D’emblée, le lien entre féminisme et bière n’est pas évident, notamment parce que cet alcool populaire et accessible traîne encore une image masculine et de camaraderie virile, savamment entretenue par la publicité, mais aussi par toute l’industrie du divertissement.
Mais en lisant Maltriarcat – Quand les femmes ont soif de bière et d’égalité, publié chez Nouriturfu début mars, on comprend mieux pourquoi et surtout comment la brasserie est devenue un bastion masculin… et comment la consommation de bière est devenue si genrée.
Derrière Maltriarcat, il y a la journaliste féministe et passionnée de bière, Anaïs Lecoq. Comme pas mal de gens, elle a découvert le fameux nectar en sirotant une Heineken à l’adolescence. Ce n’est que bien plus tard, en rencontrant son actuel copain, amateur de bière belge, qu’elle s’est découvert une vraie passion. On l’a rencontré pour nous parler de son livre, de la place des femmes dans le milieu de la brasserie et de la lente évolution vers une industrie qui donne enfin aux femmes la place qu’elle mérite.
Madmoizelle : Comment vous êtes-vous dit : « Je me passionne pour la bière… et si je m’attelais à gratter un peu pour déceler le sexisme et toutes les discriminations de ce milieu » ?
Anaïs Lecoq : En tant que journaliste et féministe, j’ai pas mal travaillé sur les questions de violences faites aux femmes, sur les violences conjugales. Dans mon métier, je faisais des choses un peu lourdes et le milieu de la bière, ça m’a permis de souffler, de trouver un hobby un peu léger… sauf que je me suis vite fait rattraper par tout un tas de petites choses qui vous font dire : « Même pour boire un coup, on n’est jamais tranquille ! ». Ce sont des remarques dans les bars, des serveurs qui te prennent pour une andouille qui n’y connait rien, des cavistes qui t’ignorent complètement. Tous ces petits trucs m’ont vite saoulée.
J’ai commencé à lire des livres sur la bière, son histoire, et au fil des lectures, presqu’à tous les coups je tombais sur une phrase qui disait « Depuis l’Antiquité, ce sont les femmes qui brassaient la bière », et c’était tout. J’ai donc commencé à beaucoup plus me renseigner, à lire des ouvrages anglo-saxons. C’est là que j’ai trouvé un peu plus de choses, notamment l’historienne Judith M. Bennett qui s’est intéressée aux brasseuses pendant le Moyen Âge en Angleterre. Ce lien entre bière et féminisme, c’est venu comme ça. J’ai cherché un livre sur ce sujet, et il y en avait pas. Et je me suis dit « bon, à moi de l’écrire ».
Cette question de l’invisibilisation des femmes, on la voit dans le milieu de l’art, de la littérature… donc dans la brasserie, finalement, c’est la même chose ?
Malheureusement oui, la bière n’y échappe pas. Pour la simple et bonne raison que, à son origine, c’était une tâche domestique, c’était pour nourrir la famille, donc forcément qui s’en occupe ? C’est la mère, la femme. Et comme tant d’autres choses, à partir du moment où c’est devenu rentable économiquement et bien vu socialement, petit à petit, on a écarté les femmes de la production.
Dans ton livre, on comprend aussi que l’histoire de la brasserie est autant liée à la question des oppressions faites aux femmes, qu’à l’émergence du capitalisme…
Il y a eu plusieurs étapes, mais c’est vraiment la révolution industrielle qui a achevé les brasseuses. Elles n’ont pas d’accès au capital, pas d’accès à la propriété, pas le droit de travailler si leur mari ne le veut pas, tandis que lui peut récupérer leur salaire. Pas le droit non plus de faire des études, donc elles ne vont pas monter une usine brassicole ni se former dans les écoles. Elles n’ont pas le droit, tout simplement. Donc, ces messieurs font leur business et elles restent à la cuisine encore et toujours.
Et aujourd’hui, être une femme qui brasse de la bière, c’est faire face à quel genre de difficultés ?
