À quoi ressemblerait le monde sans sexisme ni racisme ? C’est ce que tente d’imaginer la pièce Cosmic Latte de Sonya Lindfors. Née en 1985, l’artiste finno-camerounaise basée à Helsinki a créé le collectif UrbanApa en 2009 pour réunir et promouvoir les artistes femmes et minorités de genre racisées en Finlande, en plus de créer et réfléchir ensemble. Elle a conçu plusieurs pièces qui interrogent nos représentations sexistes et racistes, pour tenter de déconstruire nos imaginaires et les décoloniser.
Alors que des racistes se sont attaqués à la dramaturge française Rébecca Chaillon et son équipe pour la pièce afro-féministe Carte Noire nommée désir présentée au festival d’Avignon à l’été 2023, et que c’est désormais au tour d’Aya Nakamura de subir un harcèlement acharné, plein de relents sexistes et racistes, l’œuvre de Sonya Lindfors prend une couleur particulière aujourd’hui en France. L’artiste chorégraphe vient en effet présenter son spectacle afrofuturiste Cosmic Latte pour la première fois dans l’Hexagone, au théâtre de Vanves le 23 mars 2024 (dans le cadre de la 26e édition du festival Artdanthé). L’occasion pour Madmoizelle de l’interviewer.
Interview de Sonya Lindfors, artiste chorégraphe féministe et antiraciste
Madmoizelle. Comment vous présentez-vous ?
Sonya Lindfors. Je suis une chorégraphe et directrice artistique finno-camerounaise. J’aime souvent plaisanter que je fais de tout. Depuis mon master en chorégraphie, comme beaucoup de personnes en freelance, je touche à plein de choses différentes : de la curation, de l’enseignement, du mentorat, et beaucoup de création artistique, ainsi que de la production.
Quel est votre rapport à la danse, au théâtre, et à la performance ?
Je danse depuis que j’ai cinq ans, et comme beaucoup de danseur·e·s, par la force des choses, ma passion est devenue mon métier. J’étais dans un lycée des arts du spectacle, donc j’ai aussi touché à d’autres formes d’art dramatique, et puis je me suis formée à la danse aux Beaux-Arts d’Helsinki.
Danser peut signifier tellement de chose, à travers tant de style différents. La house, le hip hop, des battles, des jams, j’ai fait beaucoup de choses différentes. Mais ce qui m’a toujours taraudée, c’est de savoir : qui danse, et qui exclut qui dans la danse contemporaine ? En 2016, j’étais à Paris, à Chaillot [NDLR : l’un des cinq théâtres nationaux de danse en France], pour un grand événement sur la danse : sur près de 200 personnes, on était deux personnes racisées. C’est d’autant plus choquant que dans les rues de Paris, la diversité est partout. Mais sur les scènes d’art contemporain, elle devient soudainement invisible, introuvable. J’ai vécu quelque chose de similaire à Bruxelles : ce grand contraste entre la diversité vue dans la rue, et son absence sur scène.
Qui est invité à créer dans les lieux d’art contemporain ? Quels sont les mécanismes permettant de diversifier celleux qui prennent les décisions, les programmateur·e·s, les conservateur·e·s, directeur·e·s d’institution, etc ? Ça m’interroge toujours.
Qu’en est-il en Finlande, le pays où vous vivez et créez le plus, en tant que femme noire ?
La Finlande est un tout petit pays : nous sommes à peine 5,5 millions de personnes : c’est deux fois moins que l’Île-de-France. Donc la scène artistique locale est encore plus petite, avec peu de diversité. C’est pourquoi j’ai créé la plateforme UrbanApa en 2009. C’est une communauté artistique interdisciplinaire et contre-hégémonique qui offre une plateforme pour de nouveaux discours et pratiques artistiques féministes et antiracistes. On a organisé près de 150 événements comme des ateliers, festivals, séminaires, résidences et autres projets artistiques pour réfléchir, créer, expérimenter, apprendre ensemble.
Concrètement, comment UrbanApa tente de changer la scène artistique vers plus de féminisme et d’anti-racisme ?
Notre mission consiste à diversifier et inclure plus de femmes, minorités de genre et personnes racisées dans le milieu de l’art contemporain au sens large. Mais aussi d’amener davantage de réflexion sur les sujets pratiques féministes, intersectionnelles et décoloniales dans l’art.
Avec d’autres jeunes artistes, nous avons lancé la plateforme quand j’étais encore en master de danse et qu’on devait se rendre ensemble à un festival dont toute l’équipe de direction artistique se composaient d’hommes blancs de plus de 50 ans. Ça nous a servi de déclic pour tenter de créer, employer, diriger différemment. Nous cherchons à employer principalement des personnes venant d’horizons différents. D’autant plus qu’en Finlande, si vous n’avez pas étudié dans le pays, il s’avère très difficile d’obtenir un financement. Nous faisons aussi beaucoup de mentorat, y compris pour se former au leadership.
Concrètement, UrbanApa se compose essentiellement de femmes et de minorités de genre racisées. On affiche explicitement que nous sommes un collectif féministe et antiraciste, ce qui contribue à faire le tri naturellement. Cela aide aussi les personnes qui nous rejoignent à se sentir plus safe.
