L’art contemporain, ce n’est pas chiant. La preuve : des oeuvres de cette discipline trop souvent décriée dans les musées, jugée élitiste et prise de tête, ont été reprises dans la pop culture ! Oui Morray, celle-là même que tu vois tous les jours à la télé et sur l’Internet, parfois sans savoir qu’elle fait référence à des oeuvres de l’art content-pour-rien. Je te propose donc de décrypter ensemble comment une oeuvre d’art vidéo réalisée dans les années 1980 a inspiré plusieurs clips vidéos, tous styles de musique confondus, ou presque.
L’oeuvre originale : Tango (1981)
Prenons donc un court-métrage. Il s’appelle Tango, c’est un film de 8 minutes et quelques, tourné en 35 mm, et il a été réalisé en 1981 par Zbigniew Rybczynski, un artiste polonais. Ce dernier a bossé en Europe et aux Etats-Unis, est également enseignant en cinéma, et a collectionné les récompenses tout au long de sa carrière.
Tango a particulièrement marqué les esprits. Le principe est simple : un personnage rentre dans une pièce et effectue une action qui repasse en boucle. D’autres viennent s’y ajouter peu à peu, toujours selon le même principe. Ils sont de plus en plus nombreux, jusqu’à remplir entièrement l’espace de la pièce, puis à en disparaître peu à peu. Au total, tu peux voir trente-six personnages, qui représentent les différents stades de la vie, de l’enfance à la vieillesse en passant par l’adolescence et l’âge adulte. Zbigniew Rybczynski utilise l’espace hors-champ, c’est-à-dire celui que tu ne peux pas voir de ton point de vue, qui se trouve hors-caméra, mais que tu peux imaginer, en faisant entrer et sortir ainsi ses protagonistes.
Pour réaliser cette vidéo ultra impressionnante d’un point de vue technique, l’artiste a dessiné et peint environ 16 000 personnages, et a fait plusieurs centaines de milliers de poses sur une imprimante optique. Il expliquait :
« Ca m’a pris sept mois complets, seize heures par jour, pour faire cette oeuvre. Le miracle est que le négatif a survécu au procédé avec des dégâts minimes seulement, et que j’ai fait moins d’une centaine d’erreurs mathématiques sur plusieurs centaines de milliers de possibilités. »
En 1982, Tango a remporté l’Oscar du meilleur film d’animation, rien que ça ! Sauf que, lorsqu’il a reçu sa récompense, le discours de Zbigniew Rybczynski a été coupé par l’orchestre. Et ce n’est pas tout : d’après Libération, l’artiste était sorti du théâtre où avait lieu la cérémonie pour fumer. Il n’a jamais pu revenir, car le vigile ne l’a pas laissé rentrer. Zbigniew Rybczynski a alors commencé à l’insulter, ce qui lui a valu de passer la nuit en prison.
Contrairement à ses collègues spécialistes de l’art vidéo, Zbigniew Rybczynski a toujours envisagé l’aspect commercial de son travail. Il est donc aussi l’auteur de clips vidéos pour Etienne Daho, Supertramp, les Simple Minds… Mais ce n’est pas tout : de nombreux clips de musique réalisés par d’autres s’inspirent très directement de son travail.
Redundant – Green Day (1997)
Retournons dans les années 1990, quand Green Day, groupe de rock californien pêchu, n’avait pas de rides n’était pas encore un « idiot américain ». À cet époque, le groupe mené par Bille Joe Armstrong avait sorti l’album Nimrod, duquel est extrait le single Redondant. Ce dernier aurait été inspiré par la relation du chanteur avec sa femme Adrienne, et le contenu n’en est pas vraiment flatteur. Tout est clair dès le titre « Redondant » : leur amour est usé jusqu’à la corde, et tous deux continuent comme d’habitude comme Claude François, mais sans plus aucune passion. Côté paroles, c’est limpide :
« Nous vivons dans la répétition Nous nous satisfaisons du même vieux truc à chaque fois Maintenant la routine est devenue un sujet de litige Comme une chaîne de production qui se répète encore et encore, comme une montagne russe Maintenant je ne peux plus parler, j’ai perdu ma voix Je suis muet et redondant »
Et quoi de mieux qu’un clip qui joue avec la répétition pour illustrer l’aspect itératif et pesant de cette routine ? Bien vu, Lulu. Réalisé par Marc Khor, il s’agit d’un hommage très explicite et quasi image pour image à l’oeuvre de Zbigniew Rybczynski. Cette version est légèrement plus kitsch que l’originale. Comme dans Tango, les personnages défilent en arrière-fond, rentrent par la porte et par la fenêtre, tandis que le groupe continue à jouer en premier plan. La routine ne se brise que lorsque le chanteur rentre dans le décor pour se saisir du journal que vient chercher une femme.
