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Source : Canva / Lesia Sementsova
Justice

#MeTooInceste : Comment recueille-t-on la parole des enfants ? Une spécialiste nous éclaire

Psychanalyste spécialiste du psychotraumatisme chez les enfants, Flavia Remo est sollicitée pour réaliser des expertises judiciaires et réalise régulièrement aussi, à la demande des parents protecteurs, des expertises privées. Elle nous a expliqué comment elle travaillait et quels sont les mécanismes à l’œuvre derrière le comportement des enfants victimes d’inceste lors des expertises, ainsi que de celui de leur agresseur.

Madmoizelle. Comment se déroule le recueil de la parole de l’enfant ? Faut-il être spécialisé dans le psychotraumatisme ?

Flavia Remo. Il est très important de connaître la psychotraumatologie ainsi que la psychopathologie des maltraitances. Il n’y a rien de plus complexe que recueillir la parole de l’enfant, surtout un jeune enfant. Pour qu’il soit réalisé correctement, il faut suivre les principes du protocole NICHD [National Institute of Child Health and Human Development, une technique d’audition spécifique pour recueillir la parole des enfants dès quatre ans, que ces derniers soient des témoins ou des victimes de violences, ndlr]. Ensuite, selon l’âge de l’enfant, j’applique un autre protocole, le SVA [évaluation de la validité de la déclaration, ndlr], qui est à ce jour le seul protocole qui permet de valider les déclarations d’agressions sexuelles sur mineurs. Il n’y a pas que la parole de l’enfant à prendre en considération, mais aussi tous les signes évocateurs de maltraitance ou d’agression sexuelle, qui sont très souvent méconnus.

À mon sens, il est aussi fondamental de prendre le temps nécessaire pour recueillir la parole de l’enfant. Avant tout, il faut le mettre en confiance et petit à petit rentrer dans son monde. Selon son âge, une ou deux séances avant le recueil sont très importantes pour instaurer un lien de confiance ; on joue ensemble, on lit des petits livres, sans aborder le fond de l’affaire. Lors du recueil, il faut aussi prendre en compte le langage de son corps. C’est un moment très éprouvant pour l’enfant : il peut se jeter par terre, peut avoir des moments de dissociation (il se coupe de ses émotions), des conduites d’évitement… Il faut donc savoir gérer tout ça. Ensuite, j’adresse un signalement au Procureur de la République. Il contient les extraits du recueil, auquel j’applique le SVA, l’analyse des dessins réalisés par l’enfant lors du dévoilement et j’indique également des observations cliniques sur l’enfant.

Vous intervenez dans le cadre d’expertises judiciaires, mais surtout privées à la demande de parents protecteurs. Comment ces dernières se déroulent-elles ?

Flavia Remo. Dans le cadre des expertises privées [réalisées à la demande d’une des parties, ndlr], je mène aussi les entretiens avec les parents protecteurs, qui peuvent être la mère dans la plupart des cas, mais aussi des pères, afin de les expertiser. Je ne suis pas pro-papa ou pro-maman, je suis là pour l’enfant, pour comprendre le vécu de l’enfant et le protéger, faire mon devoir en respectant la même déontologie qu’un expert judiciaire [sollicité pour donner au juge un avis sur des points techniques précis, ndlr] : obligation de vérité et d’accomplir ma mission avec conscience, objectivité et impartialité. Bien sûr, je rencontre l’enfant pour le recueil de sa parole et l’observation clinique et je rencontre également l’enfant avec le parent protecteur pour évaluer leur lien.

En général, dans le contexte des expertises privées, les parents protecteurs arrivent à mon cabinet avec un dossier gigantesque comprenant des expertises judiciaires, des rapports des services socio-judiciaires… Je dois analyser le dossier et contre-expertiser, si nécessaire, des rapports qui sont défaillants. Tout est argumenté sur des bases scientifiques, en citant les ouvrages et les dernières recherches réalisées au niveau international. L’expertise en soi a pour but d’éclairer la justice. Le travail d’une expertise privée est immense, cela prend 50 heures minimum. Et il faut être absolument objectif, impartial.

Ce n’est pas parce qu’un parent me demande une expertise que je la fais en sa faveur. Mon expertise est neutre. Malheureusement, des experts sans aucune éthique prennent parti pour les pères ou pour les mères, défendant une cause, sans se préoccuper de faire une évaluation objective clinique de l’enfant et du parent. Une de mes motivations est justement de faire contrepoids aux expertises privées à charge, très partiales, comme je l’explique dans mon ouvrage en cours de publication.

