L’Allemagne est-elle le nouveau pays des Droits de l’Homme ? Une chose est sûre, la France reste pudiquement retranchée derrière « l’Europe » pour éviter soigneusement de confronter son opinion publique sur ce qu’on s’obstine encore à nommer, avec un sens de l’euphémisme indécent, « une crise migratoire ».
Harlem Désir, le Secrétaire d’État en charge des Affaires Européennes
Une crise humanitaire, pas migratoire
La Syrie est à feu et à sang. Ce pays frontalier de l’Irak, de la Jordanie, du Liban et de la Turquie, d’une superficie équivalente à un tiers de la France, abrite une population d’environ 18 millions d’habitant•e•s. La Syrie aussi a connu son « printemps arabe » en 2011, mais depuis, la crise politique a évolué en guerre civile. Une guerre qui fait des mort•e•s, et des réfugié•e•s.
Un article de CNN daté d’avril 2015 portait le bilan à 310 000 mort•e•s depuis le début des combats. Selon les Nations Unies, 12,2 millions de Syrien•ne•s ont besoin d’aide humanitaire, 7,6 millions ont été forcé•e•s de quitter leurs logements, et près 4 millions se sont tourné•e•s vers l’exil, pour fuir les conflits. Rappelons que Bachar el-Assad, le président syrien, bombarde sa propre population.
Parmi ces quatre millions de réfugié•e•s, beaucoup choisissent de fuir vers l’Europe, ce qui est en passe de produire la plus grande catastrophe humanitaire que notre continent ait connue depuis la Seconde Guerre Mondiale. Et on va continuer encore longtemps de parler de « crise migratoire » ?
Harlem Désir face au premier ministre macédonien
Aux portes (fermées) de l’Europe
La photo qui est déjà le triste symbole de l’urgence humanitaire, et de l’inertie des institutions européennes face à cette crise, a été prise sur une plage turque, au point de départ. La Syrie a une côte sur la mer Méditerranée, entre la Turquie au Nord et le Liban au Sud. Alors c’est sur cette côte, ou chez leurs voisins, que les réfugié•e•s embarquent par milliers dans l’espoir de rejoindre l’Union Européenne.
https://twitter.com/Breaking3zero/status/639330159942742016
Demander l’asile politique en Europe
Les réfugié•e•s qui arrivent au sein de l’Union Européenne doivent faire une demande d’asile dans le premier pays dans lequel ils et elles sont entré•e•s, et attendre une réponse des institutions. Or, les procédures ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre : certains sont plus enclins que d’autres à accueillir et intégrer les migrant•e•s de toutes origines.
Les délais peuvent être extrêmement longs, surtout quand on n’a ni travail ni argent, qu’on ne parle pas la langue du pays… De plus, ce système fait peser l’intégralité de la charge d’accueil sur les pays de la « frontière Sud » de l’Union Européenne : l’Italie, la Grèce, et Chypre.
C’est pourquoi certains pays européens, dont l’Allemagne, se prononcent en faveur d’une répartition des réfugié•e•s, de toutes origines, afin de pouvoir leur prodiguer de meilleures conditions d’accueil, de soin et de séjour.
« Le Président et la Chancelière ont décidé de transmettre dès aujourd’hui des propositions communes pour organiser l’accueil des réfugiés et une répartition équitable en Europe, rapprocher les normes pour renforcer le système d’asile européen, assurer le retour des migrants irréguliers dans leur pays d’origine, et apporter le soutien et la coopération nécessaires avec les pays d’origine et de transit. »
Ce que m’inspire ce communiqué de l’Élysée :
L’Allemagne, le nouveau pays des Droits de l’Homme ?
Ce matin, toute l’Europe replaçait la crise humanitaire syrienne au centre de ses préoccupations. Toute ? Non, car en France, les agriculteurs avaient l’intention de bloquer Paris, et il ne fallait pas occulter cette information de premier plan.
Niveau de honte : entre « regardons ailleurs » et des auto-justifications déplacées.
