui considéré comme l’inventeur de la décroissance, publie The Entropy Law and the Economic Process (traduit quelques années sous le titre de Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie). La pensée de Georgescu-Roegen est plus directive que les simples constats portés par le Club de Rome : selon l’économiste, l’humanité est à envisager comme un système biologique. Son concept de bioéconomie, inspiré de la théorie de l’évolution de Darwin, décrit l’économie mondiale comme un organisme vivant, avec toutes les contraintes capables de l’affecter. Sous la plume de Georgescu-Roegen, le développement de la technologie est le prolongement de l’évolution biologique de l’espèce humaine.
L’autre pendant fondateur de la décroissance nous vient de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau. Même si les deux hommes n’emploieront jamais eux-même le mot « décroissance », ils sont historiquement les premiers, en 1934, à critiquer en France l’idéologie productiviste.
Oser changer de paradigme
Selon Bruno Clémentin, président de l’Institut d’études économiques et sociales pour la Décroissance Soutenable, et Vincent Cheynet, fondateur du journal La Décroissance, il est « difficile de se remettre en cause lorsque l’on a été élevé au biberon médiatico publicitaire de la société de consommation » :
« Le monde intellectuel, trop occupé à résoudre des querelles byzantines et encore ébloui par la science, aura aussi du mal à admettre d’être passé si loin d’un enjeu de civilisation aussi important. Il est difficile pour les Occidentaux d’envisager un autre mode de vie. Mais nous ne devons pas oublier que le problème ne se pose pas dans ces termes pour l’immense majorité des habitants du globe. 80 % des humains vivent sans automobile, sans réfrigérateur ou encore sans téléphone. 94 % des humains n’ont jamais pris l’avion. Nous devons donc nous extraire de notre cadre d’habitant des pays riches pour raisonner à l’échelle planétaire et envisager l’humanité comme une et indivisible. »
Par ailleurs, il a également souvent été reproché au mot décroissance d’être « négatif ». Vincent Cheynet explique :
« Notre culture marchande obligeant à « positivation » de la vie. Le « Avec Carrefour je positive » faisant écho à la « positive attitude » de notre ancien Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin. À ce titre, le « Non » au référendum sur le Traité de constitution européenne constitue un espoir : la capacité à dire non ouvre le champ de pensée. Suivant cette même logique, les militants de la décroissance s’engagent volontiers dans la conquête des contre-pouvoirs. Ces contre-pouvoirs sont aussi importants, si ce n’est plus, que le pouvoir lui-même, car par nature le pouvoir est contraint à la recherche d’équilibre et de compromis. Nous pensons que le contre-pouvoir n’est pas en dehors, mais bien une composante principale de la démocratie. »
Une réflexion qui prend différentes formes
Si aujourd’hui le concept de décroissance en tant que tel rencontre peu d’écho, il est en vérité disséminé sous formes de différents débats, dont les partis politiques se saisissent de temps à autres quand l’agenda médiatique s’y prête.
Ainsi, les questions de raréfaction des ressources minières, répartition inéquitable des richesses entre les pays développés et les pays en voie de développement, la crise écologique, l’obésité dans les pays riches et la malnutrition dans les pays pauvres… sont autant de thèmes abordés dans le débat public, par à-coups. Les militants de la décroissance ambitionnent d’offrir une place plus importante à cette idée, qu’ils envisagent moins comme une réflexion en marge des politiques que comme une nécessaire façon de repenser l’économie toute entière.
Selon Vincent Liegy,co-auteur du livre Un projet de décroissance – Manifeste pour une dotation Inconditionnelle d’Autonomie interrogé par Rue89, le passage de notre société actuelle à « celle d’après » s’envisage à travers trois scenarii :
- l’extension des alternatives concrètes, qui peu à peu transforment par la base la société ;
- la prise de pouvoir révolutionnaire et le partage du temps de travail : le temps est réinvesti dans une plus forte participation à la vie de la cité ;
- la mise en place à l’échelle européenne d’un revenu inconditionnel d’existence, qui localement se décline en dotation d’autonomie.
En attendant, les idées défendues par les militants de la décroissance ont l’incroyable mérite de remettre en question la pensée économique dominante. Pour le résumer de façon très sobre, en reprenant le slogan des décroissants : « une croissance illimitée dans un monde limité est une absurdité ».
— Ce papier est une introduction à la décroissance et n’a pas vocation à l’exhaustivité. Les décroissants abordent une kyrielle de réflexions plus précises encore, que nous vous encourageons à aller consulter dans les sites suivants : Parti pour la Décroissance, Institut d’Études Économiques et Sociales pour la Décroissance soutenable, et le Journal La Décroissance.
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Les Commentaires
Ce que je me demande, c'est : est-ce que notre qualité de vie est bien la bonne ? Est-ce que notre façon d'évoluer est bien la bonne pour le bien de tous ? Est-ce qu'avoir 2 voitures dans un foyer (mes parent ont depuis aussi longtemps que je me souvienne, deux voitures, mes grands parents idem), c'est une qualité de vie "enviable" (dans le sens, pour la planète, pour le bien commun) ? est-ce que disposer d'un choix indécent pour TOUT est-ce une qualité de vie dont il faut être fière ?
Question subsidiaire : est-ce que les "pauvres" actuels (c'est horrible cette tournure pardon!) ont vraiment besoin de tout ça ? est-ce que nous-même en avons véritablement besoin ?
J'habite dans un pays pauvre. Quand je vais faire mes courses, j'ai le choix (par exemple) entre 4 plaquettes de beurre : 2 importées, 2 locales. Quand je vais au Petit casino de chez mes parents à Paris, le rayon beurre fait presque deux mètres de long, sur 4 étages, y'en a pour tous les goûts, toutes les bourses, c'est incroyable (au petit casino hein, je parle pas du Carrouf!).
C'est un exemple un peu naze (j'avoue! :cretin mais c'est pour dire que notre société française/occidentale pourvoie TROP à nos besoins, juste trop, pendant que la majorité de l'humanité n'a RIEN.
Et que si aujourd'hui, chaque Chinois, chaque Indien, accède à ce même niveau de vie largement relié à une société d'ultra consommation, on pourra encore moins pourvoir à leurs besoins (besoins créés par la société de consommation).
En fait pour moi il faut travailler sur ces habitudes de consommation, et ne pas forcément les intégrer au développement des pays pauvres : parce qu'au final, si on habitue un petit malien (pour changer!) à avoir un iphone à changer tous les ans (si ce n'est tous les 6 mois), va-t-il vraiment être plus heureux ? je n'en suis pas sure. Ceux qui seront ravis seront sans aucun doute les multinationales qui n'y voient pas des gens, mais seulement des marchés.
L'accès aux soins et à l'éducation est pour moi totalement différent, ça ne crée pas un nouveau besoin, ça répond à un besoin de base...
Bref j'arrête mon roman !