Au cours de ces dernières semaines, les médias se sont penchés sur nos situations financières : un sondage réalisé par l’Ifop pour le J.D.D nous a appris que nous estimions quelqu’un riche à partir de 5 000 euros de revenus mensuels, pendant que l’Observatoire des inégalités constatait que le salaire médian des français (c’est-à-dire qu’il y aurait autant de personnes en dessous de ce salaire que de personnes au dessus) se situait autour de 1 600 euros nets (créant par la même occasion un outil permettant de nous situer par rapport à nos chers compatriotes ici).
En sciences humaines, on en pense quoi ? Que constate-t-on lorsque l’on s’intéresse à nos $$$$ ? Et qu’est-ce que vous, les madmoiZelles, vous en pensez (pour ça : rendez-vous à la fin de l’article pour remplir un presque-questionnaire, si vous le voulez bien) ?
Que l’argent ne fait pas le bonheur
Cette information fait forcément tiquer (personnellement, je suis prise de convulsions, mon oeil saute et j’ai envie d’hurler « Ah bah ouais mais il y contribue ! »*), partons plutôt du postulat que si l’argent ne nous rend pas heureux, l’absence d’argent non plus.
L’argent nous empêcherait de savourer les petits plaisirs de la vie, donc, et ce triste constat – qui vient réduire à néant tous nos rêves démesurés de « quand j’aurais gagné à l’euromillion », nous vient tout droit d’une étude en psychologie (Money Giveth, Money Taketh Away : the Dual Effect of Wealth on Happiness, dispo ici). Dans une première partie plutôt « quantitative » (analyser des réponses de façon statistique), les chercheurs tentent de répondre à la question : pourquoi les gens aisés ne sont-ils pas plus heureux que les autres ?
Pour cela, ils interrogent quelques centaines de salariés sur leur capacité à « savourer/profiter », leur niveau de bonheur, leur désir de situation financière future et leur situation financière actuelle…
Deux cas de figures : aux uns, on diffuse au préalable la photo d’une grosse liasse d’argent, aux autres (dans une situation dite de « contrôle ») il s’agira d’une image lambda, sans rapport avec l’argent. Croyez-le ou non, les réponses des sujets mènent à un lien négatif entre l’argent et la capacité à profiter :
- les individus qui se portent le mieux financièrement aurait une capacité à savourer moins importante
- les personnes ayant vu la liasse de billets obtiennent des scores de « capacité à profiter » moins importants…
Finalement, non seulement l’argent viendrait interférer avec nos possibilités de profiter des émotions et évènements positifs ; mais en plus il suffirait d’y penser pour que cet impact négatif existe.
Et puisque notre « capacité à savourer/profiter » serait directement liée à notre niveau de bonheur, vous saisissez le problème : si l’argent barre la route à notre habileté à profiter, elle fout par conséquent en l’air notre bonheur (ou du moins notre sentiment de bonheur). Vous pensez bien qu’après m’être subrepticement imaginée en slip à Guadelajara, je vais avoir du mal à me contenter de ma situation actuelle.
Que l’argent peut parfaitement pourrir notre plaisir à boulotter du chocolat
Dans une seconde expérience, les chercheurs souhaitent confirmer leurs constats et observer les impacts de l’idée d’argent sur des comportements concrets…
Même concept que l’étude précédente : pour certains participants, le concept d’argent est induit (diffusion d’une image de monnaie), pour d’autres, aucune mention du concept n’est faite. Tous répondent à un court questionnaire concernant leurs attitudes envers le chocolat. Ensuite, les participants doivent manger un morceau de chocolat et répondre une nouvelle fois à un questionnaire.
Deux observateurs assistent à toute la scène, avec l’objectif de mesurer le temps pris par les participants pour manger le chocolat ainsi que leur niveau de plaisir. Je vous le donne en mille : le groupe ayant vu au préalable l’image d’un billet de banque avale plus rapidement le carré de choc’ et en retire moins de satisfaction… HUM.
Pour les chercheurs, l’explication du phénomène est plutôt simple : lorsque l’on pense à la notion d’argent, nous pensons également à tout ce que nous pourrions avoir grâce à lui… Et si tout devient possible, comment éprouver du plaisir dans ce qui est à notre portée ?
Autrement dit, cherry on the cupcake, le problème est là : le simple fait d’imaginer que l’on pourrait très bien aller se la couler douce et dépenser des milliers de $$$$ au bout du monde réduit directement l’importance que l’on donne à une joie simple – s’empiffrer de chocolat, réussir une lasagne, avoir les cheveux doux (simple, on a dit). En d’autres termes encore, tout bénéfice lié à l’argent (= avoir accès à plein de trucs coolos) est annihilé et nous enlève la possibilité d’expérimenter les petits plaisirs de la vie quotidienne.
Que l’argent peut peut-être encore contribuer à nous rendre heureux, sous condition qu’on le donne (ô, douce ironie)
Au travers d’une étude concernant les relations entre les dépenses des américains et le bonheur qu’ils estiment ressentir, E. Dunn et son crew de chercheurs (2008) se sont aperçus que deux choses avaient un lien avec notre niveau général de bonheur : un revenu plus important et le fait de le dépenser en faisant des cadeaux au gens ou en le donnant à des œuvres de charité…
Pour affiner ce constat, les psychologues ont réalisé deux études complémentaires : – Dans la première, des employés étaient interrogés à propos de leur niveau de bonheur global avant et après avoir reçu leur prime annuelle. Quel que soit le montant de cette prime, ceux qui le dépensaient au profit d’autres personnes ou d’œuvres de charité déclaraient un niveau de bonheur global plus important que ceux qui le dépensaient pour eux-mêmes. – Dans la seconde, on demandait à certains participants de dépenser une petite somme d’argent pour autrui (5 ou 20$) et à d’autres de dépenser cette même somme pour eux- mêmes. Verdict : encore une fois, les personnes ayant dépensé cet argent pour autrui se déclarent plus heureux que les autres… Finalement, même si le choix de dépenser notre argent pour autrui ne vient pas de nous et nous est imposé, nous en ressentons tout de même les effets positifs.
