En ce moment, il n’y en a que pour eux : les Jeux Olympiques sont dans vos notifications LeMonde.fr, nos dépêches AFP, la bouche de la concierge, les articles de Une de la presse quotidienne nationale et les sujets d’ouverture du JT. Marronnier quadri-annuel, l’événement sportif mondial jouit à chaque édition d’une couverture médiatique exceptionnelle, symbole palpable d’un enthousiasme d’envergure internationale. Cette allégresse proche de l’ultra fanatisme m’agace.
Mon propos ici n’est pas celui de la castration : comme vous le savez, avec sa rubrique Ça s’est passé aux JO qui décortique le fait marquant du jour, madmoiZelle ne boude pas la manifestation sportive – et c’est tant mieux. Je suis loin d’exiger de la presse qu’on lui mette des oeillères. L’actualité dans son ensemble mérite d’être couverte, traitée, relayée, commentée. Mais cette même actualité devrait aussi appeler, me semble t-il, à la critique et au discernement. Ce que, vraisemblablement, l’engouement frénétique pour les JO ne permet pas.
Bien sûr, il y a toujours les traditionnels reproches faits au CIO (il est composé de membres élus à vie ; son président pendant plus de 20 ans, Avery Brundage, a été accusé de racisme dans sa gestion de l’apartheid; Juan Antonio Samaranch, un autre président du CIO, a été remarqué pour son népotisme, etc.) Mais en période de festivités, ces critiques se voient noyées par l’emballement des foules et des journalistes – c’est qu’il s’agirait quand même de ne pas gâcher l’ambiance, chuchote le prompteur médiatique.
— À voir : Panorama: Buying the Games, un documentaire de la BBC diffusé en août 2004 qui retrace l’enquête sur les pots-de-vin lors de la sélection de la ville organisatrice pour les Jeux Olympiques d’été de 2012.
Aurait-on laissé notre capacité à rester sobre dans les vestiaires ? Certains avancent l’idée que de toute façon, il ne se passe rien en août, vacances et congestion de l’autoroute du Soleil oblige, alors « autant parler des JO, au moins ça distrait ceux restés à Paris ». C’est absolument faux. Le sentiment de creux journalistique en période estivale est un phénomène systémique : tout le monde pose congés pour aller sur la côte, même les gratte-papiers. Mais le fait que Morandini a enfilé son bermuda et que Claire Chazal porte des tongs n’enlève rien au drame qui se noue en ce moment en Syrie. Regardez : Kofi Annan a abandonné sa mission, mais le monde entier n’a d’yeux que pour Usain Bolt. Scoop : il paraîtrait même qu’à quelques kilomètres de tout ce faste londonien, les mal-logés et les précaires sont toujours pauvres. Quelle audace. Appelons Ken Loach, il a encore du boulot.
Alors on me lance que je suis trop dure, trop universaliste, trop puriste. Que j’exagère de toujours la ramener avec la pauvreté, que je ne suis qu’une rabat-joie qui finalement n’a jamais rien compris au sport. Pourtant, le rapport JO-pauvreté existe vraiment. Qui finance le sport de haut niveau ? Les investisseurs du monde entier, qui tablent sur la retransmission télévisée pour s’en mettre plein les poches. Et qui regarde les JO ? Les ménages qui se sont péniblement saignés à s’acheter un petit écran perlé, soit 14 pouces d’ouverture sur le monde, sorte de cordon ombilical avec les luxes ostentatoires du spectacle. Une boîte qui permet à tout le monde d’avoir l’impression de faire partie du jeu alors que « les vrais acteurs, c’est les nantis », en somme.
À ce propos, Pierre Guerlain, professeur à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, a écrit dans Le Monde :
« Les JO ne sont que la forme exacerbée et mondialisée du triomphe de la société du spectacle décrite par Guy Debord. Ils représentent un gâchis de ressources extraordinaire, comme nombre de compétitions sportives. Le bilan carbone de ces jeux est catastrophique, il en est de même pour l’impact général sur l’environnement. Les JO favorisent en outre les investissements dans des secteurs qui promeuvent l’inégalité. »
Qui plus est, nous, contribuables, payons à la construction de stades gigantissimes destinés à accueillir les « sportifs-divas »… stades que nous n’utiliserons jamais. « Combien de stades de banlieue, de foyers communautaires, d’écoles ou de centres aérés pourraient être construits avec cette manne déversée sur une toute petite minorité ?