Dans quelle mesure être un collectif féministe et antiraciste a une incidence sur l’art même que vous créez ?
Quand on essaye vraiment de regarder et écouter quelles sont les voix qui manquent dans la création contemporaine, on œuvre différemment. Quand votre collectif se compose notamment de personnes noires, trans, handicapées, les besoins et désirs sont différents, même les structures et façon de travailler peuvent l’être. On prend le soin de s’adapter, ce que ne font pas forcément des institutions traditionnelles. L’inclusion et l’équité sont des choses qui se travaillent, pas juste qui se revendiquent pieusement.
Quels sont vos précédents projets qui vous ont amené à la création de Cosmic Latte ?
Cosmic Latte vient un peu comme la troisième étape d’une trilogie, débutée par Noir ? créé en 2013, puis Noble Savage en 2016, avec la compagnie du centre de danse à Helsinki Zodiak.
Dans Noir ? en 2013, on se demandait ce qu’être noir·e peut bien signifier, comment c’était perçu, et comment ça pouvait ou non être performé. Le titre est en français non seulement car plusieurs membres du collectif sont francophones, mais aussi parce que la France a une histoire particulièrement complexe avec la colonisation. C’était la première fois qu’un spectacle de danse se composait uniquement de personnes noires, à l’époque en Finlande, et ça a été bien reçu.
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Dans Noble Savage, on questionne les processus d’altérisation en créant une scène dont tou·te·s les artistes sont noir·e·s et où c’est la blancheur qui est altérisé, exotisé. Cela permettait d’interroger sur scène nos représentations trop souvent manichéennes. Qui raconte l’histoire de qui ? Qui cantonne-t-on aux rôles de méchants sauvages, et qui a le droit aux rôles de héros sauveur ?
Comment est né Cosmic Latte que vous présentez pour la première fois en France au théâtre de Vanves, et comment le décririez-vous ?
Cosmic Latte est né de plein de réflexions où l’on se demandait avec d’autres artistes à quoi ressemblerait nos vies et nos sociétés si l’on n’était plus défini·e·s, réduit·e·s par notre race sociale, notre genre, notre sexualité, etc. Comment est-ce qu’on créerait, que créerait-on ? Qu’est-ce qui nous ferait rire ? Mais aussi que considérerait-on alors comme un drame ? La pièce se situe en 3024 et imagine ce futur où être noir ne voudrait plus rien dire de social, où ce serait anodin. En cela, c’est une pièce radicalement afrofuturiste.
L’afrofuturisme pourrait se résumer à rêver et à réfléchir un monde de liberté et d’égalité, sans racisme. Cela peut sembler anodin pour des personnes qui croient que le racisme serait dernière nous, ou qui ne se sentent pas du tout concernées. Mais ça tient de l’utopie pour plein de personnes racisées. Pour plein de personnes noires, c’est vertigineux à imaginer. Et c’est ce que tente de faire Cosmic Latte sur scène, incarnant beaucoup de joie noire.
Pourquoi c’est important d’avoir créé Cosmic Latte en Finlande et de le présenter aussi en France ?
De l’étranger, la Finlande peut être perçue comme un havre de paix et d’égalité, mais le racisme et le sexisme y existent également. L’ancienne Première ministre finlandaise Sanna Marin, d’abord saluée pour être si jeune et si féministe, a connu des polémiques pleines de relents sexistes, par exemple. Celui qui lui a succédé est un conservateur : Petteri Orpo. Et on observe une inquiétante percée de l’extrême droite dans le pays [NDLR : des membres du parti d’extrême droite, les Vrais Finlandais, ont récemment accédé à des postes clés comme ministre de l’Économie et président du Parlement]. Ce n’est pas parce qu’il y a peu de personnes racisées dans le pays que le racisme n’y existe pas. Au contraire, elles peuvent y être d’autant plus scrutées, attendues au tournant, et pénalisées. C’est notamment pour ça qu’on a créé Cosmic Latte.
Et la pièce peut aussi avoir beaucoup de pertinence en France, où il est de tradition de prétendre qu’on ne voit pas les couleurs selon une vision universaliste, et de croire que, puisque la colonisation est terminée, le racisme serait fini aussi ou en voie de disparition. Or, on est encore trop loin de cette fin-là.
Cosmic Latte de Sonya Lindfors se joue au théâtre de Vanves (12 Rue Sadi Carnot, 92170 Vanves) le 23 mars 2024, dans le cadre de la soirée de clôture de la 26e édition du festival Artdanthé dont voici le programme :
– Histoires(s) Décoloniale(s) – Betty Tchomanga / 18h au Lycée Dardenne
– Ambient Theatre Fury – Anna Franziska Jäger et Nathan Ooms / 19h30 à Panopée
– Cosmic Latte – Sonya Lindfors / 21h au Théâtre
– La visite – Sofian Jouini & Metttani – 23h au Théâtre [fête participative]
Réserver sa place pour Cosmic Latte au théâtre de Vanves le 23 mars
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