— Article initialement publié le 15 décembre 2015
J’ai des frères, des cousins, beaucoup d’amis, et ce sont tous des mecs biens. C’est sûr. Je les connais, et même s’ils disent parfois des trucs sexistes, je sais qu’ils ne les pensent pas. C’est juste pour rire. C’est pas sérieux. Je sais que quand ils utilisent des mots comme « chaudasse », « connasse », « salope » ou « pute », pour parler « des meufs », je sais qu’ils ne parlent pas de moi. Ni de nos soeurs, nos cousines, nos amies.
Et puis surtout, il y a pire qu’eux. Des gens qui tiennent des propos pareils et qui les pensent vraiment. C’est toujours les autres, le vrai problème. C’est fou, parce que je connais beaucoup de victimes de violences sexistes dans mon entourage, de harcèlement, de viol. Mais je ne connais aucun violeur…
À lire aussi : « Je connais un violeur », le Tumblr qui noue la gorge
Plus je m’intéresse au sexisme, et plus je réalise à quel point ces petites agressions du quotidien ne sont pas insignifiantes. On se demande comment c’est possible que des garçons « bien sous tous rapports » en arrivent à violer des camarades de classes. Des amies. Des cousines. Des soeurs. Le viol, c’est un crime horrible, sévèrement puni. Mais toutes les petites marques du sexisme ordinaire, celles que tant d’hommes ne voient pas, que tant de femmes ne dénoncent pas tant ces agressions sont fréquentes, toutes ces « blagues » tendent à renforcer la normalité d’une situation d’inégalité des genres qui escalade parfois, trop souvent, en violences.
Même « chez nous », dans nos sociétés qui inscrivent l’égalité au fronton des mairies. Et nous participons tou•te•s à la normalisation des violences sexistes — moi, mes frères, mes amis, mes cousins — à chaque fois qu’on laisse faire, laisse dire, qu’on pense que ce n’est « pas grave », « pas sérieux », « juste pour rire ».
À lire aussi : Ce monde sexiste m’épuise
Aux (futurs) pères, de la part de vos filles
Il paraît que quand on devient parent, on ressent un besoin d’aimer et de protéger sa progéniture. Que quand on est le père d’une fille, on réalise souvent plus facilement toutes les menaces qui pèsent sur le genre féminin. Ça ne suffit pas pour autant à devenir un féministe convaincu ; par exemple, le fait de sur-protéger sa fille des garçons, en voulant régenter sa vie sexuelle, n’est pas vraiment une façon productive de lutter contre les violences.
À lire aussi : « Ma chère fille, j’espère que tu auras une vie sexuelle épanouie. »
La meilleure façon de lutter contre toutes les menaces qui pèsent sur les filles aujourd’hui, c’est de déconstruire le sexisme à la racine de toutes ces violences. Ça commence tôt, dans les cours de récréation, de sport, entre ami•e•s.
À lire aussi : La culture du viol et le sexisme se portent (toujours) bien dans nos écoles
Et c’est précisément le message de cette vidéo de sensibilisation réalisée par l’ONG CARE en Norvège, devenue virale en quelques jours. Dear Daddy est « une faveur » demandée par une fille à naître à son futur père.
« Mon cher papa, j’ai une faveur à te demander… »
« Mon cher papa,
Je voulais juste te remercier de t’être si bien occupé de moi, même si je ne suis pas encore née. Je sais que tu fais déjà plus d’efforts que Superman, tu ne laisses même pas maman manger des sushis !
Mais je dois te demander une faveur.
Attention : ça concerne les garçons.
Parce que moi, je vais naître fille. Ce qui veut dire qu’avant mes 14 ans, les garçons de ma classe m’auront déjà traitée de salope, de pute, de connasse, de plein d’autres choses. C’est juste pour rire, bien sûr ! C’est typique des garçons, alors tu ne t’inquièteras pas. Et je peux le comprendre.
Peut-être que tu faisais la même chose quand tu étais jeune, en voulant impressionner d’autres garçons. Je suis sûre que tu ne pensais pas vraiment ces mots que tu employais.
Mais voilà, peut-être que tout le monde ne comprendra pas « la blague » : ce ne seront pas les filles… Ce seront certains des garçons.
À lire aussi : Ma première fois, c’était un viol
Avant mes 16 ans, certains de ces garçons auront mis leur main dans mon pantalon, un soir où j’aurai tellement bu que je ne tiendrai plus debout. Et même si je dis « non », ils rigoleront. Parce que c’est drôle, non ?
