Comment défoncer le patriarcat, ce système qui maintient une inégalité entre les femmes et les hommes dans la société ?
Il va être difficile d’y répondre en un seul article, mais il est possible de s’y prendre étape par étape.
L’affaire de la Ligue du LOL, ce groupe de journalistes et communicants ayant harcelé des jeunes femmes, blogueurs, artistes sur les réseaux sociaux dans les années 2010, a révélé l’existence et surtout le pouvoir des « boys clubs », ces environnements d’entre-soi masculin.
Pour ne citer qu’un exemple, l’enquête de Médiapart sur la rédaction des Inrocks, dans laquelle une bande d’hommes faisaient la loi.
« Ils avaient même créé un « mur des hommes », soupire un ancien du journal. […]
Il s’agit d’un poteau sur lequel Doucet [l’ancien rédacteur en chef, NDLR] et ses amis – tous des hommes – ont accroché des photos d’eux au beau milieu de la rédaction. »
Loin de moi l’idée de renverser la responsabilité de ces dynamiques toxiques sur leurs victimes. Mais loin de moi aussi l’idée que je n’aurais aucune prise sur mon propre destin.
Alors, plutôt que d’attendre que les boys clubs disparaissent, voici une réflexion sur l’entre-soi féminin, comment devenir nos meilleures alliées pour que le monde change plus vite, et mieux : grâce à une véritable sororité, dont l’une des bases serait la mort de la compétition inter-féminine toxique.
Face à l’adversité, un proverbe me vient en mémoire : l’union fait la force, n’est-ce pas ? Les femmes représentent 51% de l’humanité, expliquez-moi comment on fait pour être encore et toujours le genre dominé alors que nous sommes la majorité ?
Je ne vais pas ici appeler à un soulèvement féminin totalitaire, ni à remplacer le patriarcat par un matriarcat — la même chose au féminin.
Mais j’aimerais bien que nous, les femmes, qui avons été élevées, éduquées en tant que femmes dans cette société imprégnée de sexisme, nous trouvions les moyens de nous affranchir des leçons toxiques que nous avons absorbées depuis l’enfance.
Comment sortir de la compétition inter-féminine toxique ?
Si l’union fait la force, alors commençons par construire cette union, n’est-ce pas ? Donc vous imaginez bien que la première stratégie du patriarcat a été de nous diviser !
Et l’un des instruments de division des femmes les plus répandus, c’est l’instauration d’une compétition inter-féminine limitante. En d’autres termes : les femmes se battent entre elles dans une deuxième division.
Comment se manifeste la compétition inter-féminine ?
La compétition entre femmes se manifeste de bien des manières, pas toujours évidentes.
Elle a beaucoup été caricaturée dans la pop-culture, et ces quelques clichés devraient vous rafraîchir la mémoire ;
Ce sont les femmes qui se battent pour devenir LA plus populaire du lycée, ou pour le rester : environ tous les teen movies de lycée américain.
Ce sont les deux femmes en concurrence réussir à séduire LE mec, ces films/séries où LE mec est LE gain de l’histoire : Le mariage de mon meilleur ami en est l’exemple le plus criant, puisque c’est littéralement l’intrigue du film.
Mais l’on retrouve régulièrement dans les films et séries une rivalité entre femmes ayant des vues sur le même homme.
Un vrai classique dans la pop culture, ce schéma qui place les femmes en concurrence pour l’attention d’un bon parti. C’est l’indémodable triangle épouse-maîtresse-et-bon-père-de-famille.
Ce sont les femmes travaillant au sein du même bureau, de la même entreprise, convoitant le même poste.
À quoi ressemble la compétition entre femmes ?
Et, de manière beaucoup, beaucoup plus insidieuse, la compétition inter-féminine a souvent été montrée dans la pop culture par le prisme de son résultat : on ne voit plus que LA femme, la seule qui a réussi à obtenir une place à la table des mecs.
C’est LA super-héroïne dans le crew des Avengers, Marla dans Fight Club, Wonder Woman dans Justice League, Ariane dans Inception… C’est LA fille qui réussit à se battre contre des garçons (She’s the man), ce sont tous les univers de films/séries où les femmes sont absentes, ou présentes uniquement à travers un rôle de « caution », d’exception.
Ces représentations portent aussi le nom de « syndrome de la Schtroumpfette » : au village des Schoutroumpfs, les hommes sont définis par leur rôle, leurs fonctions, leurs qualités ou leurs défauts. Seule la Schtroumpfette est définie par son genre.
