La presse féminine ne date pas d’hier. Au 19e siècle, elle était déjà bien présente. Plutôt lue par les femmes issues de la bourgeoisie, elle présentait déjà la femme idéale, dévouée aux hommes et aux enfants, avec des idéaux physiques inatteignables. Tiens, tiens… ça vous dit quelque chose ?
Dans Corset de papier, la chercheuse en littérature et en sciences de l’information et la communication Lucie Barette mène son enquête et revient sur le moment où émergent les codes de cette presse spécialisée.
Dans ce livre passionnant et tout à fait facile à lire, elle part de documents d’archive pour nous livrer des analyses tout à fait pertinentes.
Nous l’avons rencontrée et nous avons cherché à savoir comment cette presse féminine a participé à créer l’image de la mère parfaite. Nous avons cherché à savoir comment les injonctions faites aux femmes à propos de la maternité étaient apparues, dans la société et dans cette presse.
Pour vous procurer Corset de papier de Lucie Barette, c’est par ici !
Rencontre.
Dans le livre, vous montrez qu’en plus d’accueillir un enfant, de se remettre de l’accouchement, les femmes doivent prendre soin d’elles. On peut lire dans un magazine qu’il faut qu’elles s’appliquent un linge trempé dans une mixture sur la poitrine pendant deux semaines.
« Pour prévenir les rides et le relâchement des seins après l’accouchement, faites fondre au bain-marie 62 grammes de cire blanche et 62 de blanc de baleine. Ajoutez-y 8 grammes d’alcool. »
Le corps des femmes pendant la grossesse et le post-partum était déjà contraint à l’époque ? Elles subissaient des injonctions spécifiques ?
Le journal dont vous parlez date du début du 20e siècle, c’est dans « L’Art d’être jolie ». Ce que je trouve surprenant, c’est que le corps des femmes enceintes n’apparaît jamais. On vise tout le temps la parentalité.
Le destin évident des jeunes filles, c’est de devenir épouses et mères, vraiment ça va de soi ! Qui ne l’atteint pas n’est pas réellement une femme. C’est un marqueur extrêmement important de l’identité des femmes, pour autant les expériences corporelles de la grossesse et de l’accouchement sont tout à fait tues.
Ce qui m’a surprise avec cet article, c’est que ça apparaît comme une injonction très forte, pour que la poitrine reste un objet de sensualité, à l’allure jeune. C’est une injonction vraiment atroce. C’est un soin très technique. J’ai du mal à imaginer la faisabilité concrète de ce dépôt de linge sur la poitrine pendant 14 jours.
Avant cela se disait, ce n’était pas inscrit dans les journaux, mais il y avait des conseils oraux. Il ne fallait pas que la grossesse éloigne le mari. Quand t’as un enfant, t’as accompli quelque chose mais après il faut tenir, garder le mari à la maison.
Ça m’a fait un peu penser à la bébé box, annoncée en grandes pompes par le gouvernement, qui contenait une crème hydratante pour que la jeune mère continue à prendre soin d’elle...
Oui ! Je l’ai d’ailleurs mis en note de bas de page. Aujourd’hui il y a des critiques qui viennent casser ce discours mais en fait il existait déjà au XIXe. Et aujourd’hui on a un conseiller d’État qui nous sort une connerie pareille. C’est une maladresse.
Vous écrivez : « Une artiste est une femme qui parvient à contraindre son corps ainsi que ceux de ses enfants dont elle a la responsabilité morale, pour montrer le pouvoir de sa classe à moindre frais. » Le corps des femmes est contraint, mais aussi celui des enfants ?
Dans plusieurs magazines, il y a des comparaisons entre le statut d’artiste et celui de mère de famille, comme si l’art d’être femme, c’était la maîtrise des contraintes qui pèsent sur elles, notamment en termes d’éducation.
Il faut apprendre à ses enfants à se tenir en société, en ayant en plus une éducation extrêmement genrée. On contraint leurs corps, comme j’ai pu le voir dans les représentations des gravures de corps d’enfants que j’ai pu consulter. Ça m’a beaucoup fait penser aux mini-miss étasuniennes, ce sont des femmes en miniature. C’est exactement le même comportement qu’on attend d’elles.
Dans les journaux de l’époque, on trouvait beaucoup la figure de la bonne mère comme martyr, comme mère sacrificielle, ça vient d’où ? De la figure mythique de Marie ?
C’est intéressant cette figure de Marie. Ce mythe autour de la mère sacrificielle, on pensait qu’il était très ancien. En effet, pas du tout, c’est en 1854 précisément qu’il y a une bulle papale qui donne à Marie le statut d’immaculée conception. C’est la seule qui n’est pas porteuse du péché originelle. La femme parfaite, c’est Marie.
Si on regarde bien, elle a fait un enfant, sans avoir été « salie » par la sexualité — je reprends les termes. C’est un idéal incroyable. On attend des femmes de l’époque qu’elles l’atteignent, avec des paradoxes intenables. Elle n’est pas un corps et il y a cette idée du dévouement absolu à son enfant. Elle meurt de la mort de son enfant. C’est une figure très intéressante de ce qu’elle délivre de la parentalité. Elle meurt de chagrin. Ça doit être un chagrin invivable mais ce n’est pas du tout l’amour qu’on met en avant, c’est plutôt le sacrifice de son individualité.
Elle n’existe pas par elle-même. Elle existe parce qu’elle est la mère de Jésus. On attend des femmes qu’elles n’aient pas d’individualité propre. De toute façon, leur destiné ne les amène à vivre que pour leurs enfants.