À lire aussi : Culture du viol, consentement et « zone grise » : des concepts imaginaires ?
Si tu me voyais ainsi papa, tu aurais tellement honte. Parce que je suis ivre. Pas étonnant que je sois violée à 21 ans.
À lire aussi : Mon viol, l’alcool, la fête, ce secret et moi
« Pas étonnant que je sois violée à 21 ans »
21 ans, et sur le chemin de la maison, à l’arrière d’un taxi conduit par le fils d’un mec avec qui tu allais à la piscine tous les mercredis. Qui faisait tout le temps des blagues insultantes. Mais ce n’était que des blagues, alors tu riais.
Si tu avais su que son fils deviendrait mon violeur, tu lui aurais dit de changer de disque. Mais comment aurais-tu pu savoir ? Ce n’était qu’un garçon qui racontait des blagues bizarres, et dans tous les cas, ce n’était pas ton problème. Tu étais juste poli. Mais son fils, élevé dans ces blagues, est devenu mon problème. »
« Et puis, finalement, je rencontre Monsieur Perfection. Et tu es si heureux pour moi, papa, parce qu’il m’adore vraiment. Il est intelligent, il a un bon travail, va faire du ski de fond trois fois par semaine pendant tout l’hiver, exactement comme toi.
Mais un jour, il arrête d’être Monsieur Perfection, et je ne sais pas pourquoi. Attends, est-ce que je suis en train d’exagérer ? Une chose est sûre, je ne suis pas « une victime ». J’ai été élevée en tant que femme forte et indépendante. Mais un soir, c’est juste trop pour lui : entre le travail, la belle-famille, le mariage qui approche… alors il me traite de pute, exactement comme toi tu as traité une fille de pute, au collège, une fois. »
« Il me frappe. »
Un jour, il manque de me tuer
« Il me frappe. Je veux dire, j’ai vraiment dépassé les bornes, je peux être une vraie connasse parfois, mais nous sommes toujours le meilleur couple du monde, et je ne sais plus où j’en suis parce que je l’aime, et je le hais, je ne suis pas sûre d’avoir vraiment fait quelque chose de mal ?
Et un jour, il manque de me tuer.
Tout devient noir. »
« J’ai un doctorat, je suis aimée à la folie par ma famille et mes ami•es, je suis bien élevée, et personne n’a rien vu venir.
Mon cher papa, voici la faveur que je dois te demander : une chose en entraîne toujours une autre, alors arrête ce cercle vicieux, avant qu’il ne recommence.
Ne laisse pas mes frères traiter les filles de pute. Parce que ce n’est pas vrai. Et qu’un jour, un petit garçon pourra penser que c’est vrai. N’accepte pas les blagues insultantes de mecs bizarres à la piscine, ni celles de tes ami•es, parce que derrière chaque blague, il y a toujours une part de vérité. »
« Mon cher papa, je sais que tu me protègeras contre les lions, les tigres, les armes, les voitures et même les sushis, sans y réfléchir à deux fois, sans même réfléchir au danger pour ta propre vie.
Mais mon cher papa, je vais naître fille. Je t’en prie, fais tout ce qui est en ton pouvoir pour que ça ne reste pas la plus grande des menaces pour moi. »
C’est dur, de se dire qu’en 2015, la lutte contre le sexisme ordinaire soit « une faveur » que l’on demande comme une supplication. Alors que c’est une question de sécurité, d’intégrité physique, de préservation, de survie.
C’est encore plus dur, je trouve, de devoir attendre la prochaine génération pour combattre sérieusement, systématiquement, sans relâche, toutes les manifestations du sexisme ordinaire, des paroles aux actes, mêmes celles qui ne sont « pas sérieuses », « seulement pour rire ». Tant que d’autres les prendront au sérieux, le cercle vicieux de la violence continuera de mettre en danger tant de femmes, de causer des souffrances à tant d’hommes et de femmes.
On ne le répètera jamais assez, mais je crois que je ne le répète pas assez à mes frères, mes cousins, mes amis : messieurs, l’égalité entre les hommes et les femmes ne se fera pas sans vous. Et si vous ne le faites pas pour moi, pensez qu’un jour, peut-être, vous aurez des enfants. Une fille, peut-être. Il est encore temps de changer la société dans laquelle vous voulez qu’elle naisse et grandisse.
À lire aussi : « Nous aurions pu être des violeurs » – de l’importance de l’éducation sexuelle
Vous aimez nos articles ? Vous adorerez nos podcasts. Toutes nos séries, à écouter d’urgence ici.
Les Commentaires