800 000 réfugié•e•s sont les bienvenu•e•s en Allemagne, et la presse internationale salue la position humaniste de la chancelière allemande, qui apparaît comme « le guide moral de l’Europe ». Cet article de Courrier International résume la situation à une citation du Guardian :
« Mme Merkel a envoyé un signal opportun et a rappelé à l’Europe qu’elle a été construite sur des valeurs. »
Fut un temps, c’était la France qui tirait fierté de ses valeurs d’humanisme et d’universalité. Mais les choses ont changé, et l’on semble plus inquiet des conséquences de l’accueil de ces réfugié•e•s « chez nous » que de celles qu’ils subissent en restant « chez eux »… (Je mets « chez nous » et « chez eux » entre guillemets, car, petit détail légèrement cynique de l’Histoire, la Syrie a été sous mandat français de 1924 à 1946. Comme quoi, « chez nous », « chez eux » : tout est relatif.)
56% des Français•es opposé•e•s à l’accueil des réfugié•e•s
En France, si la photo de l’enfant mort échoué n’a pas fait la Une de la presse papier, elle a fait le tour des matinales télé, accompagnée de ce sondage.
https://twitter.com/Breaking3zero/status/639348851959140352
Et voilà sans doute la clé du silence des autorités françaises, voilà qui explique en partie l’indigne retenue de notre gouvernement face à cette crise sans précédent. L’opinion publique n’est pas chaude-chaude pour l’effort de solidarité envers les réfugié•e•s syrien•ne•s. Ne cherchez plus « le spectre du Front National », la « menace Frontiste », car le parti d’extrême droite a déjà gagné la bataille de l’opinion.
Tandis que 10 000 Islandais•es se mobilisent pour accueillir 5 000 réfugié•e•s syrien•ne•s, en réaction à l’inertie de leur gouvernement, nous sommes « majoritairement opposés à l’accueil de migrants et de réfugiés ».
On était moins gêné•e•s dans l’autre sens…
Pendant que les corps des hommes, des femmes et des enfants s’échouent sur les plages du Sud de l’Europe, la France regarde au Nord, vers Bruxelles. Sur le Bondy Blog, Widad Kefti exprime avec justesse la responsabilité qui incombe à la France. Qui nous incombe.
« Que sommes-nous d’autre que les complices d’un terrorisme humanitaire qui pense qu’en laissant mourir les uns on dissuadera les autres de fuir ? Comme s’ils avaient d’autres alternatives. […]
Comme si nos gouvernements qui déstabilisent des pays à des fins économiques, qui provoquent des guerres pour tester et vendre leur arsenal militaire, n’avaient aucune responsabilité devant des situations qu’ils ont provoquées. […]
Pendant que l’Allemagne marque l’histoire et ouvre ses frontières à 800 000 réfugiés, la France […] se targue d’accueillir 8 000 migrants supplémentaires dans des centres d’accueil. […]
Inutile de se cacher derrière des idées populistes pour camoufler une politique criminelle. Ces 350 000 personnes qui ont traversé la Méditerranée nous appartiennent autant que nous leur appartenons. »
Avant de répondre qu’« on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », souvenons-nous que nous avons une part de responsabilité dans cette misère… Et que par ailleurs, ce « toute la misère du monde » est une grossière surestimation de l’effort qui nous est demandé.
Non, on ne va pas être « envahi•e•s » de réfugié•e•s. Restez calmes.
https://twitter.com/Breaking3zero/status/639340982635524096
0,03% de réfugié•e•s accueilli•e•s en 2014. L’invasion invisible !
Des villages français ont déjà accueilli des familles syriennes, dans l’indifférence générale. Et ça se passe bien, comme le raconte cet article paru sur
Slate en avril dernier : La nouvelle vie d’une famille syrienne en Dordogne.
#RefugeesWelcome et #CesMortsSontLesNôtres
Les réseaux sociaux ne font pas que relayer l’insoutenable photo et les lamentations des consciences blessées. Ils servent aussi à organiser la mobilisation en soutien aux réfugié•e•s syrien•ne•s, et à diriger l’indignation collective vers les responsables politiques.
https://twitter.com/PDufour651/status/639359204055248896
Oui, on peut agir. On peut commencer par interpeller le gouvernement français, et retourner le curseur de l’opinion publique, parce que c’est visiblement ce dont François Hollande et Manuel Valls ont besoin pour prendre les mesures qui s’imposent.
Comment agir ?
- Une pétition en ligne a été lancée pour affirmer qu’on est favorable à l’accueil des réfugié•e•s en France
- Un rassemblement est prévu à Paris samedi 5 septembre pour rendre cette mobilisation concrète
- Le hashtag #RefugeesWelcome permet de partager ces deux initiatives le plus largement possible, et d’interpeller les membres du gouvernement sur les réseaux sociaux (dont voici la liste des comptes Twitter)
- Écrivez à vos représentants politiques ! Les maires, les conseillers généraux et régionaux, les députés et les sénateurs ont des adresses de contact publiques sur leurs sites officiels.