Le problème avec toutes ces représentations, c’est qu’elles ont sans doute contribué à nourrir l’idée qu’il n’y a qu’une seule place à la table des grands.
Les femmes seraient les pires ennemies des femmes ?!
Heureusement, la vie n’est pas une comédie romantique un peu dépassée, n’est-ce pas ! La compétition entre femmes n’en reste pas moins prégnante, c’est juste qu’elle s’habille d’autres avatars, moins grossiers, plus subtils.
Avez-vous remarqué ces autres préjugés, stéréotypes, qui sont encore monnaie courante dans les esprits ? Si je vous dis :
- Ah, les femmes entre elles sont impitoyables.
- Trop dur de n’être qu’avec des femmes !
- Non mais moi j’aime pas les autres filles, je m’entends mieux avec les mecs
- Bosser entre femmes ? Y a pas trop de coups bas entre vous ?
- Ah, les univers de femmes, ça grouille de ragots, de rumeurs colportées pour nuire les unes aux autres ! Langues de vipère ! Commères !
Bon j’arrête ici cette liste fleurie mais non exhaustive.
Ces phrases vous parlent ? Vous n’êtes ni d’horribles personnes, ni des hypocrites : juste des femmes élevées en tant que femmes dans une société qui tend à nous maintenir dans ce que j’appelle la deuxième division, ou encore : le championnat féminin.
Les hommes et le championnat principal
Pour mieux développer mon propos, allons sur le terrain de la métaphore sportive.
Le championnat principal, c’est celui des hommes — pardon, c’est le championnat mixte, dominé par les hommes. Ils règnent en maîtres sur toutes les catégories.
Ils sont les médaillés d’or dans toutes les disciplines, les explorateurs, les aventuriers, les business men, les penseurs, les artistes, les bons pères de famille. Ils sont premiers dans toutes les catégories que la vie détaille.
Et dans toutes ces catégories, il y a de la place pour les femmes, bien sûr. Mais ces places sont chères à prendre.
Il y a LA femme de chaque catégorie, ces exceptions qui confirment l’indicible règle : vous n’êtes pas à votre place ici, c’est dire s’il est admirable que vous ayez réussi à vous en faire une !
C’est ainsi que LA femme qui arrive à rivaliser avec ces messieurs se distingue souvent par son genre : c’est LA première femme à la tête d’une entreprise du CAC 40, c’est LA première femme ministre de l’Éducation Nationale, c’est LA première femme à surfer des vagues aussi grandes.
Le championnat principal, et LA femme d’exception
Elles sont les femmes qui arrivent à se classer dans le championnat principal. Leurs parcours devraient nous inspirer et nous révolter en même temps.
Nous inspirer à les suivre, à se dire que c’est possible puisqu’elles ont réussi, et que le plafond de verre est déjà transpercé.
Nous révolter, aussi : c’est anormal, quasiment cynique que l’on félicite les femmes d’arriver à franchir les obstacles dressés sur leur route par le patriarcat, au lieu de prendre leur parcours de combattante pour la dénonciation de ces obstacles.
Concrètement, je me félicite qu’Anne Lauvergeon soit devenue la première femme à la tête d’une entreprise du CAC40, et je m’offusque qu’elle ait été la seule. Qu’il soit toujours aussi rare de voir de la mixité passé un certain échelon de la hiérarchie.
La deuxième division, ou le championnat féminin
Mais dans les faits, je trouve qu’on ne se félicite pas assez, entre femmes, lorsque l’une de nous passe dans le championnat principal. Et on ne se révolte pas assez, nous les femmes, à chaque fois qu’une de ces percées met en lumière l’absence de mixité dans un domaine.
Ce que nous faisons énormément, dans les faits, c’est nous battre ardemment au sein de notre propre championnat :
cette deuxième division, essentiellement féminine.
Dans cette position, on ne se bat plus vraiment pour réussir, mais instinctivement, pour réussir mieux que les autres.
C’est la femme qui veut LE mec dans la comédie romantique. C’est la cadre sup qui veut LE siège qu’on daigne attribuer à une femme au sein du Conseil d’Administration.
Cette compétition inter-féminine nous conduit à nous battre entre nous, pour LA place, plutôt que de nous battre ensemble, pour faire DES places. Non pas contre les hommes, mais à égalité avec eux.
En deuxième division, la compétition féminine fait rage
Tandis que nous nous jalousons, nous nous défions entre nous, eux continuent leur route sans se poser de questions, sans même remarquer que la compétition fait rage.