Je viens par ailleurs de créer le GNEPE ; il s’agit d’un groupement national de professionnels pratiquant des expertises en protection de l’enfance : psychologues, psychanalystes, pédopsychiatres, psychiatres, ayant une compétence spécifique de haut niveau dans ce domaine qui s’engagent à rédiger des expertises judiciaires et privées d’une neutralité et impartialité absolue. Le GNEPE intervient sur tout le territoire national français et dans la Principauté de Monaco. Des expertises judiciaires peuvent être ordonnées par les magistrats. Et des particuliers peuvent nous saisir pour une expertise privée. De principe, il est établi que toutes les expertises judiciaires et privées sont toujours effectuées et validées par deux professionnels minimum, choisis selon leurs domaines de compétences et répondant à une mission précise. Au sein du groupement, une commission médico-psychojuridique formée par des magistrats, avocats, pédiatres, psychiatres se rend disponible pour des conseils dans le cadre d’expertises privées.

Comment jugez-vous la réalisation des expertises judiciaires dans le cadre des affaires sexuelles sur mineur et plus spécifiquement d’inceste ? 

Flavia Remo. De mon expérience, j’ai remarqué que dans certaines expertises judiciaires, ainsi que dans des rapports des services socio-judiciaires – qui ont quand même un impact très important au niveau des décisions de justice – il y a toujours trois facteurs qui peuvent émerger. D’abord, le manque de formation spécifique de ces professionnels à la psychopathologie des maltraitances, dont la conséquence est une évaluation qui se base sur des concepts erronés et inadaptés. C’est pour cette raison que j’ai développé des formations au sein d’un organisme en lien avec le GNEPE. Ensuite, la peur de prendre des responsabilités et de se tromper face aux situations de violences intrafamiliales et sur les enfants. Enfin, une défense inconsciente contre l’existence des maltraitances sexuelles sur les enfants, qui aboutit à un déni. Tout ce qui est traumatique n’est pas si facilement accepté par les personnes en charge de ces affaires, elles ne sont pas forcément prêtes à recevoir de tels récits, ou à visionner des vidéos qui montrent des enfants qui sont très petits, avec des gestes sexualisés, etc.

Or, ce déni peut s’accompagner aussi d’un mécanisme de projection, un mouvement projectif : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai, c’est sûrement la mère qui invente tout cela… ». Et la mère – on parle de la mère, car au niveau statistique, elle représente une majorité en tant que parent protecteur – se retrouve à être attaquée par des professionnels : éducateurs, experts judiciaires…

C’est elle qui est soupçonnée d’inventer, qui est aliénante, qui manipule tout le monde. Elle est accusée de projeter ses fantasmes, ses angoisses sur son propre enfant. Donc toutes les déclarations de l’enfant, automatiquement, sont bafouées et les signes évocateurs de maltraitance balayés. Il n’est pas rare que dans ces cas-là, l’enfant se retrouve placé, confié au parent maltraitant et la mère accusée de l’avoir manipulé.

A contrario, comment le parent accusé d’être maltraitant est-il perçu par les autorités judiciaires ?

Flavia Remo. Ce parent a une capacité incroyable à envoûter les professionnels, qui sont déjà dans ce système de défense, de déni, de projection, de banalisation. Il est gentil, il est subtil, il se fait passer pour la victime. L’autre parent, lui, crie sa douleur, sa colère. Il peut avoir une attitude très confuse parce qu’il est dans une situation traumatique. Il est donc immédiatement diabolisé, rejeté : il passe pour fou, et est accusé de manipuler l’enfant. Quand un professionnel entre dans cette dynamique d’envoûtement du parent pervers, il va aussi contaminer tous les autres professionnels autour de lui.

Vous êtes aussi mandatée par la justice pour réaliser des expertises judiciaires. Comment les réalisez-vous ? 

Flavia Remo. Ma méthode est la même, cependant l’expertise judiciaire se base sur le contradictoire. Je rencontre donc tous les membres d’une famille ; je vais lire le dossier, si je sais qu’il y a eu des problèmes de maltraitance, je les prends en compte, et je demande à voir l’enfant tout seul pour faire une observation clinique pointue et déceler si le mineur présente des signes évocateurs d’agression sexuelle, maltraitances et recueillir son récit. Je le rencontre aussi avec sa mère et puis avec son père, car on ne peut pas faire l’analyse du lien parent-enfant si on ne voit pas les deux ensemble. Et bien sûr, je rencontre les parents dans des entretiens individuels pour faire une observation clinique et répondre aux questions pour lesquelles je suis missionnée.

Quelles sont les conséquences psychologiques chez les enfants victimes de violences incestueuses ?

