Vous, moi et d’autres êtres humains, nous avons des identités : comme l’explique Erwing Goffman dans sa Mise en scène de la vie quotidienne, nous portons tou-te-s plusieurs masques, selon les scènes que nous jouons, selon les décors qui nous entourent. Nous avons plusieurs masques, plusieurs identités et nous faisons partie de plusieurs groupes (ou de plusieurs « catégories sociales » — Tajfel et Turner, 1986) : je suis par exemple une femme, mais j’ai aussi tel âge, je fais partie de telle génération, j’exerce telle fonction, j’appartiens à telle famille, je fais tel sport ; tout cela me construit et participe à l’idée que je me fais de moi.
Une partie de mon identité se fonde ainsi sur ce qui me rapproche d’autrui (et donc des membres de mon « groupe d’appartenance », que l’on peut appeler « endogroupe »), mais aussi sur ce qui m’en différencie (ce qui me distingue des membres de « l’exogroupe »). Pour faire plus clair, disons que si je suis « jeune », alors je ne suis pas « vieille ».
Figurez-vous également que l’une des grosses tendances humaines, c’est la comparaison avec nos petits camarades : Untel a-t-il eu une meilleure note que moi ? Machine est-elle plus intelligente ? Trucmuche est-elle moins drôle ? Machin-Chose est-il moins beau, plus musclé ? Ce naze de camarade de 4ème B a-t-il fini par avoir un meilleur job ?
Vous voyez le genre, ce n’est pas forcément très reluisant, mais la « comparaison sociale » serait un processus quasi automatique (Gilbert et al., 1995), que nous utiliserions pour atteindre plusieurs buts : nous rassurer à propos de nos performances ou de nos opinions, gonfler notre estime de soi, lutter contre l’influence, etc.
La comparaison sociale permet de souligner la différence entre moi et autrui, entre mon groupe d’appartenance et les autres groupes, et ce serait essentiel pour que la vie en collectivité soit possible. J’affirme donc mon identité en me rapprochant de quelque chose ou en m’y opposant – « nous sommes différents des autres, mais nous sommes aussi des modèles » (Leyens et Yzebyt, dans l’ouvrage La psychologie sociale).
La comparaison sociale, ça sert à quoi ?
Oui, ok, mais pourquoi, comment se compare-t-on ? Quelle est l’utilité de la comparaison sociale ?
En psychologie sociale, on identifie trois motivations à notre tendance à vérifier si l’herbe est plus ou moins verte chez le voisin :
- Le besoin d’auto-évaluation : nous aurions besoin de situer nos opinions, aptitudes et autres performances par rapport aux autres, par rapport à ceux qui nous ressemblent (c’est en tout cas le postulat de Léon Festinger, initiateur de la Théorie de la Comparaison sociale). Est-ce que ma performance est satisfaisante ? Est-ce que « j’ai faux » ? Tout compte fait, une note a-t-elle une valeur si on ne la compare pas aux notes obtenues par les autres ? Serions-nous accros à Candy Crush Saga si le jeu ne nous permettait pas de savoir que l’on a bien latté la tronche de nos copains ?
- Le besoin de « réhaussement de soi » : finalement, la comparaison sociale ne me permettrait pas seulement d’évaluer ma performance, mais m’amènerait aussi à m’attribuer une valeur (Goethals et Darley, 1977 ; Brown, Collins et Schmidt, 1988). En me comparant, je veux aussi booster mon estime de moi, voir que mes capacités sont les bonnes. Pour parvenir à ce petit shot d’auto-kif, je vais faire des « comparaisons descendantes », c’est-à-dire que je vais me comparer à quelqu’un que je perçois comme un peu plus nul dans le domaine concerné, afin de me protéger et de conserver une image positive de moi-même (Steele, 1988 ; Wood et Taylor, 1991).
- Le besoin d’amélioration de soi : parfois, comme Tina Arena le dirait, nous avons besoin « d’aller plus haut », de nous améliorer. Pour atteindre une meilleure version de nous-mêmes, nous enclenchons parfois des « comparaisons ascendantes »… Autrement dit, nous nous comparons à quelqu’un que nous percevons comme meilleur (sans adopter d’attentes irréalistes, auquel cas la comparaison pourrait avoir un effet négatif sur l’estime de soi), nous utilisons autrui comme une source d’inspiration (Smith et Sachs, 1997, Hakmiller, 1966).
