C’est une journée de mobilisation record qui a eu lieu en France, ce mardi 31 janvier, pour lutter contre la réforme des retraites. D’après les chiffres du Monde, au moins 1 million 272 000 personnes seraient descendues dans la rue pour montrer leur opposition au recul de l’âge légal de la retraite à 64 ans — et donc, l’allongement de la durée de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein.
À Paris, c’est, selon les syndicats, près de 500 000 personnes qui se sont réunies sur une place d’Italie noire de monde. Madmoizelle est allé à la rencontre des manifestantes pour parler avec elles de cette réforme des retraites, des raisons qui les amenaient à se mobiliser, mais aussi de leur vision du climat politique actuel. Elles ont entre 15 et 75 ans, leurs quotidiens sont très différents, mais elles partagent un avis certain : cette réforme est ancrée dans des inégalités sociales, et elle va continuer à les renforcer.
La lutte contre la précarité comme fer de lance
Peu de temps avant le départ de la manifestation, devant la place d’Italie, Anna* explique : « Je suis là pour défendre la retraite et pour défendre nos droits sociaux. Je suis là en tant que femme aussi, parce qu’on va encore perdre plus que les hommes dans cette réforme. »
Pour l’archéologue de 31 ans, cette réforme augurerait une retraite bien après 64 ans. « Je travaille dans un milieu où l’on enchaine les CDD courts et les périodes de chômage. Je sais que j’aurai une carrière hachée, et qu’avec cette réforme, je ne partirai jamais à la retraite à 64 ans. On ne parle pas assez des parcours précaires, des gens qui ne pourront jamais partir avec des retraites complètes. »
La précarité, c’est un sujet qu’aborde aussi Constance, 35 ans, qui n’a pas attendu cette réforme pour battre le pavé : « Ça fait déjà 4 ans que je suis à toutes les manifestations. Contre la réforme du chômage, contre la loi anti-squat… Pour moi, ce gouvernement criminalise la pauvreté. Le programme économique et social de ce gouvernement tue les pauvres, je ne sais pas comment le dire autrement. »
La retraite, elle n’y pense même pas. « Je suis tellement précaire que je ne sais même pas si j’aurai une retraite. Ce n’est pas pour moi que je me bats. Il y a tellement de choses à dire : cette réforme condamne tout le monde, et en partie les femmes parce qu’elles reçoivent toujours moins, qu’elles ont des carrières hachées… »
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Une réforme qui pénalise les femmes, encore et toujours
« On veut soigner en gériatrie, pas y recruter » peut-on lire sur une des pancartes de Pauline et Auréa, infirmières, respectivement 25 et 29 ans. Elles racontent avoir du mal à se projeter durablement dans leur métier trop peu reconnu.
« Là, on a entre 25 et 30 ans et quand on rentre du travail, on a déjà mal au dos. À 64 ans, c’est pas un déambulateur qu’il va nous falloir, c’est un chariot ! Comment on va pouvoir soigner des gens dans cet état ? L’hôpital public, c’est de plus en plus difficile et des soignants de plus de 60 ans dans les services, c’est peut-être aussi des soignants moins efficaces. »
Comme la plupart des interrogées, elles rappellent à quel point cette réforme pénalise les femmes. « On ne parle pas assez de la manière dont cette réforme est injuste pour les femmes. »
Un constat que rejoignent Marianne, 28 ans et Mathilda, 40 ans. Toutes les deux éducatrices spécialisées, elles sont venues manifester avec de la famille et des amis. « Autour de nous, on voit de plus en plus de monde se mobiliser. On a des amis dont c’est la toute première manifestation ! »
Marianne n’a pas encore simulé l’effet de la réforme sur sa retraite, mais elle se doute de ses effets. « Déjà, on est des femmes et on a bien vu que pour une retraite égale, il fallait travailler plus. Ensuite, dans notre secteur, on a des petits salaires, et peu de perspectives d’évolution. On savait déjà qu’on allait avoir des toutes petites retraites, mais avec cette réforme, on risque de basculer dans la précarité complète. »
Manifester pour soi et pour les autres
Pour autant, l’éducatrice ne perd pas espoir. « Ça ne suffit pas de dire qu’on n’est pas contents sur les réseaux sociaux, il faut montrer qu’on est là, qu’on ne se laissera pas faire, et qu’on est prêts à perdre des journées de salaire parce que la retraite, c’est trop important. Si on cède là-dessus, ce sera quoi la suite ? Les retraites privées ? »
Pour Mathilda comme pour Marianne, l’idée de travailler jusqu’à plus de 64 ans, voire plus pour toucher une pension complète est inenvisageable pour elles, mais aussi pour le public avec lequel elles travaillent :
« On a des horaires décalés assez soutenus, sans rythme régulier. À ça s’ajoutent les situations psychologiquement difficiles qu’on doit traiter. S’il faut travailler jusqu’à 68 ans pour toucher une retraite complète, comment peut-on tenir ?