Il y en a plusieurs. Dans l’imaginaire collectif, faire de la bière, c’est un métier d’hommes. Si on veut lancer sa brasserie, si on veut un matériel qui permet de faire des bières de qualité en grosse quantité – à l’échelle artisanale j’entends bien – déjà, ça coûte beaucoup d’argent. C’est compliqué d’être prises au sérieux auprès des investisseurs, auprès des banques, d’être bien conseillée et d’obtenir des prêts pour monter sa brasserie. Je cite l’exemple d’une brasseuse que j’ai interviewée, à qui on a dit « Mais qui va s’occuper des enfants ? », quand elle a demandé un prêt à la banque. Il y a donc déjà cet aspect économique.
Et puis il y a aussi la crédibilité. On est dans un milieu où il y a majoritairement des hommes à la tête des brasseries, qui tiennent des caves, et qu’on va démarcher pour vendre la bière. Et puis les collègues, les autres brasseries, ce sont surtout des hommes, les femmes sont minoritaires. On sait que quand on est une femme, mais aussi quand on est une femme noire, il faut travailler deux fois, trois fois plus pour avoir à peine le même niveau de reconnaissance que ses collègues masculins.
L’impression de ne pas avoir le droit à l’erreur, c’est quelque chose que les brasseuses ou les sommelières ressentent beaucoup. Il ne faut pas se tromper, sinon tu vas tout de suite être reprise, être jugée moins bonne. Et c’est pareil auprès du consommateur. Il y a une étude très intéressante de l’université de Stanford que je cite dans le livre, qui a démontré que les consommateurs apportent moins d’intérêt à une bière et la jugent moins bonne si ils pensent que c’est brassé par une femme.
Justement, vous vous intéressez à la fabrication, mais aussi à la consommation de la bière, qui est aussi très genrée…
D’abord, la bière, c’est un alcool populaire, et qui est surtout associée à des milieux masculins. Ensuite, quand on dit bière, on pense amertume et c’est quelque chose qui est aussi considéré comme très masculin. Les femmes, elles, aiment le sucré. Alors, même si c’est du pur conditionnement social et qu’il n’y a rien de scientifique là-dedans, ça joue beaucoup.
Je le vois énormément quand je fais des événements, ou quand je suis derrière le bar à servir de la bière. Dans un couple, c’est toujours l’homme qui veut déguster. Puis, quand je propose à la femme, la réponse c’est : « Ah non non, moi j’aime pas la bière, c’est trop amer. » Du coup, je vais un peu plus loin, j’essaie de proposer d’autres styles, des bières acides. Et après elle goûte : « En fait, j’aime bien. » Il faut vraiment amener les femmes à s’intéresser à la bière. Peut-être qu’elles n’aimeront jamais, mais en fait, elles ne sont jamais ciblées pour la bière. Les femmes en ont tellement été écartées en tant que consommatrices, qu’elles ont acquis que la bière n’était pas pour elles et ne s’y intéressent même pas.
Les femmes ne sont présentes dans la publicité que pour vendre la bière aux hommes, on trouve beaucoup d’exemples dans le livre, même encore récemment…
On utilise le corps de la femme pour vendre la bière. On l’a déplacé d’une sphère à une autre, de la production à la promotion. Il y a aussi un truc très français de parler de couleur de bière plutôt que de style, on parle des blondes, des rousses, ses brunes. C’est tout trouvé pour associer la femme aux produits et encore plus la déshumaniser pour dire en gros : « Tu bois la bière, tu as aussi la femme qui est sur l’affiche et sur l’étiquette. »
Quand vous évoquez la consommation, vous évoquez aussi le syndrome de la beer girl dans le livre…
C’est moins le cas en France, mais aux États-Unis, au Canada ou en Angleterre, où la culture bière est plus développée depuis plus longtemps, avec le renouveau de la bière artisanale, on a énormément de comptes Instagram, d’influenceurs et d’influenceuses bière. Il y a une grosse communauté de femmes qui sont très suivies et qui s’en prennent plein la gueule car souvent, elles se montrent, et si tant est qu’on voit un décolleté ou qu’elles se mettent en scène ou qu’elles posent, c’est comme si elles étaient là pour attirer le regard masculin, mais qu’elles ne boivent pas la bière qu’il y a dans leur verre et qu’elles n’y connaissent rien.
