L’Allocation Adultes Handicapés, ou AAH, est une prestation sociale versée aux personnes handicapées en France pour compenser l’inaccessibilité du monde du travail.
D’un montant maximal de 902,70€, son calcul prend aujourd’hui en compte les revenus du ou de la partenaire de l’allocataire : si une personne handicapée vit avec une personne qui travaille, elle verra son AAH diminuer, voire disparaître.
Face à ce calcul qui place les allocataires dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de leurs partenaires, une mobilisation en faveur d’une loi amenant à individualiser le calcul de l’AAH dure depuis plusieurs mois.
Alors que sont reconnus les risques multipliés encourus par les filles et les femmes handicapées d’être exploitées, agressées, battues, violées, tuées ; alors que 80 pourcent d’entre nous ont été, sont ou seront victimes de violences psychiques, physique, sexistes ou sexuelles ; quand 34 pourcent d’entre nous sont victimes de violences conjugales, deux fois plus que dans la population féminine générale, le gouvernement continue de s’opposer à une loi pourtant déterminante dans la lutte contre les violences faites aux femmes et pour les droits et l’émancipation des personnes handicapées.
Le 17 juin dernier, Sophie Cluzel, secrétaire d’État en charge du handicap, a déshonoré le débat démocratique et offert à l’Assemblée nationale l’affligeant spectacle d’un coup de force honteux fait aux institutions parlementaires.
Au moment où les député·e·s avaient l’occasion d’inscrire leur vote dans l’histoire de la lutte pour les droits des personnes handicapées en revenant sur une insupportable injustice sociale, le débat qui se tenait pour discuter en deuxième lecture de la déconjugalisation de l’AAH a été enterré avec une rare lâcheté.
Alors qu’une opposition parlementaire historiquement réunie pour affronter le gouvernement était déterminée à rétablir le texte dans sa version conforme à sa sortie du Sénat — avant qu’il ne soit dénaturé en Commission des affaires sociales par l’adjonction d’amendements destinés à déliter tout le contenu émancipateur de la proposition de loi, le débat a été tranché net.
C’est acculée, isolée dans sa propre famille politique et saisie par la panique de se voir contredite par sa majorité qu’après avoir appelé à la mise en réserve du vote, Sophie Cluzel s’est finalement emparée d’un mécanisme constitutionnel discutable et force le vote dont la légalité ne suffira pas à faire oublier la brutalité du coup porté au débat parlementaire.
La proposition de loi visant à déconjugaliser l’AAH, déposée par les députés de
l’Assemblée nationale le 30 décembre 2019, a fait l’objet de plusieurs examens, par l’Assemblée et le Sénat lors d’un trajet que l’on nomme la « navette parlementaire », soit un examen et des modifications par ces deux organes tour à tour, jusqu’à l’atteinte d’un consensus sur la teneur du texte législatif.
Actuellement, la majorité de l’Assemblée nationale est constituée de membres du parti présidentiel, qui semble fermement opposé à la déconjugalisation de l’AAH. Au Sénat, à l’inverse, les partis d’opposition, réunis en faveur de cette déconjugalisation, sont majoritaires.
Bien que dans ce cas de figure, l’Assemblée nationale ait le dernier mot en cas de désaccord entre les deux organes parlementaires, Sophie Cluzel a utilisé l’article 44, alinéa 3 de la Constitution pour bloquer le débat et le vote de la déconjugalisation de l’AAH à l’Assemblée nationale.
Cet article permet ce qu’on appelle aussi vote bloqué, souvent qualifié de « tour de force », qui permet au gouvernement de demander, à tout moment, à l’Assemblée nationale ou au Sénat de se prononcer par un seul vote sur tout ou partie d’un texte en ne retenant que les amendements qu’il souhaite.
Une fois modifié ainsi, le texte est réexaminé au Sénat. À l’heure actuelle, en deuxième lecture, le Sénat a réinstauré l’article permettant la déconjugalisation de l’AAH — sans aucune certitude de pérennité.
Que la secrétaire d’État se soit abaissée à bloquer le vote alors que l’hémicycle lui était favorable en nombre est un remarquable aveu de faiblesse de sa part. Bien que les arguments avancés pour essayer de justifier qu’une loi injuste et humiliante soit préservée à nos dépends aient été multipliés et martelés par celle dont nous aurions été en droit d’attendre qu’elle se batte pour nous et non pas contre nous, l’évidence qu’elle aurait voulu imposer était loin d’être faite.
Au contraire, incapable de convaincre, décriée et décrédibilisée par la pauvreté de son discours, encore lui aura-t-il fallu s’arroger, en juge radicale, les pleins pouvoirs pour
forcer les député·e·s parmi celles et ceux de sa majorité prêts à se désolidariser à voter le texte validé par le gouvernement sans qu’il ne soit possible de l’amender autrement.
Ainsi est-ce un texte tout à fait minable, substituant à l’individualisation de l’AAH un vulgaire abattement forfaitaire sur les revenus de notre partenaire, qui a été voté — sous la contrainte, enterrant du même coup notre revendication.