Les jeunes avec qui on travaille vont être les premiers touchés par cette réforme. Les personnes qui passent par un parcours de protection de l’enfance, en général, ne vont pas faire de longues études, enchaînent les petits contrats pour des boulots physiques… Ce sont eux qui se cassent le dos sur les marchés, à la caisse, jusqu’à je ne sais pas quel âge. C’est aussi pour eux qu’on est là. »
Elles ne sont pas les seules à souligner qu’elles sont là par solidarité avec d’autres. Isis et Violette ont quinze ans, elles sont en seconde dans un lycée parisien huppé et pour elles, l’idée même de la retraite est lointaine. « On est là pour protester contre le fait que certaines personnes doivent travailler plus longtemps, alors qu’elles n’ont pas la forme physique pour le faire » explique Isis.
Violette reprend : « J’ai du mal à me projeter dans le fait d’être à la retraite, mais ce n’est pas parce qu’on ne se sent pas inclues dans la réforme qu’on a pas le devoir d’aller manifester. J’espère faire un métier qui ne me fera pas souffrir physiquement, mais ce n’est pas le cas de beaucoup d’autres personnes et c’est normal de soutenir celles et ceux qui vont devoir travailler plus tard en s’abîmant la santé. »
Ce devoir de soutenir les autres est ré-affirmé quelques mètres plus tard par Sabine, 75 ans et retraitée. Cette ancienne correctrice dans l’imprimerie confie en riant n’être « peut-être pas le meilleur exemple à interroger ». Elle est en effet restée à son poste jusqu’à 64 ans, par choix, ce qui lui a permis d’obtenir une meilleure pension de retraite : « Mon travail n’était pas physiquement difficile, et j’avais un bon salaire. L’effort de travailler plus quand on est bien payé, c’est bien plus facile que quand on est déjà fatigué et que quand on est très peu rémunéré. »
Elle raconte avoir manifesté régulièrement contre l’allongement de la durée de cotisation. « Je pense qu’un des buts de cette réforme, c’est de baisser le montant des pensions. Parce que les personnes qui ne pourront pas travailler entre 57 et 65 ans seront au chômage ou au RSA, et ne pourront pas cotiser. En fin de course, ces personnes seront démoralisées et leur rémunération sera très restreinte. Je trouve ça terrible. Le coût de la vie ne cesse d’augmenter, c’est très dur de se loger. Pour les femmes, qui vivent des interruptions de carrière, les personnes qui ne sont pas propriétaires, c’est déjà difficile et ces personnes vont souffrir encore plus à cause de cette réforme. »
Elle explique que pour ce qui touche au travail, on ne peut pas généraliser, avant d’affirmer discrètement : « Il ne faut pas trop le dire, mais s’ils avaient voulu baisser les retraites très élevées pour aider à en financer d’autres, je n’aurais pas été contre, parce que les disparités sont énormes. Et une fois qu’on est à la retraite, on ne peut pas les rattraper : on est plus employable, on est trop fatigué. »
Un ras-le-bol dirigé vers le gouvernement
Au sein de la manifestation, pancartes et drapeaux mettent en avant des causes multiples. Climat, inégalités de genre, précarité, cette réforme des retraites semble cristalliser un conflit politique plus large, mais aussi une colère dirigée vers le gouvernement. Pauline et Auréa racontent ainsi leur frustration face à l’utilisation fréquente du 49.3 : « On aimerait qu’ils écoutent, qu’ils entendent qu’on en a marre du fond comme de la forme avec ces passages en force ».
