« Tout est chaos, désenchanté » ? Au lendemain de la Présidentielle 2022 et à la veille des Législatives, beaucoup de jeunes dégénèrent et/ou s’engagent pour tenter de changer la donne.
S’il existe pléthore de « manuels d’activisme » dont on peut discuter de la pertinence, peu de livres tentent comme le fait Le Feu ou rien, portrait d’une génération engagée de retracer une forme d’histoire officieuse du militantisme des jeunes en France, de mai 1968 à aujourd’hui, et surtout maintenant.
Les personnes co-autrices de l’ouvrage, la journaliste Laura-Jane Gautier et l’auteur-illustrateur Florent Manelli dressent le portrait d’une génération plus engagée qu’il n’y paraît. Ce, à l’aide d’entretiens avec 13 activistes de 19 à 35 ans (comme Lexie, du compte Instagram sur les questions de transidentités @aggresively_trans ; Lyes Louffok, militant des droits de l’enfant et Membre du Conseil National de la Protection de l’Enfance ; Priscillia Ludosky, initiatrice du mouvement des Gilets Jaunes), d’une sociologue (Claire Thoury) et d’un psychiatre (Adrien Lenjalley). Pourquoi, comment, et jusqu’où s’engagent les jeunes aujourd’hui ?
Interview de Laura-Jane Gautier et Florent Manelli, auteurs de Le Feu ou rien
Comment vous présentez-vous et quel est votre rapport personnel et professionnel au militantisme ?
Nous sommes deux personnes engagées depuis plusieurs années, que ce soit à travers nos expériences professionnelles, le travail auprès d’ONG, de politiques, la création de contenus ou d’œuvres engagées mais aussi à titre personnel, auprès d’associations ou médias. D’un point de vue plus intime, nous n’échappons pas aux violences de notre système, en tant qu’homme gay pour l’un et femme pour l’autre, nous devons lutter pour défendre nos droits et nous faire entendre. Nous nous engageons aussi parce que cette urgence que nous sentons jaillir de toute part, nous y oblige. Elle nous oblige à agir, à utiliser les outils que nous avons entre les mains, nos privilèges aussi, pour faire entendre des voix silenciées et lutter pour ce qui nous semble juste.
Comment définissez-vous engagement, militantisme et activisme, et quelles sont les éventuelles différences entre ces notions selon vous et les personnes que vous interviewez dans ce livre ?
Pour nous, l’engagement définit le fait d’œuvrer pour le bien commun par l’action, dans une durée donnée, que ce soit de manière collective ou individuelle, au sein de collectifs, de partis politiques, de syndicats ou d’associations. Il n’y a pas une forme d’engagement, mais de multiples formes d’engagement. C’est une mosaïque très riche.
Pour nous, s’engager, c’est désirer au plus profond de soi-même un changement et lutter pour cela. Nous avons beaucoup utilisé les termes militant et activiste dans cet ouvrage. Le premier définit celles et ceux qui croient en la capacité du collectif à pouvoir renverser l’ordre établi et créer un idéal de société. Dans le second, s’invite à cette première définition une notion d’action, de faire. Nous n’avons pas différencié ces notions dans notre livre. Les personnes interviewées se sont toutes considérées comme militantes ou activistes, sans distinction, le langage commun ayant moulé ces deux termes pour désigner une même volonté de faire bouger les lignes afin de provoquer un changement.
Dans quelle mesure pensiez-vous être des personnes bien placées pour parler des nouvelles formes d’engagement aujourd’hui ?
Nous pensons n’être ni bien placés, ni mal placés pour parler de ces sujets. Nous ne sommes pas sociologues, ni historiens, mais deux personnes engagées, aux parcours militants riches de plusieurs années, c’est donc l’application de nos réflexions, nos connaissances et nos vécus qui prévalent dans Le Feu ou rien.
C’est un long fil déroulé de nos propres questionnements auxquels nous avons tenté de répondre avec les témoignages de treize activistes de 19 à 35 ans, une sociologue et un psychiatre. Avec ce livre, notre parole s’inscrit dans une démarche plus globale, un grand mouvement au sein duquel d’autres personnes prennent aussi la parole. Nous venons rajouter de l’eau dans un moulin qui va de plus en vite grâce aux milliers de personnes en France et à l’étranger qui refusent ce qui semble être un état de fait, une fatalité, un système qui fonce droit dans le mur.
