Notre existence est un long parcours jalonné d’options. Sans boussole ni GPS, chacun d’entre nous trace sa propre feuille de route, à travers les choix qu’il opère. S’il y a les choix cruciaux, qui engagent ou conditionnent le reste de votre vie, il y a aussi les petits choix futiles qui détermineront pourtant la couleur de vos journées, l’odeur d’une poignée d’heures et même le goût d’un instant fugace. Vivre, en somme, c’est retenir, éliminer, opter, préférer, décider à chaque instant, à chaque bouffée d’air inspirée.
Et parfois cela commence au saut du lit. 6h15. Réveil. Pas envie d’aller au boulot, sachant qu’en plus à cette période, tout le monde est en vacances. Comment m’habille-je ? Histoire de gagner quelques minutes sous la couette, je décide de mener la réflexion depuis mon lit, plutôt que devant mon dressing. J’hésite entre mon jean en élasthanne super confortable qui me fait un cul genre “incognito” ou bien mon petit pantalon en lin blanc moulant qui me fait un cul genre “VIP”.
Normalement, je ne me pose même pas la question : c’est cul “VIP” direct, sans l’ombre d’une hésitation. Oui mais là, j’ai dormi 2 h, un mal de crâne pas possible et une motivation de cigale amorphe en phase terminale. De plus, qui dit lin blanc, dit transparent, dit string (c’est mathématique). Seulement là, je ne suis pas vraiment disposée à me sentir torchée essuyée (ce n’est pas parce qu’on est un poil de mauvaise humeur qu’il faut se laisser aller à la vulgarité) toute la journée durant, au bureau, par une bandelette en tissu dentelé de 1,5 millimètres de large. Je verrais donc infiniment mieux le jean avec culotte moche – mais confortable – en dessous. Sauf que primo, le jean en question est celui que j’ai porté à l’after-work d’hier soir, qu’il tient quasiment debout tout seul et qu’il empeste le tabac froid. Et deuxio, bien sûr c’est vendredi et je n’ai plus rien d’autre à me mettre. Black-out vestimentaire intégral.
J’attrape mon Blackberry pour checker l’heure… Outch ! Ca fait déjà 10 minutes que je tergiverse sur cette histoire de string-culotte, quand machinalement, j’ai l’idée de taper “choix” “difficile” sur l’écran tactile, comme ça, peut-être juste pour gagner encore un peu de temps. Résultat de la recherche : “Le paradoxe de l’âne de Buridan”. Interpellée, je checke à nouveau l’heure. Si je zappe la douche, j’ai encore 10 minutes pour satisfaire ma curiosité, piquée à vif par cet âne étrange et désireuse de percer le mystère qui l’entoure… La légende dit que cet âne serait mort de faim et de soif, entre son picotin d’avoine et son seau d’eau, faute d’avoir pu choisir par quoi commencer. Un dilemme poussé à l’absurde, occasionné par un phénomène de double contrainte.
Le con.
(Si. Je regrette, même s’il a d’autres qualités érectiles notoires, l’âne reste cependant un animal stupide).
Me voila donc bien avancée. Rapide coup d’oeil aux résultats de recherches suivants : il y a tout plein de citations de mecs connus sur le thème “choisir”. Bon… Si je prends mon café au bureau, plutôt que chez moi, il me reste environ 8 minutes avant d’aller attraper le bus en bas de la rue. Voyons donc ce qu’en pensent les grands pontes en philosophie. Qui sait, l’un d’eux me fera peut-être pencher côté string ou l’inverse, pourvu qu’il me fasse pencher, doux Jésus, l’heure tourne.
“Un homme doit choisir. En cela réside sa force : le pouvoir des décisions” – Paulo Coelho
Le pouvoir serait donc subordonné à la faculté ou non de faire des choix. En clair, si je ne suis pas capable de choisir, on ne pourra pas confier de responsabilités. Il faut donc que je tranche rapidement en faveur du string (si toutefois je dois prendre le string). Ainsi, Gérard se rendra probablement enfin compte de mon immense motivation et me refilera volontiers le dossier “Freemax”, qui passera du coup sous le nez de Martine (Gérard c’est mon boss, 30 ans de boîte, la cinquantaine bedonnante, machiste et libidineuse ; “Freemax”, c’est THE dossier-que-tout-le-monde-veut, sur lequel je bave depuis des semaines et qui filerait un sacré coup de boost à ma carrière ; Martine, c’est la vieille peau qui partage mon bureau, en fin de course mais toujours en sprint, qu’on peut suivre à la trace grâce aux tranchées creusées par ses dents sur le parquet de l’open-space et qui, naturellement, veut aussi “Freemax”…).
Solution jouissive, donc.
