Si t’as la flemme de lire…
Quand j’étais ado, tous les mois, ma petite soeur recevait Glamour.
Et tous les mois, je le lisais, un peu en cachette — j’étais une « fille qui n’aime pas les filles », j’assumais pas de lire de la presse féminine, si futile, si superficielle (en tout cas selon les mecs avec lesquels je voulais traîner).
Je ne saurais pas te dire si le contenu était si futile que ça : je ne m’en souviens pas. Je me souviens pas d’un seul sujet traité dans Glamour.
Je ne me souviens que de la culpabilité. De me détester.
Quand je refermais Glamour, je me sentais déprimée. J’avais honte. Je me disais que je ne serais jamais assez bien, que je ne serais jamais assez femme.
Toutes les injonctions me submergaient.
Je me sentais noyée par la certitude que j’avais raté le guide « comment être une femme », que j’étais trop bête, nulle, grasse, moche, poilue et timide pour arriver à atteindre un jour cet idéal de féminité qui semblait si accessible, si évident à celles qui m’entouraient.
Et puis j’ai découvert le féminisme.
J’ai compris que ce n’était pas ma faute si je déprimais, que ce n’était pas moi qui n’étais pas assez bien, mais le modèle qu’on me présentait qui était absolument irréaliste.
J’ai compris qu’aucune femme n’était la femme idéale, qu’il était impossible de cumuler TOUT ce qu’une femme « devrait être », que les injonctions étaient non seulement trop nombreuses mais aussi franchement contradictoires.
J’ai lu des femmes, écouté des femmes, et j’ai compris que toutes les femmes cachaient cette même honte que moi, se sentaient plus nulles que les autres, avaient l’impression d’être le seul vilain petit canard à n’avoir pas reçu le manuel de féminité au moment de la puberté.
J’ai partagé ma déprime avec d’autres femmes et ensemble, on s’en est libérées.
On a porté, sur madmoiZelle et ailleurs, sur les réseaux sociaux et dans les partis politiques, dans nos couples et dans nos repas de famille, des combats que le monde a longtemps tenté de nous refuser.
On a lutté pour que nos violences quotidiennes soient reconnues : le harcèlement de rue, la culture du viol, le slut shaming, pour ne citer que quelques exemples.
On a lutté pour des droits si fondamentaux qu’on avait presque oublié qu’on en était privées : le droit à disposer librement de notre corps (y compris de nos poils), le droit à nous trouver belles même grosses, même noires, même le crâne rasé, même avec de la cellulite et des vergetures, le droit à des protections hygiéniques qui coûtent moins cher et sont meilleures pour nos vulves et nos vagins
, le droit à parler de nos règles sans provoquer des nez froncés et des regards dégoûtés, le droit à ne pas nous abîmer le corps avec des talons, le droit à ne pas nous masquer le visage sous du maquillage, le droit de bâtir nos vies, avec nos codes, nos ambitions, nos valeurs.
Le droit à être nos propres personnes, à nous extraire des dichotomies genrées pour passer de « je ne suis pas comme les autres filles » à « je suis une fille, et c’est génial, car les filles, c’est génial ».
On a lutté pour avoir le choix. On a lutté pour que nos voix soient entendues, nos violeurs punis, nos corps respectés, nos avis écoutés.
Et on lutte toujours.
On a appris à s’unir, pour le meilleur comme parfois pour le pire.
Et pourtant, quand je parle avec des madmoiZelles, je les constate trop souvent… déprimées. Honteuses. En culpabilité.
Pas assez bien.
Comme je l’étais.
Je vois ces vingtenaires si libérées par rapport à moi, si éclairées sur les injonctions, sur le système patriarcal, sur la misogynie intériorisée. Et je les vois aller mal.
Parce qu’elles ne sont pas assez bien.
Parce qu’on leur a, de nouveau, vendu un objectif de femme idéale qui n’existe pas.
En 2012, dans Gone Girl (Les apparences), l’autrice Gillian Flynn dressait un portrait de la « fille cool », un idéal féminin impossible à atteindre, construit par le regard et les exigences des hommes.
La description était si puissante, si juste qu’elle a tapé juste chez des centaines de milliers de femmes à travers le monde, lesquelles ont reconnu dans ces mots ce qu’elles pensaient sans savoir le formuler.
« Ce soir-là, à la fête de Brooklyn, je jouais la fille à la mode, la fille dont un homme comme Nick rêve, la Fille cool. Pour les hommes, c’est toujours le meilleur compliment, non ? « C’est une fille cool ».
Être la Fille cool, ça signifie que je suis belle, intelligente, drôle, que j’adore le football américain, le poker, les blagues salaces, et les concours de rots, que je joue aux jeux vidéo, que je bois de la bière bon marché, que j’aime les plans à trois et la sodomie, et que je me fourre dans la bouche des hot dogs et des hamburgers comme si c’était le plus grand gang bang culinaire du monde, tout en continuant à m’habiller en 36, parce que les Filles cool, avant toute chose, sont sexy. Sexy et compréhensives. Les Filles cool ne se mettent jamais en colère : elles font un sourire chagrin et aimant, et laissent leurs mecs faire tout ce qu’ils veulent. Vas-y, traite-moi comme une merde, ça m’est égal, je suis une Fille cool.