Flavia Remo. L’inceste est le trauma le plus sévère, qui cause, malheureusement, les conséquences les plus graves sur l’enfant, avec des séquelles importantes chez l’adulte. L’enfant victime présente de nombreux troubles physiques et psychiques : l’énurésie [incontinence urinaire, ndlr], l’encoprésie [incontinence fécale, ndlr], les troubles du sommeil, les troubles alimentaires, les crises d’angoisse, l’hypervigilance, l’incapacité à se concentrer, les douleurs au ventre, les migraines, l’eczéma, les crises d’épilepsie, des peurs envahissantes, des états de dissociation, des conduites d’évitement, des douleurs et irritations des zones génitales et anales, des saignements, des pertes de substance au niveau vaginal, les mycoses, la masturbation compulsive, le repli sur soi…

Ce trauma est d’autant plus compliqué à gérer lorsqu’il n’y a pas eu de prise en charge rapide et adaptée. À l’adolescence, les conséquences de cette mauvaise prise en charge sont aussi très lourdes : l’anorexie mentale, les scarifications, la consommation d’alcool, de drogue, les tentatives de suicide multiples, la déscolarisation, la dépression, les troubles du comportement, la dissociation, conduite à risque sexuel ou évitement phobique de toute sexualité…

Dans les cas des mères protectrices que nous avons interrogées, les enfants qui ont dénoncé les violences ont aussi perdu – au moins temporairement – le lien avec elles. Quelles sont les conséquences pour ces enfants d’être privés de leur figure d’attachement ?

Flavia Remo. Nous savons – il existe des études spécifiques sur les besoins fondamentaux de l’enfant – qu’on ne peut pas éloigner un petit enfant de sa première figure d’attachement, sauf si elle présente des troubles de la parentalité avérés. L’éloignement est un trauma qui s’ajoute aux violences que l’enfant subit déjà. Ce qu’on voit très clairement, c’est que lorsque l’enfant revoit son parent protecteur, par exemple, lors de visites médiatisées, il peut ressentir une manifestation de colère. Et cela peut être mal compris par les éducateurs, les psychologues, qui voient un comportement agressif vis-à-vis du parent protecteur. L’explication est que l’enfant en veut à sa mère qui selon lui l’a abandonné, ne l’a pas protégé. Dans ce cas, on parle des troubles de l’attachement.

Quel est le comportement des enfants vis-à-vis de leur parent agresseur ?

Flavia Remo. Il y a plusieurs possibilités. Il arrive que l’enfant ait très peur des représailles.  On voit donc qu’il obéit au doigt et à l’œil au parent qui risque de le frapper ou de l’abuser – les maltraitances physiques et sexuelles vont souvent de pair. Il arrive aussi que l’enfant agisse en autosacrifice de son esprit pour sauver l’image idéalisée du père qui le frappe ou le violente. Inconsciemment, il peut vouloir sacrifier son existence parce qu’il a besoin de sauver l’image de ce père qu’il a idéalisé. Pour être plus claire : un enfant aime ses parents, peu importe comment ses parents se comportent avec lui. Il essaye alors de sauver quelque chose de ce parent. 

Il est très important de faire une distinction entre le père qui peut être incestueux et le « papa » qui ne peut pas l’être. C’est pour cela que je n’utilise jamais les mots « papa » et « maman » avec l’enfant que je reçois. Car si vous y pensez, dans notre imaginaire, même collectif, un papa et une maman ne peuvent pas faire de mal à leur propre enfant. Mais une mère peut être maltraitante, un père peut être maltraitant, incestueux. L’enfant essaye donc ici de sauver le « papa ». Parce qu’un parent pervers peut aussi faire le papa, en jouant avec l’enfant. Cela met l’enfant dans une confusion totale. 

Il y a encore un autre cadre : lorsque l’enfant est abusé de manière « tendre », « douce ». Quand le père dit : « C’est parce que je t’aime trop », « tu es l’amour de ma vie », « ce qui se passe entre nous, c’est beau, mais c’est un secret, c’est parce que je t’aime ». Dans ce cas, l’enfant subit des conséquences encore plus graves parce qu’il est coincé dans une situation absolument perverse et qui l’amène à une confusion totale. 

On peut donc voir des enfants qui veulent revoir leur père. Ce n’est pas parce que l’enfant dit : « Moi, je veux revoir papa » et qu’il peut présenter de moments de jeux, de complicité et même de câlins que cela signifie que l’enfant n’est pas victime de maltraitance et même d’inceste. Il faut comprendre son ambivalence et ses clivages qui lui permettent d’avoir de tels comportements « quasi normaux ». De plus, dans les visites médiatisées, l’enfant peut exprimer le fait de dire « je suis content de voir mon papa ». Car à ces moments-là, l’enfant est protégé dans un lieu sécurisé. Le père incestueux, le père maltraitant n’est pas là, il ne peut pas agir. Donc l’enfant peut profiter de son « papa », de l’image idéalisée dont il a besoin.


Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.

Les Commentaires

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Avatar de MarieLouise
8 novembre 2023 à 20h11
MarieLouise
Très intéressant, merci
1
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