Imitation of Life – R.E.M (2001)
Imitation of Life est un titre extrait de l’album Reveal du groupe de rock américain alternatif R.E.M, sorti en 2001. Dans cette chanson, R.E.M évoque une vie un peu artificielle, un peu trop parfaite, qui ressemble à la fois ce que pourrait voir quelqu’un qui aurait consommé un peu trop de substances illicites, ou ce à quoi ressemble l’existence vue par le prisme déformant de la télévision :
« Comme une carpe koï dans un bassin gelé Comme un poisson rouge dans un bocal Je ne veux pas t’entendre pleurer C’est du sucre de canne, qui a bon goût C’est de la cannelle, c’est Hollywood Allez, allez, personne ne peut te voir essayer »
Il est souvent lisible sur l’Internet que le clip d’Imitation of Life a été inspiré par Tango. Pourtant, le clip diffère un peu de l’oeuvre dont il est inspiré : la scène se passe en extérieur et non plus dans un endroit clos, et, au lieu d’un plan fixe, tu peux voir de tes mirettes plusieurs zooms sur des personnages en action. Pour réaliser cette sorte de fresque pop géante, Garth Jennings a utilisé des caméras Super 8 avec lesquels il a formé un puzzle géant de scènes interconnectées. Le clip a été tourné en 20 secondes seulement. Dans ce décor trop parfait de piscine et de fête, les mouvements se répètent sans aucune spontanéité… Un peu comme ce que te montre la télévision.
Daughters – We Were Evergreen (2014)
Et voilà qu’en 2014, We Were Evergreen, groupe parisien d’électo-pop, remet le couvert avec Daughters, un titre extrait de leur album Towards. Hormis ses mélodies répétitives, Daughters ne suggère pas explicitement dans son texte l’idée de répétition. Elle évoque en revanche celle d’un mouvement identique pour un même groupe, et d’un aller-retour entre dehors et dedans :
« Et 14 nos filles arrivent 14 nos chapeaux s’ôtent Leur voiture est allée au fond des choses et a entendu ce qu’elles pensaient, immobiles Elles s’accrochent l’une à l’autre dans un cercle complexe Plus tu bois à petites gorgées, plus tu dois re-remplir »
Les paroles seraient en effet inspirées de l’histoire des Danaïdes, quarante-neuf soeurs qui, dans la mythologie grecque, sont condamnées à remplir éternellement un tonneau qui fuit.
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Comme dans Tango, on retrouve dans le clip de Daughters le principe de la pièce close dans laquelle des personnages entrent et sortent. La vidéo a été tournée en un seul plan séquence. Mais la version du réalisateur polonais a été largement modernisée par Dominique Rocher, le réalisateur. L’espace est beaucoup plus épuré : un mur sans fioritures, une baignoire, deux portes, un paravent. Les protagonistes de cette chorégraphie collective, imaginée par Camille Ollagnier, sont beaucoup moins bariolés. Il s’agit uniquement de femmes, toutes habillées dans des tons de bleu et de gris, ce qui crée presque l’impression qu’une seule personne s’est démultipliée dans la chambre.
Sun Gets In – Coming Soon (2015)
Mais ce n’est pas tout. En 2015, c’est Coming Soon, groupe pop rock indie venu d’Annecy, qui débarque avec Sun Gets In, un titre extrait de leur EP du même nom à venir en septembre prochain. La répétition est ici audible dans la musique-même, avec des syllabes qui sonnent presque comme des onomatopées.
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Le clip de Sun Gets In a été réalisé par un duo de Français, Les Hauts Perchés, qui ont clairement digéré un grand nombre de référence artistiques. La première est bien sûr celle de Tango : l’action dans une pièce unique, certes un peu plus chargée que l’originale et donc oppressante, mais aussi les personnages qui entrent et sortent (et vont même jusqu’à s’enfoncer dans le sol), en témoignent.
En plus de cette filiation conceptuelle, la vidéo de Sun Gets In va puiser du côté des bobines cinématographiques. Parmi les personnages qui traversent les lieux, tu peux identifier deux jumelles qui ressemblent terriblement à celles de Shining de Stanley Kubrick, un gentleman-cambrioleur un peu anxieux, une servante et un ninja qui fait des arts martiaux. Les membres du groupe, démultipliés, viennent enfin tirer un coup de feu dans le décor et faire tomber toute cette mascarade.
Perfect couples – Belle & Sebastian (2015)
Décidément, si tu n’avais pas compris que les relations de couple ohlala c’est trop répétitif et si on le disait, l’année 2015 est là pour te le rappeler. Perfect Couples, du groupe de rock indie écossais Belle & Sebastian, extrait de l’album Girls in Peacetime Want to Dance sorti début 2015, est un peu dans la même idée que le titre de Green Day précédemment cité. Il décrit la routine des couples parfaits et la manière dont elle les détruit, et en profite pour rappeler qu’il n’y a qu’au cinéma que les choses sont nickel Adèle :
« Les couples parfaits se brisent Qu’ont-ils fait ? Les couples parfaits se brisent Qu’ont-ils fait ? Ca ne me fait pas me sentir très bien J’attendais ce truc d’Hollywood Pas dans mon milieu actuel »
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Le clip de Perfect Couples, réalisé par Forest of Black, joue donc, une fois encore, sur cette idée d’enfermement dans le quotidien et de répétitivité. Tu auras bien sûr reconnu la pièce unique de Tango, avec ses portes et sa fenêtre propice aux acrobaties, dans laquelle entrent et sortent les membres des couples. Cette fois, les choses sont dites presque limpidement : ce qu’on voit est artificiel, car suggéré par la présence de l’écran de télévision vintage. La décoration du cadre, avec ses couleurs pop, est clairement inspirée de celles des années 1960, et les vêtements des personnages ancrent eux aussi le clip dans un bain de jouvence sixties. Cela dit, la vidéo tente quelques sorties de la répétition, par exemple lorsque les couples dansent tous ensemble dans la pièce.
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