J’ai rencontré des centaines d’exemples, avec la version positive où une femme est vertueuse car elle fait tout, réprime tous ses besoins pour s’occuper de ses enfants et de son mari. Dans la version négative, dans la fiction édifiante, le conte moral, la femme a décidé d’avoir une vie propre, de respecter ses désirs, et elle est punie. Ses enfants ne l’aiment pas, son mari la quitte, elle finit pauvre et elle meurt.
Et la compensation de ce sacrifice total, ce serait l’amour de l’enfant. C’était quelque chose présenté comme important à l’époque, l’amour de l’enfant ? Ça n’a pas toujours été le cas dans les époques précédentes, quand il y avait une forte mortalité infantile.
Il y a toujours une très forte mortalité. Il y a peu d’écrits qui présentent cet amour filial, c’est plutôt à la marge. Par contre, c’est censé te suffire. On te dit pas ce que c’est exactement, mais ça doit être ta récompense.
C’est la raison pour laquelle les femmes doivent vivre : l’amour de leurs enfants, aussi inconnu et éphémère soit-il. Il y a la possibilité terrible d’une mortalité très jeune. En plus de ça, les enfants partent très vite. Les jeunes filles sont mariées très tôt, les jeunes garçons partent en pension.
La maternité était sacralisée. Il fallait donc se taire sur toutes les difficultés que l’on pouvait rencontrer ?
L’injonction est telle qu’il est absolument impensable de dire — ou d’écrire en tout cas — que ça ne vous satisfait pas. C’est super récent qu’on parle des difficultés du post-partum. Je pense que c’était complètement tabou, ça n’apparaissait nulle part. On n’a pas accès à la parole première des concernées mais je me demande sincèrement au niveau psychologique, ce que ça a généré.
T’as 18 ans, t’es mariée avec un type qui a vingt ans de plus que toi, que tu ne connais même pas, qui te force à une sexualité pour avoir des enfants. T’as des enfants que tu n’as pas particulièrement désirés. Comment tu te sens ?
Je pense que dans les classes plus précarisées, avec les femmes qui travaillent — en tant que lingères, domestiques, etc. — ça se dit plus. Dans les campagnes aussi, il y a sans doute plus d’espaces en non-mixité. On échange certainement plus.
En ce qui concerne l’éducation, vous écrivez : « Ainsi donc, les femmes cherchant à fonder leur éducation à partir de savoirs intellectuels conduisent-elles leurs enfants à la mort. La culture n’est pas conçue comme un domaine féminin ni donc maternel ; les mères sont enjointes à rester du côté de la nature, pensée comme dessinée par Dieu. »
Il y a une petite bataille idéologique, car il y a des leçons données dans la presse féminine. Il est beaucoup question d’éducation.
Ce qui est intéressant avec la maternité, c’est que c’est une injonction sociale très forte mais les femmes peuvent se la réapproprier. Dans la deuxième partie du 19e, on se dit que quitte à faire des enfants, faisons-les correctement. L’éducation est importante, mais il ne faut pas aller vers quelque chose qui serait trop intellectualisé, ou de menaçant pour l’ordre établi.
Les mères fournissent un travail colossal, sans être rémunérées, sans avoir de droits sur leurs enfants. Si on se place d’un point de vue d’une société patriarcale capitaliste, qui s’installe, on ne peut pas admettre qu’elles se cultivent.
C’est paradoxal parce qu’en même temps, on leur demande d’éduquer les futurs citoyens.
T’as le droit d’être instruite dans le but d’éduquer les enfants, même les garçons, qui vont avoir une éducation plus poussée que celle des jeunes filles. Ce qui est intéressant je trouve à observer, c’est qu’elles acquièrent tout de même du savoir. C’est forcément quelque chose de positif.
Entre le 19e et maintenant, on demande toujours aux femmes d’être « totales », mères, épouses, etc. Ça, ça ne change pas. On a juste ajouté le travail, ce qui n’est pas rien ! Quelles sont les différences entre les femmes considérées comme idéales de l’époque et de maintenant ?
Il n’y a pas tant de différences que ça. Les marqueurs de la culture féminine, construite bien entendu, et obligatoire, ont changé. Ça se lit dans certains journaux féminins actuellement, où on trouve des injonctions à un type de féminité attendu, qui est toujours le même, qui est la femme, forcément jeune, blanche, maigre et qui réussit sa vie sur tous les plans.
Et cette réussite, elle passe par le fait de continuer à voir sa famille, ses amis, réussir sa vie professionnelle et avoir du temps pour soi. On voit bien que ce n’est pas tenable. Il y a des moments dans la vie où il faut faire des choix, tu ne peux pas cultiver tous ces champs en même temps, c’est impossible. La société ne nous le permet pas, les journées font 24 heures, il faut dormir… [rires] Les marqueurs ont changé, mais l’objectif à atteindre reste complètement inatteignable.
Au 19e, il n’y avait pas la question de l’individualité féminine en tant que telle. Elle n’existait qu’à travers la vie de famille. Aujourd’hui, on a la même injonction à une compatibilité entre plein de champs. En fait, la femme totale est toujours là.
Merci à Lucie Barette d’avoir répondu à mes questions !
À lire aussi : À l’approche du second tour, on dit quoi à nos gosses sur la politique ?
Image en une : © Lucie Barette/éditions Divergences
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires