Article co-écrit par Sabrine Benmoumene et Aurélien Defer
« Êtes-vous vraiment une femme racisée avec des lunettes si on ne vous a jamais appelé Mia Khalifa ? » C’est par cette question provocatrice que s’est pendant longtemps présentée l’ex-actrice pornographique Mia Khalifa. Victime de son succès éclair au milieu des années 2010 alors qu’elle apparaît dans plusieurs vidéos virales, la désormais influenceuse d’origine libanaise s’est vue reprocher la sexualisation de toute une génération de femmes à lunettes. Plus grave : d’autres internautes l’accusent d’avoir participé à la fétichisation du hijab, ce voile porté sur la tête par nombre de musulmanes.
Pendant sa carrière courte, mais remarquée dans le porno, Mia Khalifa est en effet apparue voilée à plusieurs reprises, jouant la croyante ingénue qui s’ouvre aux plaisirs du sexe. D’éducation chrétienne, l’ex-actrice n’a jamais présenté d’excuses pour avoir tiré parti d’un symbole de l’islam, mais s’est récemment exprimée à ce sujet dans une vidéo TikTok : « Où est votre mépris pour les sociétés de production qui continuent à produire des contenus fétichisant le hijab ? »
« Un vêtement qui résonne pour un public spécifique et l’excite »
Qu’elle soit européenne ou nord-américaine, l’industrie du porno n’a eu de cesse de capitaliser sur une imagerie religieuse. Si Bang Bros, la société avec laquelle Mia Khalifa a collaboré, a aujourd’hui suspendu sa production de films mettant en scène des actrices voilées, d’autres ont bien volontiers repris le flambeau. En 2021 et 2022, les sites web Hijab Hookup et Hijab MYLFS, dédiés exclusivement à des vidéos dites de « hijab porn », ont ainsi vu le jour. « Ici, nous aidons ces filles magnifiques à aller à l’encontre des souhaits conservateurs de leurs familles et à avoir enfin les expériences sexuelles dont elles ont rêvé », peut-on lire sur l’un d’entre eux.
Ses quelque 70 vidéos présentent des scénarios tous plus douteux les uns que les autres. On suit les aventures d’une jeune musulmane mariée de force, craignant de décevoir les attentes sexuelles de son époux. Plus loin, une étudiante étrangère en voyage aux États-Unis est accueillie par un homme qui lui fait croire que les Américains se touchent les parties intimes pour se saluer. On retrouve aussi l’histoire d’une femme de ménage volant chez son patron pour subvenir aux besoins de sa famille au Moyen-Orient et acceptant de coucher avec lui après qu’il l’a menacée d’une plainte.
À chaque fois, les actrices portent un voile qu’elles conservent durant l’entièreté des ébats. Il arrive d’ailleurs régulièrement que ce vêtement soit la cible de l’éjaculation de l’acteur masculin. Thomas Alexander, directeur de la communication des marques TeamSkeet et MYLF, lesquelles produisent les vidéos Hijab Hookup et Hijab MYLFS, se justifie auprès de Madmoizelle : « Nous essayons d’être les architectes des fantasmes des personnes. Ce format se base sur la présentation d’un vêtement qui résonne pour un public spécifique et l’excite. »
Conquérir des corps dissimulés
« Le hijab porn n’a rien à voir avec le sexe, mais plutôt avec le pouvoir, la domination », estime quant à elle Ibtisam M. Abujad. Chercheuse à l’université Marquette aux États-Unis, elle est l’autrice d’un article paru en 2021 retraçant « la violence coloniale » de ce type de pornographie. Sous couvert de divertissement et d’assouvissement d’un fantasme, ces vidéos stigmatisent la religion musulmane et renforcent des discriminations, analyse Ibtisam M. Abujad. Elle poursuit : « Les corps des femmes sont les véhicules de cette domination. Et cela témoigne de la fonction historique des femmes musulmanes dans l’imaginaire. »
En mettant en scène des ébats entre des femmes voilées présentées comme arabes et des hommes blancs nord-américains, l’industrie du porno cherche à donner à voir ce qui ne peut être vu. Et perpétue un fantasme ancien. Figure historique de l’Algérie française, le général Thomas-Robert Bugeaud relevait déjà à propos du voile islamique que « les Arabes nous échappent parce qu’ils dissimulent leurs femmes à nos regards », encourageant par la suite les Algériennes à se « dévoiler ».
Historiquement perçue comme chaste, mais aussi sensuelle, l’image de la danseuse du ventre n’étant jamais loin, la femme arabe croyante a toujours été la cible d’une extrême sexualisation. Et donc d’une volonté de conquête, d’occidentalisation de son corps. « Les producteurs de pornographie présentent le Nord global comme le sauveur qui peut libérer les femmes musulmanes entravées par leurs traditions ou par leurs relations avec leurs familles », note Ibtisam M. Abujad. Les personnages masculins des films Hijab Hookup et Hijab MYLFS sont en effet majoritairement des hommes blancs, américains, érigés en héros d’une libération sexuelle montée de toutes pièces.