Marie, 53 ans, raconte, elle aussi, sa déception face à la politique du gouvernement Macron. « Je suis là parce que je suis contre cette réforme, mais je suis aussi là parce que ça m’insupporte, ce qui est en train de se faire. J’ai voté Macron pour voter contre Le Pen, je n’ai pas voté pour qu’on repousse l’âge de la retraite ! On s’est bien fait avoir, et notre vote sert des projets dont on ne veut pas. »
Un discours que rejoint Stéphanie, 43 ans, adossée à une barrière aux côtés de Christelle entre des drapeaux de la CGT. « Si je suis venue, ce n’est pas forcément pour la retraite même si je suis contre cette réforme. Je suis là pour montrer qu’il faut que ça s’arrête. » Elle poursuit.
« En tant que commerçante, je suis acculée de charges, je n’ai pas les moyens de payer de complémentaire retraite. Je me dis que plus on sera nombreux, plus on motivera d’autres gens à venir dans la rue avec nous et à se mobiliser pour faire changer les choses. C’est la catastrophe pour tout le monde. On paie 2 € un litre de gazole, les matières premières sont un gouffre, les factures d’électricité sont un gouffre… »
« J’ai fait le calcul, je devrais travailler jusqu’à 68 ans »
À ses côtés, Christelle, 41 ans, rebondit. « Avant tout, je suis là pour mes enfants et pour le monde qu’on va leur laisser. Il n’y a pas que la retraite. Il y a aussi la question du pouvoir d’achat, de l’énergie, de l’écologie… Mais j’ai fait le calcul et avec cette réforme, pour toucher une pension complète, il faudra que je travaille jusqu’à 68 ans. Même si je ne fais pas un métier épuisant, il faut pouvoir tenir ! »
Quand je l’interroge sur la manière dont elle envisage sa retraite, elle ne cache pas son pessimisme : « Moi, je me vois mourir au boulot. Ou alors, avoir encore un ou deux ans en bonne santé après 68 ans, et après, plus rien. C’est très défaitiste, mais c’est comme ça que je vois les choses. Je ne sais même pas si je vais l’avoir, cette retraite. »
L’espoir d’être entendues ?
Sur les effets de la mobilisation, les discours sont disparates. Certaines, comme Marie, n’espèrent pas grand-chose : « J’ai l’impression qu’il fera ce qu’il veut, mais c’est important de montrer qu’on est là quoi qu’il arrive ». À l’inverse, Stéphanie reste optimiste : « Si je n’y croyais pas, je serais restée dans mon canapé, c’est mon jour de repos ! Mais il ne faut rien lâcher, et que la mobilisation continue à s’agrandir. »
Constance, quant à elle, voit dans ce mouvement social la possibilité de recommencer à lutter collectivement : « Après avoir été enfermés pendant deux ans avec la pandémie, c’est l’occasion de se retrouver. Je n’attends pas grand-chose de la part du gouvernement, mais j’espère que les différents mouvements de lutte sociale vont s’organiser et pouvoir continuer à avancer ».
Pour Anna enfin, le changement est déjà visible, même s’il est infime. « J’ai l’impression que le gouvernement change un peu dans son discours, qu’ils sont passés d’une « réforme indispensable » à « une réforme souhaitable ». Est-ce que ça va marcher ? Est-ce qu’on va réussir à amender cette loi au Parlement ? Moi, ce que je voudrais, c’est qu’on revienne à la retraite 60 ans. »
Toutes les interrogées affirment qu’elles continueront à se mobiliser, tant que cela leur sera possible.
* Le prénom a été modifié
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Les Commentaires
Hormis certains fonctionnaires ayant un métier à risque (policiers, éboueurs, etc.), es personnes nées à partir de 1973 sont déjà à 43 années de cotisation. Et même chose les fonctionnaires à risque on trouve du 43 ans pour ceux nés à partir de 1976 ou encore 1981.
Moi avec 43 ans d'assurance, j'aurais pu partir à 63 ans et 3 mois. Le recul de l'âge légal à 64 ans va me faire travailler 9 mois dans le vent.