Ça se voit, parfois. Quand tu bosses dans un environnement très féminin, et que l’on te demande « pas trop dur de bosser uniquement entre nanas ? »
Parce qu’il paraît que « les meufs sont super dures entre elles ».
Oui. Vous le seriez aussi, très compétitifs entre vous, s’il n’y avait qu’une seule place à table.
« On a déjà mis un personnage féminin dans le script. On a déjà pris une femme sur la liste. On a déjà nommé une autre femme au conseil d’administration. Ah ouais, mais ça va faire beaucoup de femmes, là. »
Est-ce qu’un homme a déjà entendu ces phrases, dans son environnement professionnel ? Peut-être (je ne dis pas que c’est impossible). Est-ce courant pour les hommes d’entendre ce type de réponse ? Beaucoup moins que pour des femmes.
Tu m’étonnes qu’une réalisatrice comme Maïwenn refuse d’être vue « comme une femme » mais tient à être considérée par son métier. (Elle avait déclaré en interivew en 2015 : « Tous les ans on a droit au même débat sur les femmes en compète, c’est insupportable. »)
Moi non plus je ne veux pas être « LA femme » qui s’est fait une place dans un monde d’hommes, ça voudrait dire avoir une cible sur le dos pour celles qui cherchent à monter.
Ça veut dire craindre de leur tendre la main, parce que je n’ai jamais connu la camaraderie entre femmes, toujours la compétition.
Ça commence très tôt, dans les dynamiques de groupes, les premières hiérarchies sociales à l’école. Cette hiérarchie est mise en scène dans la fiction, dans les films et séries qui dépeignent les univers de lycées, d’université.
Toutes ces fictions mettent en scène des compétitions féminines, et très peu de solidarité.
« Je n’ai rien contre elle, mais… »
Alors, comment est-ce qu’on se sort de ça ? Comment déraciner des réflexes qui nous ont été inculqués par la socialisation genrée, la pop culture ?
Ça peut commencer par observer et questionner ses propres pensées, et son rapport aux autres femmes. Par exemple :
« Je n’ai rien contre elle, mais je la juge, dans sa façon de s’habiller. »
Trop court, trop sexy, trop voyant, pas assez classe, trop classe, trop décontracté, trop sapé, trop, trop, trop, pas assez.
Les hommes font du slut-shaming, mais les femmes aussi, et elles peuvent être parfois plus sévères encore entre elles.
Pourtant, qu’est-ce que j’ai à gagner à me mesurer aux autres femmes ? Qu’est-ce que je risque à m’en faire des alliées ?
J’ai longuement réfléchi à cette question, suite à ma première expérience professionnelle.
Fraîchement débarquée dans une grande entreprise, dans un milieu très masculin, j’ai eu la désagréable surprise de constater que LA femme de l’équipe, parfaitement installée, allait me savonner la planche, entraver mon intégration par tous les moyens.
Quand la compétition fait rage, mais que tu n’y es pas préparée
J’étais désemparée. Pourquoi cette femme, d’à peine dix ans mon aînée, que j’aurais naturellement prise pour rôle modèle, dont je me serais volontiers rapprochée, liée d’amitié même, pourquoi m’avait-elle d’emblée exclue du groupe ?
C’est par le féminisme et cette notion de deuxième division que j’ai fini par comprendre les dynamiques de groupes à l’oeuvre. Dans son esprit, et sans doute dans l’inconscient de bien des gens (hommes et femmes confondues) autour d’elle, il n’y avait qu’une place. Une place qu’elle occupe.
Et la p’tite Clémence Bodoc qui vient de débarquer pourrait être son futur challenger. Pour LA place, vous savez. La place de « LA femme » au sein de cette équipe.
Ne surtout pas se lier d’amitié avec d’autres femmes : elle occupe déjà une place dans le championnat principal. Si on la perçoit au même niveau que les autres femmes (si elles déjeunent ensemble, si elles sociabilisent ensemble), LA femme retombera en deuxième division.
Et je comprends, tristement, celles qui en ont trop chié pour arriver là où elles sont. Celles qui claquent la porte derrière elles, refusent de tendre la main, pensent que les autres n’ont qu’à se débrouiller, après tout, elles y sont bien arrivées, elles, faut juste s’accrocher. Payer le prix.