La convergence des luttes est un point important et nous en parlons dans notre livre notamment à travers les concepts d’intersectionnalité, et certains activistes interviewés nous en ont longuement parlé aussi. C’est un concept clef, qui n’est certes pas nouveau, mais dont notre génération s’empare aussi comme une nécessité. Lutte des classes, luttes anti discriminations et luttes écologiques : notre génération a bien compris que les maux de notre système ne pourront être résolus que si nous agissons ensemble, d’autant plus que beaucoup de nos colères trouvent racine au même endroit.
Pourquoi pensez-vous qu’il existe de telles crispations autour des notions d’universalisme et d’intersectionnalité ?
Ces notions crispent une partie de la population d’une part parce que la notion d’universalisme et sa définition a été accaparée par une élite blanche, hétéro, cisgenre, valide qui définit ce qu’est l’universalisme au regard de son vécu privilégié et tente d’en faire une norme, une généralité. Cela crée des crispations de toutes parts car comment parler d’universalisme quand sa définition même exclue une grande partie de notre population ?
Pour les théories intersectionnelles, elles, sont diabolisées par une branche politique, intellectuelle et journalistique qui voit dans le « wokisme » une tentative de déstabilisation de ce même universalisme, dont eux seuls disent donner la bonne et juste définition, encore une fois. On marche sur la tête !
Derrière tout cela, se cache une peur irrépressible pour ces personnes à la tête de nos institutions, de nos médias, de grandes entreprises, de voir leurs privilèges voler en éclat parce qu’une frange de la population les remet en cause.
Avez-vous l’impression qu’être « militant.e » soit mal perçu aujourd’hui en France par les classes médiatiques et politiques ? Pourquoi ?
Oui, en partie. Cela peut avoir des effets négatifs sur une carrière professionnelle par exemple, il suffit de voir comment sont traitées des journalistes et militantes comme Alice Coffin ou Rokhaya Diallo dans le cadre de leur travail avec des éditorialistes et intellectuels qui s’acharnent sur elles. On leur reproche un manque de neutralité parce qu’elles militent et on dévalorise leur travail, qui est pourtant plus que nécessaire.
Certains domaines comme la politique peuvent voir le militantisme comme quelque chose de positif, une première formation en quelque sorte. On a vu dans le passé, par exemple, Bruno Julliard président de l’UNEF intégrer le PS et la Mairie de Paris, ou Yannick Jadot jongler entre Greenpeace et EELV. Certains militants ont pris des postes à responsabilité au sein de partis politiques et continuent leurs engagements de cette manière sans que leurs actions militantes passées ne leur soient reprochées.
La passerelle du militantisme aux institutions reconnues est-elle moins fluide et désirée aujourd’hui ?
Aujourd’hui, pour notre génération, le transfert du militantisme vers une carrière au sein de partis politiques séduit moins. Le champ politique a été déserté par notre génération mais cela est en train de changer, notamment avec les Législatives qui arrivent et l’arrivée de nouvelles figures engagées, indépendantes et plus jeunes.
En réalité, tout dépend de l’espace d’influence que l’on souhaite défendre et occuper et des profils des personnes militantes. On ne peut nier également que, dans notre pays, une ou un militant blanc sera souvent mieux traité médiatiquement qu’une personne non-blanche. Le traitement d’Assa Traoré en est un bon exemple.
En revanche, il est certain que, dans le reste de la population, militer est devenu de plus en plus branché, cool, voire tendance pour notre génération. Il suffit de voir la multiplication de rôles modèles engagés et surtout la manière dont les industries du divertissement s’en sont emparés, mais aussi les marques et les médias. Ce n’est pas que le sexe qui fait vendre aujourd’hui, c’est aussi l’engagement.
Pourquoi c’est important pour vous de questionner les raisons psychologiques derrière l’engagement, comme vous le faites aussi dans votre ouvrage avec l’interview d’un psychiatre ?
C’était important pour nous parce qu’on ne pose quasiment jamais cette question. On s’attache souvent aux modes opératoires des activistes, aux résultats permis par certaines luttes ou actions mais jamais aux raisons psychologiques, aux expériences de vie, au contexte générationnel, qui obligent à s’engager.
Expliquer ce qu’il se passe d’un point de vue cognitif pour nous, questionner notre rapport à l’intime comparativement aux autres générations mais également appréhender la manière dont des épreuves peuvent nous amener à nous engager, nous ont paru être des clefs de réponses précieuses, si ce n’est cruciales, pour mieux comprendre ce qu’il se joue pour notre génération.
Les Législatives, l’espace-temps de nouvelles alliances politiques et d’espoir ?
Dans quelle mesure la Présidentielle et les Législatives peuvent constituer le terreau de nouvelles alliances et solidarités militantes, à votre avis ?