“La volonté trouve, la liberté choisit. Trouver et choisir, c’est penser” – Victor Hugo
Pas mal. Si je transpose, ma volonté à moi réclame le string, alors que ma liberté, elle, choisirait bien la culotte. À en croire le proverbe, il faut tenter d’associer volonté et liberté pour penser pleinement. Autrement dit, si j’applique l’idée à ma situation, cela revient ni plus ni moins à superposer mon string sur ma culotte.
Solution absurde.
“Choisir c’est se priver du reste” – André Gide
Ça se tient. Si je choisis le string, je renonce à mon confort, mais je prends un avantage considérable sur Martine, dont les fesses ont perdu leur combat contre l’apesanteur depuis longtemps, et je mets ainsi toutes les chances de mon côté pour récupérer le dossier “Freemax”. En revanche, si je choisis la culotte, je renonce à mon dossier, mais je n’aurai pas ce fichu bout de fil entre les fesses toute la journée. Je serais donc super à l’aise au bureau, pourrai croiser, décroiser les jambes à souhait, me pencher en avant, en arrière et sur les côtés pour attraper ou déplacer des dossiers… mais des dossiers nuls et sans intérêt puisque “Freemax” sera tombé aux mains de Martine.
Solution insupportable.
“Ne pas choisir, c’est encore choisir” – Jean-Paul Sartre
Un tas d’autres intellectuels préconisent, quant à eux, le non-choix chaque fois que cela est possible. Si je transpose cette théorie à mon cas de figure, je ne m’impose rien qui me déplaise et ne m’interdit rien qui me convienne : je mets donc le lin blanc moulant qui me sied le mieux, mais avec la culotte de grand-mère en dessous. Et hop !
Solution nulle.
“Qui veut choisir prend souvent le pire” – Mathurin Régnier
C’est vrai ça, choisir c’est prendre le risque de se tromper. Imaginons que je prenne l’option jean-culotte. Je suis en retard. Je descends du bus. J’arrive à un passage clouté, je voudrais bien traverser, mais le feu est vert. Aucun automobiliste ne me laisse passer. Peut-être que si justement j’avais eu un string, le blaireau qui me reluque d’un air condescendant, en fumant sa cigarette vitres ouvertes, m’aurait laissé passer. Je n’aurais alors pas été en retard au “brainstorming” et Gérard n’aurait pas refilé le dossier “Freemax” à Martine.
Solution risquée.
Toujours plus indécise, j’ai de plus en plus mal au crâne. Et bien que l’âne de Buridan ne m’apparaisse pas comme le meilleur conseiller en matière de choix, je me résigne tout de même à lui demander son avis.
– Tu ferais quoi à ma place ?
– Tu le sais : je ne pourrais pas me décider et j’en mourrais.
– Donc, si je transpose ton cas au mien (quitte à pousser la connerie jusqu’à son paroxysme), comme je ne peux pas choisir, je ne choisis ni le string, ni la culotte et du coup, je ne vais pas du tout au boulot ou bien alors j’y vais nue … C’est bien ça, ta logique ?
– Oui… Mais toi tu ne meurs pas.
– Mais… Je ne me fais pas virer dans les 2 cas ?
– Si. [air niais]
– Donc quelque part, je me suicide professionnellement un peu quand même, non ?
– Haaan ! [air de vainqueur]
Le con (me dis-je en moi-même).
Mais j’ai dû le penser si fort, que l’âne, soudain vexé, me fit remarquer que je ne devais guère être beaucoup mieux que lui, puisque j’étais moi-même en train de parler avec un âne.
– Ok, ok, je sais… J’ai besoin de vacances…
– C’était pas hier, après le boulot, ton pot de départ en vacances ?
– …
– Hi-hi !
– Attends… Tu veux dire que je suis en train de rêver que j’arrive pas à choisir entre un string et une culotte et que je demande son avis à un âne de Buridan ?
– Haaaaaaaan !
Tout me revient maintenant. L’after-work. Puis l’after-after-work. Et enfin l’after-after-after-work. Les bises appuyées et accolades chaleureusement alcoolisées avec les collègues, les “Bonnes vacances !”, “À la rentrée !”. Mon lit. Le plafond. Cet atroce mal de crâne.
La conne.
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Les Commentaires
Et j'avoue que le côté "J'utilise mon physique pour obtenir un dossier", c'est vrai que c'est lourd et malavisé, je le vois comme de l'humour gras, et vu le site qu'est MadmoiZelle, il ne rencontre pas vraiment son public (et je souhaiterais que de public, il n'en ai point).
Mais je me dis aussi que je ne vais pas jeter le bébé avec l'eau du bain, les réflexions avec l'âne étaient sympas, les citations aussi, alors je reste avec un rendu positif.