Les hommes croient réellement que cette fille existe. Peut-être que s’ils gobent ce bobard, c’est parce qu’il y a tant de femmes qui ne demandent qu’à faire semblant d’être cette fille. »
J’ai l’impression qu’en 2020, le mythe de la « fille cool » existe toujours, sous un autre nom, une autre forme, mais en provoquant toujours autant de souffrance chez celles qui ne l’atteignent pas (puisque c’est impossible).
Elle n’est plus façonnée uniquement par le désir masculin, et c’est peut-être pire : l’injonction à être une « fille cool » est présente à chaque instant, dans chaque groupe, même dans les espaces non-mixtes qui peuvent être si utiles pour faire avancer les droits des femmes.
Qui est-elle, cette « fille cool » de 2020 ?
Elle est cette meuf que tu suis sur Instagram, que tu regardes sur YouTube, que tu RT sur Twitter. Cet être qui cumule militantisme féministe, conscience écologique, activisme et bonne humeur. Qui s’engage plus que toi, mieux que toi, qui est plus éduquée, plus sensibilisée, plus déconstruite, qui dit ce qu’elle pense même quand le monde est contre elle.
Elle est cette meuf qui milite et ne se laisse pas faire, sans pour autant devenir aigrie, sans se lasser, virer amère ni baisser les bras. Qui semble toujours faire entendre sa voix, là où toi tu tais parfois la tienne, par manque d’énergie, de courage, de légitimité.
Elle est cette meuf qui porte tes valeurs tout en restant agréable : elle garde ses poils mais n’en a pas trop (toi, tu as de la moustache et ton pubis envahit le haut de tes cuisses), elle est bodypositive mais bizarrement, ça lui va mieux qu’à toi (tu n’as encore jamais vu tes bourrelets, tes seins qui tombent ni tes boutons engranger des likes sur Instagram), elle est féministe mais ça semble lui être facile (alors que toi, tu cherches tes mots et tu te fais rouler dessus par des arguments anti-féministes auxquels tu n’arrives pas à répondre).
Parfois, elle mord, elle critique les personnes pas assez déconstruites à son goût, elle s’indigne pour des causes dont tu ignorais jusqu’à l’existence, et tu te dis que putain, t’as un long chemin à faire pour arriver à son niveau.
Après tu t’en veux de tes propres pensées parce que « putain » c’est pas cool comme terme, c’est insultant pour les travailleuses du sexe, on te l’a pourtant expliqué, pourquoi t’es trop bête pour t’en souvenir ?
Alors tu te dis que tu vas continuer à t’améliorer, à apprendre, jusqu’à un jour devenir cette meuf, et là, seulement là, tu pourras l’ouvrir, t’exprimer, être légitime.
Tu veux savoir un secret ?
Tu seras jamais cette meuf. Elle existe pas, cette meuf. Elle n’est pas réelle, pas comme tu l’es, avec tes doutes, avec tes paradoxes, avec tes contradictions.
Elle n’est pas plus réelle que femmes photoshoppées qui me créaient tant de complexes quand je lisais Glamour.
C’est super d’avoir des role models, des personnes inspirantes qui te poussent à t’améliorer, à te dépasser, à devenir la meilleure version de toi-même.
C’est pas super si la pression que ces role models te fait ressentir devient un blocage, un frein, là où ça devrait te donner des ailes.
Je ne suis pas là pour critiquer cette meuf qui se met en scène sur les réseaux ou en soirée ; elle fait bien ce qu’elle veut. Je suis là pour te rappeler que :
Tu es assez bien. Tu es légitime.
Parfois tu défendras tes idées avec maladresse, parfois tu poseras une question à côté de la plaque, parfois tu oublieras un truc et il faudra te le rappeler.
Parfois tu feras de petits arrangements avec tes convictions, tu mangeras un kebab pas végé parce que t’as passé une sale journée, t’achèteras un t-shirt de fast fashion parce qu’y a pas ta taille en fripes, tu regarderas Les Marseillais même si c’est un peu sexiste parce que ça te repose le cerveau.
Parfois tu décideras de te ménager, de pas aller au front, de lâcher un débat, de te taire. Ça arrive. C’est pas grave. C’est bien pour ça que c’est cool d’être plein : on prendra le relais. Et quand j’aurai, moi, un coup de fatigue, tu seras là pour me remplacer.
C’est ça, à mes yeux, la sororité.
T’es déjà en train de faire le truc le plus compliqué de l’univers : essayer d’être heureuse, essayer de construire une vie qui te convient, d’être la personne que tu veux être, de faire du monde un endroit meilleur.
Laisse-moi te dire, parce qu’on te le dit probablement pas souvent, que c’est déjà très bien, d’essayer. C’est déjà parfait. C’est mieux que de ne rien faire. Même si tu fais à moitié, même si tu fais gauchement, même si tu fais un jour sur deux.
Vis ta vie, sois toi-même, avec tes merveilleuses nuances, avec tes dualités et tes zones d’ombre. C’est déjà parfait, d’être soi-même. C’est déjà une victoire. C’est déjà militer.
Comme tu le mérites, je te souhaite un beau 8 mars, et aussi un beau 9 mars et un beau 7 mars, parce que dans mon cœur, c’est tous les jours la journée internationale des droits des femmes.
Et t’as toujours une place à ma table. Promis. T’es imparfaite, et ça te rend parfaite.
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