Roshnee Desai est née à Mumbai et vit depuis quelques années à Londres. J’ai découvert son court-métrage par le biais d’une amie commune ; ce qui m’a frappée en le voyant, c’est sa force, les messages qu’il exprime alors qu’il se veut pourtant dépourvu de revendications et de militantisme.
J’ai eu l’honneur et l’immense plaisir de discuter avec Roshnee Desai ; nous avons parlé de ses études, de son projet (de sa genèse à sa réalisation finale), de ses motivations, de son ressenti après avoir produit ce court-métrage et des réactions qu’il a pu engendrer.
Je vous ai traduit l’essentiel de ce précieux échange ainsi que le script du court-métrage sous la vidéo. J’en profite pour remercier sincèrement Roshnee de son enthousiasme et lui souhaiter tous mes vœux de réussite pour ses projets futurs !
« C’est une nuit sombre dans la ville de Bombay. Sombre et transpirante. Mais jamais silencieuse, jamais complètement calme. Il y a toujours quelqu’un. Quelqu’un qui te regarde. Il te regarde par le reflet du miroir, ta réaction immédiate est d’agripper ta veste. Tu ne l’avais même pas vu te lancer un regard. Mais ton subconscient, oui. Et j’ai fait ce que l’inconscient d’une femme indienne fait le mieux : se cacher. Couvre ton décolleté,tes épaules, ta bretelle de soutien-gorge, tes bras, tes jambes, ta bouche. Tes secrets de famille, tes désirs, tes possessions, ton teint foncé — avec des crèmes éclaircissantes et de la poudre compacte.
Alors, tu te caches.
La voiture bourdonne dans la nuit comme un gros moustique filant à travers la circulation avec une précision téméraire. Portes ouvertes, fenêtres ouvertes, poubelles et décharges à ciel ouvert. […]
(La jeune femme est au téléphone ; elle doit faire attention, ne faire aucun bruit et passer par la fenêtre laissée ouverte pour elle. Le gardien est dans les parages, il ne doit pas la voir.)
Tu es une femme indépendante indienne de 27 ans te faufilant dans ta propre maison. »
Roshnee Desai en interview
- Parle-moi de toi ! Dans quel contexte ce projet est-il né, pourquoi as-tu fait ce court métrage et comment es-tu arrivée à développer ces idées ?
Je prépare un Master en mouvement d’image graphique au London College of Communication. C’est un programme de recherche qui permet d’expérimenter avec l’image animée : on produit des courts-métrages ou des animations en stop-motion, en projections… en gros, à peu près tout ce qui concerne l’animation d’images. Ce sont des outils permettant d’explorer un sujet de recherche en profondeur et de le présenter.
J’ai choisi d’étudier le subconscient d’un artiste et la façon dont il peut être traduit sur un médium. Je voulais aussi comprendre quels étaient les meilleurs moyens de dépeindre la psychologie d’un personnage par l’image. J’ai choisi d’étudier le subconscient que je connaissais le mieux, celui d’une jeune femme indienne.
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Pour cela, j’ai fait enregistrer à 10-15 femmes leurs pensées subconscientes en leur posant des questions importantes sur leur vie de tous les jours. Elles ont enregistré leurs réponses dans l’intimité, sans que personne ne soit présent ,même pas moi. Ça m’a donné une bonne incursion dans les pensées, les peurs et le style de narration d’une femme indienne.
J’ai aussi construit une série d’expérimentations visuelles pour voir comment le subconscient peut être dépeint par l’image en mouvement ; par exemple, j’ai laissé un téléphone avec une caméra dans le train et observé ce qu’il avait enregistré, donné une caméra à un enfant… Et puis un jour, j’ai commencé à écrire tous les mots qui me passaient par la tête alors que je m’imaginais de retour à Mumbai. Et le script est né !
J’ai découvert plus tard que les surréalistes utilisaient une technique assez similaire, « l’écriture automatique ».
- As-tu une influence artistique spécifique pour ce projet, ou plusieurs sur tes projets en général ?
En terme de style, je pensais être une « outsider » , en essayant de ne pas être influencée par un courant, un mouvement en particulier. Cependant, et en partie pour ma thèse, j’ai étudié Freud, le surréalisme, l’Art Brut (l’art des personnes atteintes de maladies mentales), et le cinéma impressionniste.
El Dorado, un film phare du mouvement impressionniste
- As-tu écrit tout le script, dessiné, réalisé et monté chaque élément du film seule ?
Oui, chaque aspect de cette œuvre — l’idée, le script, la voix off, la musique, les dialogues, les animations, la partie filmée, la direction artistique, l’édition (montage…) — est de moi. La raison pour laquelle j’ai mené ce projet seule est parce que j’ai voulu m’assurer que ce film était tout à fait l’expression de mon subconscient artistique. Si j’avais collaboré avec une autre personne, ça aurait été une projection du subconscient de cette personne aussi, et le film aurait perdu son âme singulière.