Plusieurs associations portent déjà assistance aux réfugiés, dont par exemple Migrant Offshore Aid Station.
« Aylan Kurdi », symbole de l’insoutenable
Aylan Kurdi avait trois ans, un frère de cinq ans, une mère et un père. Ce dernier est le seul survivant de la famille, qui tentait de rejoindre le Canada, où Abdullah (c’est son nom) a une sœur, vivant à Vancouver. Elle a bien essayé de parrainer leur immigration dans le pays, mais la complexité de la procédure depuis la Turquie a contribué à l’échec de cette solution.
Alors Abdullah, sa femme et leurs deux fils ont pris la mer, avec d’autres. Leur embarcation a chaviré, et douze personnes sont mortes noyées. Parmi elles : Aylan, dont le corps a été retrouvé échoué, face contre terre, sur la plage.
https://twitter.com/DizzyMotion/status/639384168879755265
Filmée et photographiée, la découverte de son corps symbolise l’absurdité cruelle des tergiversations gouvernementales face à l’urgence humanitaire. Si ce petit garçon n’est qu’une victime parmi les milliers qu’on déplore depuis le début de ces exils en désespoir de cause, la photo de son corps aura très certainement dans l’Histoire le même écho que d’autres clichés qui ont, en leur temps, permis de mettre une image choc sur une réalité distante.
Comme celle de cette enfant nue, brûlée au napalm, qui fuit son village en courant, et qui a retourné l’opinion publique américaine, jusqu’alors favorable à la guerre menée au Vietnam. Elle figurait dans mon livre d’histoire, comme celle d’Aylan figurera certainement dans ceux de demain.
La nécessité de regarder en face le problème que nous ignorons
Fallait-il publier cette photo, aussi choquante qu’elle puisse être ? Posons le problème autrement.
- 310 000 personnes sont mortes depuis le début du conflit syrien.
- 4 millions de personnes ont été contraintes de fuir le pays.
- Plus de 100 000 personnes ont pris la mer pour tenter de rejoindre l’Europe.
- Plus de 2 500 personnes ont péri au cours de cette tentative.
- Ce conflit dure depuis plus de 4 ans.
- Un petit garçon de 3 ans a ému la planète entière en quelques heures.
Je regrette qu’il nous faille être confronté•e•s à des images insoutenables pour mesurer la gravité d’une crise humanitaire, je regrette que les chiffres ne suffisent pas à rendre cette réalité concrète à nos yeux. Je regrette par-dessus tout que nous ayons besoin d’être choqué•e•s pour réagir, et plus encore que nos dirigeant•e•s aient besoin d’attendre cette indignation collective pour enfin réagir.
J’ai écrit suffisamment de lettres ouvertes à François Hollande et à ses ministres depuis son élection, à chaque fois pour solliciter son arbitrage sur un sujet important, et ce en dépit d’une opinion publique défavorable. Si j’avais voulu un président gouverné par les sondages, j’aurais voté Sarkozy.
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Une fois encore, et une fois de trop, le courage vous fait défaut, monsieur le Président. Cette photo restera dans l’Histoire. Et l’indigne inertie de la France aussi. Mais à ce stade voyez-vous, je suis davantage inquiète pour toutes celles et ceux qui mettent leur vie en jeu dans l’espoir d’une terre d’asile, que pour l’honneur déchu de ce pays.
Pas en mon nom, monsieur le Président. Pas en notre nom.
https://twitter.com/bouckap/status/639037338362978304
Imaginez un instant que cet enfant, qui est mort noyé en fuyant la guerre en Syrie pour rejoindre l’Europe, est le vôtre.
Les gens devraient s’offenser du manque d’action de leurs représentant•e•s politiques face à tant de souffrances et de mort, et pas des photos montrant les conséquences de ces lacunes.
Ce qui est choquant, ce sont les enfants qui échouent, noyés sur nos plages, alors que leur mort aurait pu être évitée par l’action de l’Union Européenne, pas les photos en elles-mêmes.
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »
— Albert Londres
https://twitter.com/_batou_/status/639186835583959040
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