À nous de nous faire DES places en première division
Il y a un prix à payer pour réussir à rentrer dans le championnat principal, et nous avons les moyens de le faire baisser : en arrêtant de considérer qu’il n’y a qu’une seule place.
Être une femme n’est pas une compétence. Donc ce n’est pas parce que tu es une femme que tu mérites le job, la place, le rôle, ta chance.
S’il y a de la place pour une femme, il y a de la place pour des femmes. Et que l’on se le dise, dans la société française de 2019 : la place des femmes est partout.
Si tu es une femme dans la deuxième division, le championnat féminin : ne te trompe pas d’adversaire. Ton principal challenger, c’est toi-même, et l’objectif que tu vises n’est pas de prendre LA place d’une autre femme: c’est de faire ta propre place.
Si d’autres y arrivent, toi aussi. Et si personne ne l’a encore réussi dans ton domaine, devant toi : bienvenue dans le championnat principal.
Construire la sororité, étape 1 : toutes dans le championnat principal
À nous toutes, dans toute notre diversité, nos origines, nos ambitions, nos envies, nos rêves, les obstacles qui se dressent devant nous : nous n’avons pas à rester en deuxième division en raison de notre sexe, de notre genre, ou de toute autre caractéristique.
Car cette démonstration s’appliquerait tout aussi bien aux discriminations en raison de la couleur de peau, de l’orientation sexuelle, de l’origine géographique, etc.
La première étape pour construire un véritable esprit de sororité, et rétablir l’union naturelle dont le patriarcat nous a privées, c’est de défoncer le plafond de verre qui nous maintient dans une compétition limitée : entre nous, pour quelques places.
Alors que nos talents, nos compétences, nos envies, nos ambitions nous ont toujours rendu suffisamment puissantes pour rivaliser avec les têtes de tableaux du championnat principal.
Pourquoi la Ligue du LOL presse le calendrier de la sororité
Quelques mots des coulisses de cet article : en réalité, je l’avais écrit d’une traite en 2018, suite à une anecdote racontée par Bérengère Krief dans son épisode de Sois gentille, dis merci, fais un bisou.
Elle s’interroge sur son propre réflexe à avoir jugé une femme qu’elle avait croisée dans la rue, et c’est en rebondissant sur son introspection que j’en viens à dérouler cette théorie sur « le championnat de 2ème division ».
Mais à l’époque où j’écris ces lignes pour la première fois, c’est juste une théorie, que je n’appuie que sur des exemples de pop-culture, et mes propres observations.
Lorsque je découvre la Ligue du LOL, je repense à cette théorie, à cet article jamais publié, et je fais le lien : cet entre-soi masculin, son problème n’est pas seulement qu’il empêche passivement l’arrivée de femmes à divers postes.
C’est qu’il fait parfois activement entrave à cette arrivée, comme ce fut le cas, à en juger par les différents témoignages et récits excuses publiés depuis la révélation de cette affaire.
C’est précisément ce point que dénonce la tribune publiée par Prenons La Une, l’association de journalistes féministes qui défend la place et la visibilité des femmes dans les médias.
Prête pour la sororité 2019 ?
J’aimerais savoir comment tu as pris cet article, ce que tu as ressenti pendant ta lecture.
Est-ce que tu te reconnais dans cette idée de compétition féminine ?
Est-ce que ça te parle, le mot « sororité » ?
Est-ce que tu as déjà été visée par une femme craignant que tu lui piques LA place de femme ? Ou été cette femme peut-être ?
Dis-moi tout dans les commentaires ! J’aimerais te parler davantage de sororité à l’avenir et tes réponses m’aideront beaucoup à construire mes futurs articles !
À lire aussi : La solidarité féminine, et si on s’y mettait ?
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Les Commentaires
Je réagis à ce passage car je m'y retrouve.
Je me souviens d'avoir eu envie de me donner des baffes le jour où, en rentrant dans un avion, je me suis rendue compte que cela me rassurait que le pilote soit un homme. Le plus triste c'est que cette croyance inconsciente que les hommes sont plus aptes à faire certaines choses m'accompagne encore souvent. Le fait de se rendre compte de ces biais de pensée est déjà une étape importante et le fait de s'entourer de référents féminins est à mon avis un des moyens de déconstruire ces idées. Je salue donc bien bas les initiatives comme "Les culottées" de Pénélope Bagieu.
Finalement, le fait de me dire qu'on est parfois les fossoyeuses de nos propres réalisations m'attriste mais me donne également de l'espoir car cela signifie qu'une des clés du changement est déjà en nous.