Ce témoignage évoque des troubles du comportement alimentaire (TCA).
Je ne sais pas exactement quand a débuté mon combat contre la nourriture. On dirait que ça remonte à ma petite enfance, peut-être lorsque j’ai commencé à finir systématiquement mon assiette pour attirer l’attention de mes parents. Ou bien, était-ce lorsqu’un de mes camarades de primaire m’a traitée de sumo ? Les souvenirs s’entremêlent, et je me demande si c’était au collège, en me regardant dans le miroir et détestant ce visage arrondi, ce corps qui n’était même pas en surpoids à l’époque, mais simplement moins svelte que celui de mes copines. Ou peut-être en troisième, quand j’ai décidé de faire un régime et que j’ai réussi à le maintenir toute l’année.
Il m’a lancée dans un cercle vicieux sans fin : faire un régime, craquer, faire une crise d’hyperphagie, reprendre le régime, manger encore plus. La nourriture est devenue une amie ambiguë, tour à tour réconfortante, malsaine, manipulatrice et punitive. Mon corps, quant à lui, est devenu un fardeau que je traînais partout avec moi. Je n’ai jamais été en surpoids, mais j’ai suivi un régime de manière constante de mes 15 à mes 23 ans, souffrant de crises d’hyperphagie pendant toute cette période.
À mon entrée dans le monde du travail, les crises ont graduellement diminué, mais l’alimentation émotionnelle persistait : j’étais toujours en mode régime (ou plutôt, je faisais « attention ») constamment, grignotant en rentrant du travail ou quand le stress me submergeait. Chaque carré de chocolat, chaque repas au restaurant déclenchait des ruminations sans fin, un dialogue intérieur, une flagellation infinie après avoir, en général, « craqué ».
Chaque « tentation » culinaire, que ce soit l’odeur alléchante de la boulangerie ou une boîte de chocolats, déclenchait une avalanche de pensées, d’envies, et de culpabilité. Par moments, j’avais l’impression de ne pas être normale, comme si un monstre tapissait l’ombre en moi, attendant la moindre opportunité pour me détruire. Le reste du temps, je faisais comme si cette difficulté n’existait pas. Je ne croyais pas avoir une maladie ou un problème, mais plutôt que j’étais simplement trop gourmande et sans volonté. Tout a changé ce jour de 2018 où j’ai pu mettre un mot sur cette relation complexe avec la nourriture.
Nourriture émotionnelle
Dans une vidéo YouTube (aujourd’hui introuvable), en 2018, j’entends parler de nourriture émotionnelle pour la première fois. C’est à la fois une douche froide et une bénédiction. Douche froide sur le moment, car rien qu’entendre la vidéaste décrire son absence de contrôle face à la nourriture, j’ai honte, je me sens nulle. Elle tape en plein dans le mille.
« La nourriture émotionnelle, c’est quand on a pris l’habitude de manger plutôt que de ressentir des émotions inconfortables. » Bénédiction, car c’est le déclic qui va enfin gripper mon engrenage savamment mis en place depuis plus de vingt ans. Petit à petit, je m’informe sur le sujet. J’apprends que la première étape est d’observer ses émotions pour contrecarrer le mécanisme.
Sauf que j’ai un problème : je ne ressens aucune émotion quand je mange. C’est plutôt une compulsion, un besoin irrépressible pendant lequel je suis incapable de m’observer. Après un certain temps (et beaucoup d’écriture intuitive), j’ai une illumination.
Foodfighting
Je comprends qu’autour de moi, les personnes concernées par la nourriture émotionnelle sont nombreuses : qui n’a pas craqué sur du chocolat suite à une émotion forte ?
En revanche, dans mon cas, c’est différent. Je ne ressens aucune émotion quand je mange parce que mes « crises », parfois intenses, sont décorrélées des émotions. Certaines ont lieu à retardement : plutôt que de vivre les émotions, je les couve dans un coin et elles explosent quand je me retrouve face à une tentation. Mais pour la plupart, elles ont lieu sans lien avec une émotion, parce que j’ai simplement l’habitude de manger sans faim.
Vingt-cinq ans de lutte acharnée contre la nourriture, de régimes, de haine de mon corps, ont fait que mon rapport à la nourriture est complètement déréglé. Je pense à la nourriture 24 heures sur 24. D’où les crises régulières quand la pression devient trop forte. Et la culpabilité qui en découle et cause les prochaines crises.
En d’autres termes, je considère que le terme « nourriture émotionnelle » n’est pas assez fort pour décrire ce combat de chaque instant (et donc que les conseils donnés à ce sujet ne marcheront pas pour moi). J’en invente un autre : foodfighting.
Comment j’ai fait la paix
Si tu te souviens de Dumbledore, qui dit que la peur d’un nom ne fait qu’accroître la peur de la chose elle-même, l’inverse est vrai aussi : en trouvant un nom pour mon problème, je commence à le résoudre.
Le chemin a été long et tortueux, jalonné de livres, de petits pas. J’ai commencé par essayer de manger en étant consciente de mes sensations. Je me souviens de ce moment comme si c’était hier : j’avais amené ma gamelle au travail mais suis allée me poser en bord de rivière. J’avais de la salade dans une boîte et le reste dans l’autre. Essayer de manger en conscience une feuille de salade bien croquante, riche en goût… m’a émue presque aux larmes !
La suite du voyage a été de partir à la rencontre de ma faim, pour essayer de l’écouter davantage, armée d’un carnet pour tout noter. Puis de ma satiété, pour comprendre pourquoi je l’ignorais. Puis des émotions qui me faisaient manger… ce qui n’était pas une mince affaire, mais écrire régulièrement m’a aidée à, petit à petit, les découvrir. Et enfin, je me suis aventurée sur le terrain bien plus glissant de l’acceptation de mon corps et de qui j’étais.
Bien sûr, il m’a fallu intercaler ça avec un travail intense qui me prenait cinquante heures par semaine et ma vie perso. J’ai mis environ un an à considérer que j’en avais fini avec le foodfighting, mais même si ça m’avait pris dix ans, je le referais sans hésiter. La démarche m’a permis d’aller à la rencontre d’une partie de moi plus vulnérable et intime que celle que je connaissais, de m’apaiser sur de nombreux plans, mais aussi de trouver le courage de lancer un podcast sur le sujet et d’en faire un livre, Foodfighting (coécrit avec une psychologue), qui a joué une part importante dans ma reconversion. Bref : aucun regret.
Ingrid Lemmer raconte son combat et donne les clés pour enfin faire la paix avec la nourriture dans son livre Foodfighting, publié aux éditions First.
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On a hâte de vous lire !
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