Tout au long des élections municipales, l’ambiance nationale n’était pas à la franche rigolade et les groupes politiques se tapaient joyeusement les uns sur les autres. Je me suis dit que ces frictions électorales pourraient être l’occasion d’aborder une facette de la psychologie : comment comprendre les conflits entre les groupes ? Comment apparaissent-ils et comment peut-on les calmer ?
Dans les années 50 à 60, l’un des fondateurs de la psychologie sociale, Muzafer Sherif, centre ses recherches sur la notion de « groupe », sur le sentiment d’appartenance et son impact sur les relations intergroupes. Le chercheur met notamment en place une recherche en milieu naturel, « l’expérience de la caverne des voleurs ».
La recherche prend place dans un parc naturel de l’Oklahoma (duquel sera tiré le nom de l’expérience) : pendant trois semaines, Sherif, Harvey, White et Hood observent et analysent les comportements de deux groupes d’enfants dans des camps de vacances. Pour ces chercheurs, l’enjeu de l’expérience est de comprendre les conflits éventuels ou les processus de coopération entre deux groupes.
Phase 1 : la formation des groupes
22 garçons de 11 à 12 ans sont sélectionnés, après avoir passé des batteries de tests et des entretiens, pour se rendre dans un camp de vacances, sans savoir qu’ils sont les sujets d’une expérience. Avant de parvenir au camp d’été, les garçons sont répartis dans deux groupes.
Pendant la 1ère semaine, les garçons ne savent pas qu’il existe un autre groupe que le leur : ils sont convaincus d’être le seul groupe dans le parc. Pendant les premiers jours, les enfants sont amenés à participer à des activités agréables (jouer, nager, camper…). Ils se lient les uns aux autres, une identité de groupe apparaît, les rôles sont répartis. Chaque groupe se choisit d’ailleurs un nom, qui sera inscrit sur des tee-shirts et des drapeaux : les uns seront les Aigles, les autres seront les Crotales.
En cinq jours, une forte cohésion existe dans chacun des groupes et chaque groupe a construit une structure et une culture spécifique.
Phase 2 : la formation de conflits intergroupes
Pour l’heure, les chercheurs ont réussi leur coup. Une identité de groupe s’est établie, un fonctionnement est en place dans chaque groupe, l’expérience peut donc passer à sa seconde phase : foutre un beau bazar au camp de vacances !
Pour faire apparaître un conflit entre les Aigles et les Crotales, les expérimentateurs commencent par révéler l’existence du deuxième groupe. Rapidement, les Aigles et les Crotales se confrontent verbalement.
Pour aller plus loin, les chercheurs proposent aux deux groupes une série de compétitions (par le biais de jeux sportifs), dans laquelle un seul groupe pourra remporter la récompense finale. À cette étape, l’hostilité entre les deux groupes atteint son paroxysme, des comportements agressifs et des stéréotypes négatifs apparaissent. A la fin des compétitions, les Crotales gagnent le trophée et, pour bien faire bisquer les Aigles, ils plantent leur drapeau sur le terrain de jeux.
Plus tard, les groupes s’insultent et chantent des chansons dénigrant l’équipe adverse. Désormais, les deux groupes refusent même de prendre leurs repas dans la même pièce…
Au cours de cette phase, de nouvelles normes comportementales et de nouvelles croyances sont apparues dans les groupes : chacun a développé des croyances et des stéréotypes négatifs à l’égard de l’autre groupe et les membres de « l’intragroupe » (c’est-à-dire du groupe d’appartenance) étaient systématiquement jugés plus favorablement que les membres de l’exogroupe. Pour Sherif, avec le conflit, les comportements discriminatoires débarquent…
Phase 3 : la coopération intergroupe
Maintenant que le bordel est en place et que tout le monde se déteste bien cordialement, les expérimentateurs passent à la phase finale : peuvent-ils parvenir à réconcilier les deux groupes et apaiser les tensions qu’ils ont eux-mêmes créées ?
Dans un premier temps, l’équipe de recherche tente de réunir les groupes autour d’une projection de films, mais cela ne fonctionne pas : ils ne peuvent toujours pas se piffrer. Ils tentent alors une autre approche et amènent les Aigles et les Crotales dans un nouveau lieu, en leur donnant une série de problèmes à résoudre.
Lors d’un premier problème, ils expliquent par exemple aux garçons que leurs ressources en eau ont été vandalisées et qu’ils doivent trouver une nouvelle source d’eau. Les deux groupes sont obligés de se réunir et de s’organiser ensemble… et ils finissent par trouver une solution, ce qui apaise déjà les tensions entre les deux groupes.
Lors d’un second problème, les chercheurs demandent aux garçons de rassembler de l’argent pour projeter un film – ils y parviennent, et arrivent par la même occasion à s’accorder sur le film à projeter. Le soir même, les deux groupes acceptent de manger ensemble !
Les problèmes à résoudre collectivement continuent au fil des jours et contiennent tous des « buts supra ordonnés » — c’est-à-dire des buts qui demandent aux deux groupes de travailler ensemble pour atteindre un objectif commun, qui nécessitent la contribution de tous les membres, des récompenses qu’ils ont tous un intérêt à atteindre. À ce stade, enfin, l’ambiance entre les deux groupes devient paisible et les stéréotypes, l’agressivité, et les comportements discriminatoires envers l’exogroupe disparaissent.
Sherif et la théorie du conflit réaliste
En somme, pour Sherif, l’expérience vient confirmer sa « théorie du conflit réaliste » : les perceptions que nous avons des autres groupes dépendraient du type de relations existantes entre ces autres groupes et notre groupe d’appartenance.
Lorsqu’il n’existe pas de compétition entre les groupes, les membres peuvent développer une perception favorable de l’autre groupe (pas de stéréotypes, ni de préjugés, ni de comportements discriminatoires). En revanche, s’il y a une compétition, un conflit d’intérêts entre les groupes, les représentations intergroupes (c’est-à-dire les représentations mutuelles des différents groupes) seront négatives et les stéréotypes, préjugés et comportements discriminatoires apparaîtront.
En fin de compte, le conflit entre deux groupes mène à une augmentation de la cohésion dans chacun des groupes, à une augmentation de la différenciation intergroupe, ainsi qu’à une perception négative des caractéristiques des membres de l’exogroupe.
Pour que cette hostilité et ces stéréotypes négatifs disparaissent, il faut que les deux groupes participent à des activités comprenant des buts supra ordonnés – lorsque deux groupes ont un but commun et un intérêt à atteindre cet objectif, les tensions pourraient s’apaiser.
Finalement, c’est un peu comme dans Les Anges de la téléréalité : il y a toujours des clans qui se clashent toutes les cinq minutes, mais lorsqu’on leur demande d’aller faire les marioles pour « gagner de l’argent pour les ENFANTS » pendant environ 1 minute 42, ils arrêtent temporairement de se taper dessus (soyez rassuré-e-s : la compétition à qui chopera la caméra par les plus belles bagarres reprend bien vite).
Pour Sherif et ses acolytes chercheurs, la compétition entre des groupes serait ainsi suffisante pour qu’apparaissent des stéréotypes et de la discrimination (mais néanmoins pas nécessaire : la discrimination peut aussi apparaître sans compétition) – vous imaginez ce que ça peut donner dans un contexte de crise, où les différentes franges de la population sont régulièrement mises en opposition par nos p’tits politiques ?
Pour aller plus loin…
- L’expérience de la Robbers Cave
- Un article de Simply psychology et de Explorable
- Une autre interprétation de l’expérience de la caverne des voleurs
- L’ouvrage Stéréotypes et cognition sociale
Les Commentaires