Elles peuvent être le terreau de nouvelles alliances politiques, on le voit avec la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale, qui permet de créer un bloc de gauche pour les Législatives, on voit aussi émerger de nouveaux visages avec des candidatures indépendantes portées par des jeunes qui viennent rebattre les cartes de ces élections, on pense par exemple à Lumir Lapray dans l’Ain ou celle de Kevin Vacher, à Marseille.
Sur le terrain du militantisme, l’élection d’Emmanuel Macron et surtout la montée affolante de l’extrême droite lors de cette dernière présidentielle a provoqué un choc, fait grandir une plus grande colère encore et rendu les groupes militants encore plus à cran, déjà organisés, à intensifier leurs efforts.
On sait aussi que sans union, sans échange entre groupes militants, les choses avanceront moins vite. Beaucoup des raisons de nos luttes sont intrinsèquement liées, nous avons aussi l’expérience des cinq dernières années face à Emmanuel Macron, de sa politique néo-libérale, on connaît mieux l’ennemi que l’on doit combattre.
Quelle est l’idée reçue qui vous énerve le plus autour du militantisme ?
Ce sont souvent celles largement répandues chez certains éditiorialistes, politiques ou intellectuels, plus globalement sur notre génération jugée nombriliste, dépolitisée, individualiste, offensée. Nous sommes tout le contraire et ce livre se veut une manière de leur répondre.
On aime trop souvent caricaturer les militants dans le but de décrédibiliser leurs propos, les renvoyer à leur colère pour diminuer la portée de leur voix. On s’accroche aussi uniquement à des symboles visibles, des éléments performatifs, on pense que militer c’est nécessairement manifester et hurler en manif, alors qu’aujourd’hui plein de gens militent de leur canapé en créant des cagnottes, des contenus en lignes, des pétitions, signent des tribunes, mobilisent l’opinion publique avec beaucoup d’efficacité. Les choses ont tellement évolué que les personnes qui critiquent les groupes militants sont trop souvent à côté de la plaque.
4 recommandations pour militer sans finir en burn-out
Quel serait le conseil à retenir pour mieux militer sans s’épuiser, selon vous ?
Les projets portés par les militants, dont certains visent à changer de système, remettre en question le système de valeurs de notre société (rien que ça), peuvent les dépasser et si le soutien politique ou médiatique met du temps à arriver, le temps de lutte peut être très long.
La multiplication des plateformes peut créer aussi un besoin d’être partout, de multiplier les contenus, les actions, pour se faire entendre et être visible.
- La première recommandation serait de demander conseil auprès de personnes qui ont une plus grande expérience du militantisme et de ses effets sur la santé physique et mentale, ce sont des ressources précieuses et une forme de transmission aussi.
- La deuxième recommandation serait de consulter un thérapeute si on en a les ressources, afin de comprendre ce qu’il se joue dans cette temporalité pour soi, au regard des enjeux et des luttes menées mais aussi d’être accompagné pendant des combats, des moments, qui peuvent être plus difficiles.
- La troisième recommandation est tout bête mais c’est de déconnecter et se délester l’espace d’une demi-journée, d’une journée, du poids que l’on porte, de prendre du temps pour soi, se déconnecter des réseaux sociaux aussi.
- Une dernière recommandation et peut-être la plus importante : sortir d’un idéal de perfection militante. Cela n’existe pas. Nous sommes tous imparfaits, humains et tendre vers une perfection militante c’est rejouer à nouveau une quête de performance, bien ancrée dans notre système capitaliste, dans un domaine qui tente d’ailleurs souvent de s’en extraire.
On ne peut pas tout savoir, on peut se tromper, on n’a pas toujours envie de faire de la pédagogie, on a le droit d’être fatigué après avoir piétiné une demi-journée en manif, et c’est totalement OK.
Quelle est la question qu’on ne vous pose pas assez autour du militantisme d’aujourd’hui et de demain ?
Pour nous les questions de transmission, d’archive militante et du partage entre les anciennes générations et la nôtre, sont trop peu abordées. Nous en parlons dans notre livre et il y aurait tant de choses à apprendre, à transmettre, à échanger.
D’une part pour ne pas reproduire certaines erreurs, adopter certains outils efficaces, modes d’organisation, mais surtout pour sortir d’une vision essentialisante de certains mouvements, collectifs, moments historiques, tout aussi imparfaits que les humains qui les ont créés, et ce, sans en enlever de leur puissance et de leur richesse. Le Feu ou rien veut aussi recréer un dialogue entre générations qui tend à se perdre, faisons-le aussi dans nos sphères militantes.
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Crédit photo de Une : Mango Éditions.
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