Une pratique utile, mais risquée
Si la comparaison sociale peut s’avérer positive, et si elle fait partie intégrante de nos comportements quotidiens, elle peut également être menaçante : se comparer, ce n’est pas uniquement rassurant et cela peut même être destructeur
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Que se passe-t-il lorsque la comparaison est subie ? Que se passe-t-il lorsqu’on nous impose une comparaison ascendante, par exemple lorsque qu’une nana de votre promo se gargarise de son semestre passé haut-la-main lorsque vous avez lamentablement échoué, ou lorsque votre voisin réussit à faire pousser des légumes de toutes sortes dans son potager alors que votre petit pot de basilic ne passe jamais la semaine ?
Que l’on soit d’accord : si vous vous fichez de la pousse de légumineuses et des notes scolaires, il est fort probable que ça ne vous fasse ni chaud, ni froid. Mais si vous y attachez de l’importance, l’image que vous avez de vous-même peut être menacée, auquel cas, vous allez trouver des stratégies de contre-attaque.
Pour préserver notre estime de soi face aux meilleures performances de personnes que l’on pensait similaires à soi, on va chercher des justifications (AH OUI, mais je n’avais pas trop travaillé /AH OUI, mais il/elle a été favorisé-e), ou tenter de décrédibiliser l’autre…
Décrédibiliser l’autre pour se rassurer soi-même
Pourquoi je vous raconte ça ? Parce que, régulièrement, madmoiZelle publie des témoignages et articles au sujet de complexes divers – par exemple des choses liées au poids. Et tout aussi régulièrement, les commentaires virent à la confrontation entre maigres vs. grosses, comme si entrer dans la comparaison, c’était plus fort que nous.
La tentation de la comparaison est peut-être trop grande. Peut-être que face à un article à propos d’un sujet qui nous touche, notre estime de soi peut être ébranlée, et peut-être que face à cette menace, notre réflexe est de se tourner vers une comparaison descendante (« je préfère être comme ceci plutôt que comme cela »). Mon groupe d’appartenance est attaqué, mon identité est donc attaquée, et pour me protéger, je vais décrédibiliser ou dénigrer celles et ceux qui ne me ressemblent pas, souligner la différence de mon endogroupe avec l’exogroupe, et valoriser les caractéristiques de mon groupe.
Ce qu’il en ressort, c’est que, même si l’on est simplement en train d’essayer de se protéger, tout le monde en a pris pour son grade et tous les bords ont été égratignés : l’exercice de comparaison risque de susciter plus de souffrances que d’autres choses… et d’entraver le débat collectif. Et si avoir conscience de ce « réflexe » de protection pouvait nous aider à formuler nos blessures et préoccupations autrement ?
Pour aller plus loin :
- En vidéo – les effets de la comparaison sociale (par Nicole Dubois)
- Se comparer aux autres – un article de Sciences Humaines
- La thèse de Dominique Muller au sujet de la facilitation sociale et de la comparaison sociale
- Page 137, une échelle de mesure de l’orientation à la comparaison
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Mes amis ont dit, à propos des derniers en date (enfin derniers… en dix ans), que j'étais tombée sur les mauvaises personnes voire que c'était un vrai con pour l'un d'entre eux. Et que je tomberais sur un mec bien un jour. Seulement, je me dis que je ne suis plus de la première fraîcheur, voire que j'ai un peu dépassé la date de péremption, et qu'en plus les "mecs bien", ils sont tous pris. Par les filles "bien".
Cela étant, pour en revenir à l'article, on m'a aussi dit qu'à l'époque où j'ai été victime de harcèlement scolaire (origine du problème, n'en déplaise à mon ex-psy), j'ai fait l'objet de comparaisons… pour que mes petits camarades puissent se mettre en avant en sachant bien qu'au fond, ils étaient un peu minables.