Pourtant derrière ces comptes, il y a des sommelières, il y a des meufs qui bossent dans la bière ou même des amatrices. Et si elles ont envie de se prendre en photo et de se mettre en scène, elles font bien ce qu’elles veulent, mais ça ne décrédibilise pas leurs connaissances dans la bière. C’est ce qu’on retrouve dans plein d’autres milieux très masculins, comme le jeu vidéo. Quand les femmes y entrent, c’est compliqué.
Il y a aussi un peu de féminisme washing dans le milieu de la bière ?
Il va y avoir d’un côté les brasseries industrielles, comme Heineken qui font du pur féminisme washing avec des pubs où l’on voit des femmes qui boivent de la bière. C’est génial pour le grand public qui va voir ça, ça change un peu. Mais d’un autre côté, au sein de leur entreprise, l’éthique, l’inclusivité, on n’y est pas du tout.
Dans les brasseries artisanales, c’est encore très compliqué, il y en a qui vont être plus ouvertes, mais on n’est pas dupes. Il y a une asso américaine qui s’appelle Pink Boots, qui regroupe des professionnelles de la bière, et qui a une branche en France. Tous les ans, autour du 8 mars, un brassin collaboratif est fait avec des brasseuses pour obtenir une bière estampillée Pink Boots pour lever des fonds et aider les femmes à se former. C’est une initiative mixte, donc des hommes peuvent aussi participer. Tous les ans, on a de plus en plus de brasseries qui font ce brassin, ça fait joli sur le feed Instagram. Ça leur donne le sentiment de faire le taf pour le 8 mars, alors que c’est un sujet dont ils ne parlent jamais. Pour moi, c’est juste performatif.
À côté de ça, il y a des brasseuses, des femmes qui toute l’année parlent du sujet , elles ne laissent pas passer les commentaires dégradants et se battent pour visibiliser les femmes du milieu. Il y a quelques alliés, heureusement, mais ils ne sont pas nombreux.
Il y a eu une petite victoire récemment, le fait que le Syndicat national des brasseurs indépendants vient d’être nommé le Syndicat national des brasseries indépendantes. C’est un premier pas. mais il faut aussi qu’au sein du syndicat, il y ait des formations sur le sujet de l’inclusivité, des chartes, des actions concrètes.
Quels retours avez-vous de la part de la profession sur votre livre ?
J’ai eu des retours très positifs de la part des des femmes, des professionnelles du milieu qui disent : « Enfin ! » et qui sont contentes d’avoir un outil avec des chiffres et des études, des choses qu’on peut rétorquer.
Mais je sais aussi que le milieu de la bière artisanale est très… [Elle hésite.] Ce n’est pas comme le milieu du vin, je pense à Sandrine Goeyvaerts qui a publié Manifeste pour un vin inclusif [toujours chez Nouriturfu, ndlr]. Elle s’est pris une vague de harcèlement très violente du milieu du vin et des professionnels du vin, qui sont des vieux mecs blancs. Le milieu de la bière artisanale se veut un peu à l’opposé du monde du vin, c’est à dire plus ouvert, plus progressiste. Je n’ai pas d’attaque frontale par rapport au livre, mais je sais qu’il ne plaît pas à tout le monde…
Comment voyez-vous les évolutions dans ce milieu, avec celles dont vous citez le travail, comme Carol-Ann Cailly de Hoppy Hours ?
Le renouveau de la bière artisanale en France a une dizaine d’années, c’est encore récent et il est en pleine expansion, il cherche un peu son identité. Le moment est idéal pour en faire autre chose que tout ce qu’on connait déjà, quelque chose d’ouvert, de réellement inclusif. Et pas que sur les comptes Instagram ! Il y a Carol-Ann, qui fait une pédagogie de fou et bien d’autres, il y a aussi celles qui ont relancé Pink Boots en France en 2018, il y a tout ce petit monde qui commence à vraiment bouger et à être de plus en plus entendu. C’est le moment d’acter des choses et de créer du changement. Un vrai changement !
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Crédit photo : Anaïs Lecoq par Mathilde Giron
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Les Commentaires
Sur les groupes Facebook de brassage il y a 99% d'hommes et régulièrement des remarques sexistes, je m'y reconnais pas, ça manque de meuf dans ce milieu ! C'est aussi pour ça que je vais ouvrir ma microbrasserie à la ferme pour visibiliser les femmes de la bière