Quant aux hommes arabes et musulmans, qui apparaissent aussi dans ces vidéos, ils sont systématiquement montrés comme violents, rétrogrades, ignorants et incapables de voir qu’ils sont en train de se faire « voler » leurs filles ou leurs femmes. Il s’opère ici, selon Ibtisam M. Abujad, une revanche d’ordre géopolitique entre les États-Unis et le monde arabo-musulman, dont l’histoire commune récente a été marquée par les attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Aghanistan puis de l’Irak. Chez TeamSkeet et MYLF, Thomas Alexander nie une telle symbolique et assure que « le porno n’est pas un lieu de stigmatisation ».
Les actrices partagées
Devenu très populaire en quelques années seulement, le « hijab porn » est aujourd’hui une manne financière importante qu’il faut à tout prix protéger des critiques. Une obsession pour bon nombre de producteurs de films pornographiques, aussi, et une injonction pour les actrices, en particulier les femmes racisées étant perçues comme proches de la religion musulmane ou de l’arabité.
Sans cesse sollicitée pour tourner vêtue d’un hijab, la travailleuse du sexe d’origine syrienne Roxie Sinner a toujours décliné ces offres. Elle affiche désormais sur son profil Twitter, en lettres capitales : « PAS DE SCÈNE EN HIJAB ». « Littéralement chaque putain de jour, des personnes demandent à mon agent une scène en hijab », confiait-elle en 2022 au micro du podcast « Plug Talk », clamant son respect pour une religion voisine de la sienne. L’actrice n’a pas répondu aux multiples sollicitations de Madmoizelle.
Thomas Alexander assure que, « comme dans tout travail de fiction, les rôles [de femmes musulmanes] n’ont pas besoin d’être endossés par des personnes d’une ethnie ou d’une religion spécifique ». Sur les sites Hijab Hookup et Hijab MYLFS, il apparaît en effet que les actrices choisies pour interpréter des « femmes arabes » et des « MILFs du Moyen-Orient » sont le plus souvent blanches, asio-américaines, latino-américaines ou afro-américaines.
Anissa Kate, actrice française dont l’un des parents est kabyle, est apparue voilée à une reprise et collabore toujours avec les filiales de Paper Street Media, la société-mère de TeamSkeet et MYLF. Contactée en France via l’entreprise Dorcel, à laquelle elle est affiliée, elle a refusé de s’exprimer sur le sujet. Il faut dire que le terrain est sensible. L’actrice américaine Nadia Ali, née au Pakistan et musulmane de confession, a quitté la profession en 2016 après qu’un producteur lui a demandé de tourner « une scène dans laquelle un Américain blanc habillé comme Donald Trump baise une femme musulmane ». Elle avait porté le hijab en vidéo plus d’une fois, notamment pour Hijab Hookup.
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Une demande croissante, y compris en France
Depuis, de nombreux fans réclament son retour. La demande pour le « hijab porn » s’élargit à mesure que la production s’accélère. Madmoizelle a échangé avec Mark (le prénom a été modifié), qui en est un grand consommateur. Sur son compte Twitter, il émet quotidiennement ce qu’il appelle des « wishlists » dans lesquelles il énumère les actrices qu’il aimerait voir arborer le voile islamique en vidéo. « En général, j’aime l’aspect tabou de la chose […], ces filles innocentes et pures qui sont corrompues ou bien celles d’apparence innocente qui montrent leur côté sauvage », précise-t-il.
Mark reconnaît toutefois que le « hijab porn » véhicule des stéréotypes et que cette niche s’est trouvée un public parfois peu bienveillant. « Sur Twitter, j’ai beaucoup d’abonnés indiens et, malheureusement, quand je regarde leurs comptes, il y a beaucoup de contenus très haineux vis-à-vis des musulmans, plus haineux encore que ceux des Blancs racistes. »
La France, pays où le port du voile fait encore débat, consomme également beaucoup de « hijab porn ». Dans son récapitulatif statistique de l’année 2022, le site Pornhub relève que la recherche « femme voilée » y a augmenté de 213% en un an. L’industrie hexagonale s’est par le passé illustrée dans la production de contenus de ce genre, notamment à travers le site Beurette Tour qui, jusqu’en 2013, exposait des actrices grimées en femmes musulmanes voilées, accents forcés et peaux maquillées à l’excès.
Bien que le racisme de ces productions ait depuis été dénoncé, notamment à travers une récente tribune de l’intellectuelle féministe Françoise Vergès dans Le Monde, le succès croissant du « hijab porn » et l’islamophobie qu’il véhicule semblent difficiles à endiguer.
Article co-écrit par Sabrine Benmoumene et Aurélien Defer
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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