», s’interroge avec nous Pierre Guerlain. Pendant que les foules en délire s’essoufflent à applaudir, les JO restent une énorme entreprise économique, symbole d’un libéralisme forcené qui ne serait pas aussi insupportable s’il ne s’enorgueillissait pas à se parer des valeurs du sport.
En attendant, les dixièmes de seconde gagnés par nos vedettes de stade n’ont pas instantanément augmenté notre niveau de vie. En revanche, ne vous inquiétez pas pour elles : nos stars primées savent tirer tout ce qu’il faut de leurs médailles (— lire « Combien rapporte une médaille d’or ? »)
Certains me répondront « Mais ce n’est pas contre les JO que tu en as alors, c’est contre cet indécent système économique qui sur-rémunère les sportifs ! » Les jours où je cours après une rédaction pour qu’elle me paye ma dernière pige avant que le couperet de mon loyer ne tombe, il m’arrive effectivement d’avoir une petite pensée haineuse pour l’industrie du football, dans laquelle un transfert de joueur peut valoir 100 millions d’euros.
Mais ce qui m’énerve dans les JO, ce n’est pas seulement que l’événement est une vitrine modernisée de la lutte des classes : c’est aussi qu’elle est un effarant piédestal à chauvinisme. D’un coup d’un seul, il devient acceptable d’aboyer à la gloire de son pays, sans jamais s’interroger ne serait-ce qu’une seconde sur ce que révèle une telle adhésion : la fierté nationale n’a rien à voir avec un sentiment d’appartenance sain, elle est un produit dérivé du spectacle, un opium du peuple vectorisé et côté en bourse. Selon le chanteur Morrissey, la cérémonie d’ouverture des JO a étrangement rappelé l’atmosphère des parades nazies. Sans nécessairement toucher le point Godwin, je dois avouer que cette cérémonie sous forme d’éloge plein de raccourcis à l’Angleterre m’a aussi laissée interdite.
Bien sûr, il y a l’argument de la géopolitique en ma défaveur : les Jeux seraient une façon de temporiser (et tempérer) les ardeurs nationalistes, velléités de guerre et raideurs sur l’échiquier international. D’accord, je suis assez sensible à cette rhétorique : le sport fait évacuer les tensions, et en théorie, ça marche autant dans les associations qu’on lance dans les banlieues que dans les compétitions médiévales d’antan, à la Interville. Sauf qu’aujourd’hui, force est de constater que les JO se sont dépolitisés. L’événement n’est aujourd’hui rien d’autre que l’occasion pour un pays d’être le centre du monde le temps de quelques semaines, cirque vers lequel tous les regards patriotiques convergent et eldorado des investisseurs.
Robert Redeker, philosophe, disait à ce propos :
« Le sport est une propagande permanente pour le libéralisme économique. Il exalte bien sûr les marques, la consommation débridée, le fétichisme de la marchandise, mais aussi la loi du plus fort, le mépris des plus faibles, le culte de la performance, de l’évaluation, de la maximisation des forces, de la concurrence forcenée. Son idéal : les hommes sont des loups pour les hommes, homo homini lupus. »
(— C’est notamment par cette citation que Pierre Deruelle commence ce post de blog dans lequel il analyse le profil déontologique de l’ensemble des partenaires économiques des JO, supposés « inspirer toute une génération ». De Coca-Cola, qui bafoue la dignité de ses petits producteurs, à Samsung et ses évadés fiscaux, ça fait rêver.)
Bref : sans pour autant prôner un boycott de l’événement (après tout, je comprends bien qu’il peut être distrayant, voire enivrant à suivre), je pense qu’il serait plus sain d’accueillir les JO avec plus de réserve. L’euphorie ambiante ne laissant pas assez la place à la critique, tels quels, les JO sont davantage une propagande pour le libéralisme économique forcené et un culte du spectacle opulent qu’une ode au sport et à ses valeurs supposées humanistes.
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