À ce niveau d’acharnement, refuser de déconjugaliser l’AAH ne trahit rien de moins que
l’irresponsabilité politique assumée d’un gouvernement qui préfère justifier et conforter les dominations structurelles et les normes sociales validistes préjudiciables qui nous vulnérabilisent et n’en a même pas même honte un instant, comme si c’était acceptable — parce que nous sommes handicapée·e·s, parce que nous serions infantiles, moins qu’humaines — de nous assigner à la pauvreté, de nous aliéner à un autre et de normaliser les violences qui nous sont faites.
Que ce gouvernement en vienne à défendre une situation d’emprise humiliante qui installe un rapport de domination fondé sur une relation de pouvoir inégale avec notre partenaire comme si cela pouvait être sans conséquences montre une fois de plus que les grands discours volontaristes sur « l’élimination » des violences faites aux femmes n’auront pas dépassé le cadre théorique de la déclaration politique.
Qu’elle ait été désignée par Emmanuel Macron comme grande cause du quinquennat comme celle du handicap, ne nous aura permis, en tant que femmes handicapées, que de mesurer le mépris redoublé qui nous est réservé et le désintérêt profond à considérer l’intersectionnalité des oppressions qui nous concernent et invisibilisent celles parmi nous, personnes et femmes racisées et handies, personnes trans et femmes trans et handies, personnes et femmes migrantes et handies qui sont d’autant plus surexposées aux violences que rien n’est fait pour les empêcher.
Devant l’urgence d’une situation qui devrait appeler à ce que des décisions intransigeantes soient prises et que le gouvernement se tienne à la hauteur du défi à relever, qu’il prenne des mesures préventives au lieu d’agir après coup, qu’il respecte ses engagements au lieu de les trahir, il n’en est rien.
En parfaite contradiction avec tous les rapports qui se sont accumulés ces dernières années, depuis les rapports ONU femmes, à ceux du Sénat sur les violences faites aux filles et aux femmes handicapées en passant par celui du Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU rendu mi-septembre, appelant tous à sanctuariser l’indépendance financière des femmes handicapées, le gouvernement préfère regarder
ailleurs et s’enfoncer dans ses mensonges.
Nous devrions ainsi nous contenter d’accueillir des déclarations rhétoriques et des ajustements administratifs mineurs sans proportionnalité avec la gravité des faits pour l’expression d’une volonté politique sincère comme si les violences conjugales que nous subissons dans des proportions multipliées n’étaient en rien structurelles, qu’il ne s’agissait là que d’histoires individuelles malheureuses sur lesquelles l’État n’aurait aucune prise alors qu’elles sont le point d’aboutissement d’une chaine ininterrompue de préjugés, de discriminations et de violences dont les premières victimes sont avant tout
les filles et les femmes handicapées.
Le refus de déconjugaliser l’AAH n’est pas un épiphénomène. Il s’inscrit dans une idéologie libérale méprisante et l’expression d’un validisme d’État dogmatique qui nous impose de vivre sous le joug d’une politique du handicap paternaliste et arriérée.
Le gouvernement voudrait ainsi dissimuler l’évidence, que les violences et les discriminations que nous subissons sont systémiques, répétées, entretenues, qu’elles sont fondées sur des structures patriarcales et validistes infantilisantes qui ont toujours fait en sorte de nous tenir en respect, à l’écart du présent, pour mieux nous en soustraire, pour nous faire taire.
Avec la complicité des associations gestionnaires, l’État perpétue, à l’encontre de ses engagements pris devant le droit international, une politique d’institutionnalisation dangereuse qui supporte notre ségrégation sociale et nous soumet à un système rationalisé d’emprise quand notre dépendance est organisée, quand l’accessibilité est économisée et notre autonomie sacrifiée.
Nous sommes séparé·e·s, dès l’enfance, renvoyé·e·s sans autre alternative dans des institutions spécialisées, assujetti·e·s, livré·e·s à la merci d’autrui dans des structures qui ne sont rien d’autre que des lieux de privation de liberté et d’exploitation par le travail où les violences sont décuplées, où nous sommes vulnérabilisé·e·s, pathologisé·e·s, déshumanisé·e·s, où nos paroles sont tues, où nos droits sont méprisés.
La lutte pour la déconjugalisation de l’AAH est indissociable d’une critique radicale du système de domination validiste et de la politique d’institutionnalisation ségrégationniste défendue par l’État et les associations gestionnaires.
Il ne s’agit là que de la même idée, fondée sur une grille de lecture misérabiliste, toujours instrumentalisée, celle qui voudrait que nous ne soyons jamais que des inférieur·e·s, par nature, éclipsant derrière elle les responsabilités de celles et ceux qui permettent par lâcheté, par intérêt, aux violences de se répéter.
Contraceptions forcées, stérilisations forcées, isolées, agressée, battues, violées, tuées : notre histoire, celle des filles et des femmes handicapées se confond avec celle des violences qui nous sont faites, toujours perpétuées, c’est l’histoire de nos sœurs oubliées. Pour toutes celles qui n’ont jamais pu parler, pour toutes celles qui ne peuvent pas encore le faire, nous ne nous tairons plus.
Nous sommes plus que jamais déterminées à refuser la condition dominée qui nous est assignée et à lutter sans concession pour nos droits et notre émancipation : pour la déconjugalisation de l’AAH, pour la désinstitutionnalisation, contre la main mise des associations gestionnaires qui voudraient s’accaparer nos luttes et qui devront un jour répondre de leur complicité, contre le validisme d’État et sa violence instituée.
Les Dévalideuses
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