J’hésite : serions-nous fondamentalement altruistes ou est-ce que donner permet de nous déculpabiliser ? Ou serions-nous quelque part entre ces deux raisons ?
Et si l’on donne tous nos $$$ à autrui, est-ce qu’APRES on peut enfin boulotter notre chocolat tranquille ?
Qu’en tout cas, nos perceptions du concept d’argent sont complexes
L’idée d’argent est omniprésente dans nos vies, et pour certains chercheurs l’argent – ou plus largement l’économie, contribue pleinement au lien social. Mais quelle signification symbolique lui accorde-t-on ? Quelles sont nos représentations sociales de l’argent ? Généralement, on associerait à l’argent les idées de pouvoir, de sécurité et de liberté.
Pour les français en particulier (Vergès, 1992), l’argent serait fortement lié au travail et au confort, au bien-être. Dans nos représentations sociales, l’argent et la richesse s’attacheraient à la notion de pouvoir et amèneraient les personnes à avoir des comportements de domination sur les autres…
Nous reconnaîtrions tout de même que l’argent n’est ni nécessaire ni suffisant à notre épanouissement et notre liberté – pour autant, il suscite chez nous des réactions foncièrement positives… C’est là toute la complexité de la notion : malgré tout, la perspective de voir nos désirs être satisfaits grâce à l’argent augmente fatalement son pouvoir d’attraction.
Toutefois, les jeunes adultes (étudiants universitaires) appréhendent les choses plus simplement : pour eux, l’argent signifie le pouvoir mais n’est pas forcément corrélé au bien-être, ni à l’épanouissement, ni à la liberté… Comme si finalement, le fait d’avoir une expérience limitée de l’argent impliquerait d’en avoir une image plus stéréotypée et en annulerait les effets positifs.
Si on récapitule : l’argent, qu’il soit réel ou qu’on ne fasse qu’y penser, peut interférer avec nos sensations de bonheur, et même avec le moindre petit insignifiant plaisir ; excepté dans le cas où nous nous en débarrasserions pour faire plaisir ou aider les autre. Nous en avons une représentation conflictuelle, le liant étroitement au pouvoir et au bien-être, tout en estimant qu’il ne suffit pas à notre épanouissement et qu’il n’est pas nécessaire… Tout ce que je vous dirais, c’est qu’écrire ce papier m’a forcément fait déprimer, j’ai bien peur de ne pas pouvoir savourer mes lasagnes à lapause déj’.
Mais qu’est-ce que vous en pensez, vous, les madmoiZelles ? Quel regard portez-vous sur la notion d’argent ? Quelle est votre perception de la richesse ? Si vous souhaitez répondre à quelques questions, rendez-vous ici pour un presque-questionnaire**.
Je le laisse en ligne jusqu’à mercredi matin, et on se retrouve le même jour pour discuter de vos « résultats » ? Sinon, il y a toujours les commentaires !
*Dire « ah bah ouais » est un quasi-tic quand je suis énervée – nous sommes d’accord, ça ne me donne par l’air intelligent. Vous imaginez en réunion, si jamais on me refusait un jour de congé « ah bah ouais mais bon VOILA », bonjour la crédibilité, bonjour l’argumentation (de toute façon, depuis l’engouement Bref, je VEUX que mon nouveau tic d’agacement soit « t’es qu’un con ») (la scène aurait une autre saveur : le Boss refuse un jour de congé ==> « t’es qu’un con » ==> CANON). BREF (justement). ** « presque » questionnaire, parce que celui-ci est construit « a priori » (sans étude exploratoire préalable) et qu’il sera analysé simplement… Les résultats sont donc indicatifs, peuvent servir de base de discussion mais ne forment pas un constat sociologique, psycho-sociologique !
Pour aller plus loin
– Une étude complète sur la représentation sociale de l’argent (français) – La présentation d’une autre étude « l’argent ne fait pas le bonheur » (anglais) – Une étude « l’argent permet une meilleure qualité de vie mais pas nécessairement un meilleur bien être » (anglais) – Une étude sur les représentations sociales de l’argent, de la banque et de l’épargne (français)
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Dans ma situation, une des choses qui me rendrait heureuse serait justement de ne pas avoir à m'en préoccuper. J'aimerais que la question de l'argent ne rentre pas en ligne de compte dans les décisions que je prends et les envies que j'ai. Comme j'ai été élevée dans une famille où tout gaspillage était proscrit, et où on m'a toujours appris à faire attention à la valeur des choses, j'ai un cadre qui me fait ne pas faire de folies de toute façon (pas d'envies luxueuses, mirobolantes, du moins pas pour le moment, haha).
La quête de la bonne affaire n'est pas quelque chose qui me fait rêver. C'est toujours agréable, oui, mais j'y vois aussi un côté un peu pernicieux : à qui ça n'est jamais arrivé d'acheter une robe soldée à -70% pour la seule raison qu'elle était soldée à -70% ?
En fait, je voudrais ne pas être plus heureuse de payer mes vacances 200 euros au lieu de 600 parce que je voudrais que l'argent n'importe pas. Je n'ai pas envie que faire des économies soient le truc qui me fassent me sentir bien. Je souhaiterais être heureuse de partir en vacances, pas être heureuse de dépenser peu pour le faire.