Mes loutres, je suis tombée sur un article tellement intéressant (retweeté par Fabrice Gabarrot – qui transmet régulièrement des liens drôlement instructifs, pour celles et ceux que ça intéresse) qu’il fallait que je vous en cause. Je vous préviens, il réunit deux de mes passions : la psychologie sociale et la télé-réalité.
Ecrit par Juliana Breines sur le site Psych your mind (tenu par quatre doctorants de Berkeley), le post s’intitule « Le Bachelor : une réplique moderne de l’expérience de la prison de Stanford ? » et – comment le dire sans m’enflammer – il est brillant. Souvenez-vous, nous avions parlé de la Stanford Prison Experiment ici . Pour celles qui auraient la flemme (je vous connais), résumons.
Au début des années 70, une équipe de chercheurs, menée par Zimbardo, met au point une expérience immersive avec l’objectif d’étudier la force des situations de « désindividuation ». Les participants (des étudiants volontaires) sont plongés dans un univers carcéral plus vrai que nature ; certains jouent le rôle de geôlier, d’autres endossent celui de prisonnier.
Les choses dégénèrent en un temps record, les gardes se transforment en bourreaux, allant jusqu’à des actes de torture psychologique et physique – tant et si bien que l’expérience deviendra l’une des plus marquantes de la psychologie sociale (pour l’anecdote, elle sera notamment enseignée dans les cours de déontologie). Pour Zimbardo, cette expérience, au cœur de ses travaux, apporte des éléments de preuve/réflexion : placés dans un tel contexte, nous pourrions tous devenir des monstres – mais nous pourrions également tous devenir des héros.
Dans l’article qui nous intéresse aujourd’hui, Julianna Breines pose la question suivante : si l’on enlève les strass, les paillettes et les décors semi-luxueux, les candidats du Bachelor sont-ils soumis aux mêmes mécanismes que les participants à la Stanford Prison Experiment ? Peut-on trouver des similitudes entre le programme de divertissement et l’expérience scientifique ?
Des leaders absents
Dans les deux cas, les participants sont « menés » par des organisateurs qui n’interviennent pas ou peu – même lorsque les choses partent en vrille. Zimbardo et son équipe ont été happés par la situation et sont devenus inconsciemment des participants à part entière ; il a fallu l’intervention d’une personne extérieure pour que l’équipe réalise le danger encouru par les étudiants et mette un terme à l’expérience.
Du côté télé-réalité de la force, Chris Harrison (présentateur de la version U.S. du Bachelor) et, de manière générale, les présentateurs de ce type d’émissions laissent souvent des situations destructives suivre leurs cours. Je me souviens de Castaldi laissant un conjoint jaloux larguer une participante (Sabrina) en plein prime time, des questions inquisitrices et du sourire moqueur de Delormeau aux ex-candidats de ses Anges de la télé-réalité, des images de violences psychologiques et parfois physiques diffusées sans vergogne (Morgane harcelée par certaines de ses colocataires de Secret Story, Amélie en plein burn out à chaque émission, Marie en larmes frappant Geoffrey, Kévin tenant des propos infâmes à Nadège, etc). Cela n’a que peu de choses à voir avec la question du jour, mais est-ce parce que le téléspectateur veut tout voir que l’on doit tout montrer ?
Les conditions
La ressemblance la plus frappante est probablement les conditions dans lesquelles se déroulent l’expérience et les émissions : tous les participants sont isolés, n’ont pas de contacts avec « l’extérieur », avec leurs proches. Ils sortent de leur environnement habituel, ils quittent leurs activités quotidiennes et se retrouvent dans un univers qu’ils ne connaissent et ne maîtrisent pas – cellules de prison pour les uns, chambres à la sauce Ikea pour les autres…
Dans un contexte si peu familier, selon Julianna Breines, les volontaires deviendraient de plus en plus dépendants des normes et attentes de leur nouvel environnement. Et si les participants ne s’enfuient pas à toutes jambes, s’ils acceptent d’endurer certaines souffrances, c’est justement parce que cet environnement est devenu leur monde, et qu’ils veulent s’intégrer, réussir… ou juste survivre, insiste l’auteur.
Les rôles
Dans l’expérience de Zimbardo ou le show de Chris Harrison, les participants sont tous assignés à des rôles prédéterminés. En prison, certains sont les gardes et d’autres les prisonniers. Dans les programmes de télé-réalité, des rôles sont également distribués, de façon moins explicite : il y aura la méchante, la gentille, la pleureuse, etc.
Pensez à Secret Story cette année : Thomas est le séducteur, Emilie est la fille toute cool, Julien est le manipulateur, Caroline la méchante, etc. Dès que quelqu’un souhaite sortir du cadre, il est exclu (l’émission nous cache les révoltes ; en prison, un participant rebelle a été envoyé au « trou »).
L’horreur
Nous pensons tous que « Moi, je ne ferais jamais ça ». Jamais je ne serais un bourreau maltraitant un prisonnier, jamais je ne serais une Ayem agressant Morgane. Pourtant, les deux « expériences », le Bachelor et la prison de Stanford, mènent au même constat : les dérapages ne sont pas tous dus à des personnalités extrêmes et parfois, peut-être souvent, la force du contexte peut nous amener à nous comporter d’une certaine manière, même si ce sera destructeur.
En situation de « désindividuation », face à la perte de nos repères identitaires, nous serions capables du meilleur comme du pire. La conclusion de J. Breines rejoint ainsi celle de Zimbardo, et la doctorante termine son texte en soulignant que « reconnaître cette vulnérabilité peut nous aider à justement éviter ces formes dangereuses d’influence sociale« . Allons donc prêcher cette bonne parole aux candidats de télé-réalités actuelles, tiens.
* Tout ça reste évidemment entre nous – officiellement, je prends un air détaché « Comment ça, Marie et Geoffrey se sont séparés ?« , mais vous savez bien que je mate le replay un peu religieusement en grinçant des dents).
Pour aller plus loin :
- L’article de Julianna Breines
- Et la page « Pour aller plus loin » de notre article sur la Stanford Prison Experiment
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
Exact pour le terme ambigue!
Enfin, c'est un super sujet pour débattre! ^^