- Quels qualificatifs te semblent le plus appropriés pour décrire ton film ? Quels sont les mots qui te viennent immédiatement à l’esprit ?
Je pense que cette histoire parle de l’apathie. Le ton de la narration est très factuel, presque dans l’acceptation de la situation. Elle dit :
« C’est ce que je dois faire pour survivre, et ceci est juste une description des moyens employés. Pas de jugements, pas de plainte, ceci est juste ce avec quoi je dois vivre ».
Je pense que ce ton presque dénué d’émotion est ce qui fait que le film est plus percutant.
D’ailleurs, et c’est assez surprenant, je me suis rendue compte que quand des hommes l’ont vu, ils se sont sentis beaucoup plus perturbés que les femmes. Elles ont vécu la même chose donc elles n’ont pas de choc. Je pense qu’avec cette perspective, ma démarche a été efficace !
De plus, cette histoire n’est pas à propos de l’insécurité à Mumbai et/ou en Inde ; elle parle de la pression sur les femmes qui doivent toujours être parfaites, qui sont constamment scrutées et jugées, et ainsi coincées dans ce carcan d’hypocrisie qui est de tout cacher, chaque défaut ou potentielle provocation.
J’ajoute d’ailleurs que les femmes sont aussi scrutées par les autres femmes, autant voire plus que les hommes. Parce que notre culture est devenue telle que ça devient « j’ai été jugée donc je vais te juger ».
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- Dirais-tu que cette histoire correspond à quelque chose que tu as vécu, et si oui, est-ce régulier ou ponctuel ?
C’est définitivement régulier, c’est un état de fait, ça fait partie de ma vie.
- Tes amies, et plus largement les femmes qui ont vu ce film ressentent-elles la même chose ? Celles de Mumbai, d’Inde et du monde entier ?
J’ai posé la question à un large panel de femmes et elles semblaient toutes faire écho à ce sentiment, directement ou indirectement. Même dans la manière dont certaines m’ont donné leur réponse, j’ai compris qu’elles ressentaient la même chose ; certaines n’étaient pas complètement honnêtes car elles avaient trop peur d’elles-mêmes et de ce qu’elles ressentent vraiment.
- Est-ce quelque chose que dont tu as fait l’expérience spécifiquement à Bombay, ou aussi autre part, en voyageant ou en vivant dans d’autres pays de culture différente ?
Je ressens cela plus en Inde qu’ailleurs. Quand je voyage, je le ressens moins, je me sens libérée. Comme quand je suis venue vivre à Londres. Depuis, je m’en fiche tout simplement. Et c’est un sentiment très agréable. Je me demande pourtant si c’est parce que je suis anonyme dans cette nouvelle ville, dans ce nouveau pays, en opposition à une ville dans laquelle j’ai grandi, vécu 26 ans et où tout le monde me connaît.
Mais à mon avis, en Inde, nous avons souvent des principes moraux ridicules, des notions du bien et du mal dans lesquelles nous sommes coincés. Et parce que nous vivons souvent avec nos familles (au sens très large), nous sommes soumis à de fortes pressions concernant notre réputation. Nous prenons presque chaque décision importante en nous basant sur ce que la société va penser de nous et notre famille.
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- Cela te surprendrait-il si je te disais que nous ressentons parfois la même chose que ce que tu exprimes dans le film en vivant en Europe ?
Je suis un peu surprise, mais je dirais quand même qu’ici, en Europe, vous avez le choix de sortir du moule et de vivre dans des endroits où les gens en général – les étrangers — ne vous jugent pas. Ou au moins, vous êtres protégés dans le sens où le système n’est pas contre vous. Par exemple, en Inde, si nous nous embrassons en public, la police viendra nous harceler en disant que certains passants se sont plaints de ce comportement indécent.
Vous n’avez pas peur d’être vue avec un ami homme tard la nuit. Et si vous tombez enceinte avant le mariage, vous ne penserez pas au suicide.
Plus je creuse ce film, et plus je réalise que ce n’est pas l’histoire des femmes en Inde, ni même celle des femmes tout court. Les hommes aussi sont coincés dans ce jeu hypocrite de moralité, et mes prochains scripts sont à propos d’hommes dans ces situations. Ils parlent du fait de ne pas pouvoir épouser qui ils veulent, ou choisir leur carrière à cause de ce que les gens vont penser. C’est pour cela que je dis que ce n’est pas un problème exclusivement féministe.
— Merci à Roshnee pour ses réponses, sa patience et son œuvre !
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