- 10h30
Dans la vie, il y a un certain nombre de choses qui m’indisposent, comme les aubergines, perdre de vue une araignée dans mes draps, ou titiller ma petite tendance claustrophobe. C’est ce que je me dis en passant le dernier contrôle pour embarquer dans l’Eurostar. Je ne suis pas certaine de comprendre ce que je fais là.
Embarquer dans un train pour passer sous la Manche ? J’aime bien Londres, mais je n’aime pas autant Londres.
- 10h31
Bon, en fait il y a un second contrôle de passeport. Pas moyen de tergiverser mentalement deux secondes, ici. Quoi encore, les Français n’ont pas bien fait leur boulot, il faut que les Anglais vérifient aussi que j’ai bien l’air droguée sur la photo de ma carte d’identité ?
Mais enfin, à quoi bon, puisque je vais mourir ENSEVELIE SOUS DES KILOMÈTRES D’EAU ?
- 10h32
Non madame la policière, je ne pleure pas, je dis adieu à la vie. Laissez-moi tranquille et rendez-moi ma photo, j’en ai besoin pour ma cérémonie d’enterrement.
- 10h50
Je réalise que ça fait un moment que je réfléchis à ce à quoi pourra bien ressembler mon petit corps quand on le retrouvera, si on le retrouve un jour. Et les gens autour de moi qui s’en tapent. Est-ce que personne ne réalise que pour traverser la Manche, un train ne volant pas, il est obligé de passer par en-dessous ? D’ailleurs, pourquoi est-ce que je n’ai pas pris l’avion, comme d’habitude ? Poireauter 4h dans un aéroport pour un vol d’une heure ne tue pas, mais faire l’andouille sous plusieurs kilomètres de flotte, si.
Et voilà, VOILÀ, on embarque.
- 10h52
Le contrôleur a accepté mon billet un peu trop facilement.
- 11h
« Vous allez à Londres ? »
Non connard, je prends le tunnel sous la Manche pour aller planter des navets en Patagonie.
- 11h03
« Vous allez souvent à Londres ? »
Tout ce dont j’avais besoin : je suis assise entre des sièges trop rapprochés dans une boîte de conserve à roulettes qui entend aller faire coucou aux poissons, et le boulet assis à côté de moi prend mon hyperventilation pour des soupirs de désir. Peut-être que si je commence à pousser des petits cris en bavant, ça va le dissuader ?
- 11h13
Ça fait un moment que mon voisin a le regard tourné vers la fenêtre. Je pense que je peux arrêter de baver.
- 11h15
Hiiih ça a bougé !
- 11h16
Suis-je bien certaine de ce que je suis en train de faire ? Est-ce que j’ai encore le temps de sauter du train ? C’est combien, l’amende, pour tirer le frein d’urgence ? Mais où est le frein d’urgence, en fait ?
« Arrêtez tout, j’ai changé d’avis, je veux sortir »
- 11h20
Bon. Pour descendre, il paraît que c’est mort. Tant pis, je vais relativiser. De toute façon, hein, on s’en rend presque pas compte qu’on passe dans un tunnel, hein, tellement, ça va vite, HEIN. Et puis statistiquement, il y a beaucoup plus d’accidents de la route que d’accidents de requin et…
Mais qu’est-ce que je raconte ? Il n’y a pas de requins dans un tunnel. Même sous l’eau. Enfin je crois.
- 11h25
De toute façon, il ramènerait pas trop sa gueule, le requin.
- 11h50
En fait, il ne se passe pas grand-chose pour l’instant. Je suis déjà allée faire pipi deux fois super vite, et le train n’en a pas profité pour plonger dans le tunnel de la mort. Je pourrais presque croire à une blague si le point bleu qui nous représente sur mon Google Maps ne se rapprochait pas dangereusement de l’étendue bleue qui nous sépare de la Grande Bretagne. Il y va vraiment, le con.
- 11h55
Je suis en paix avec moi-même. Maman a raison : ça ne sert à rien de se focaliser sur la partie tunnel du trajet. Je ne verrai rien passer. D’ailleurs, quel tunnel ? Allez. Je vais lire du Pratchett en anglais pour faire croire à mes voisins que je suis une locale qui rentre au pays.
- 11h58
« Voilà mon chéri, tu as bien compris ? Il va passer où le train ? Oui, sous la Manche, voilà. Et la Manche, c’est quoi ? C’est beaucoup, beaucoup d’eau, ouii ! Et nous, on va rouler sous touuuute cette eau, dans un long tunnel tout fermé ! »
On prend combien si on éclate la tête d’une mère contre une vitre blindée en hurlant « TIENS, TU VAS TE MANGER TOUUUTE CETTE FENÊTRE
» ?
- 12h
J’ai résisté à mes pulsions meurtrières. En revanche, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, je viens de feuler à la tête de la mère.
- 12h01
Oh mon dieu je sais feuler.
- 12h02
Bon, en tout cas ça l’a calmée. Le môme pleure, mais au moins sa génitrice a arrêté de faire sa cuistre. Les claustrophobes en pleine crise d’angoisse existentielle ne sont pas des gens fréquentables, sachez-le.
- 12h15
Il fait tout noir. Pourquoi il fait tout noir ? IL FAIT TOUT NOIR. POURQUOI EST-CE QUE PERSONNE NE S’EN REND COMPTE ?
- 12h17
Ah, c’est le tunnel, d’accord.
- 12h18
LE TUNNEL PUTAIN.
- 12h30
J’ai le contrôle sur mon corps et sur mon esprit. Je suis l’esprit du zen incarné. Mais ça veut rien dire, je crois. Non mais on s’en fout je suis dans un TUNNEL JE VAIS MOU… Je suis l’esprit du zen incarné. Comme l’orteil, oui, voilà. Respire. Expire. Tu vois, il ne se passe rien. Respire. Exp…
C’est quoi ces appuie-têtes placés deux têtes au-dessus de la mienne ?!
- 12h35
Ils étaient sérieux en concevant leurs fauteuils, là ? Personne n’arrive exactement à la bonne hauteur pour poser sa tête sur l’appuie-tête. Quel est ce délire ? Est-ce que c’est pour empêcher les gens de se relaxer dans le train ? Peut-être qu’ils veulent éviter que les gens traînent trop à sortir, après. Non, ça ne marche pas, quand le train arrive en gare, tout le monde se précipite comme si on avait lancé une alerte au pet.
- 12h45
Ou alors, les ingénieurs étaient des gens très grands. Genre, des Suédois. Je suis peut-être dans un train IKEA.
C’est raciste de dire ça ?
- 12h50
Ou alors c’était juste des branques.
- 12h55
Est-ce que ce monde est sérieux ?
- 13h
Ou alors, c’était… Tiens mais je… MAIS IL NE FAIT PLUS TOUT NOIR ? J’ai survécu ! J’ai survécu au tunnel sous la mort ! Je suis en Angleterre ! Je suis tellement une guerrière, je…
Moi.
- 13h05
« Allô maman ? Je suis vivante ! »
- 13h10
Bon. Il paraît que je suis une personne excessive. Je m’en fiche, j’ai pris l’Eurostar sous la Manche, et j’ai même pas paniqué. Plus calme et retenue que moi, tu ne fais pas, c’est tout.
« Tu vois mon chéri, c’était rien du tout, c’est comme prendre un train normal. Il n’y a que les bébés qui ont peur. »
Si je lui ai feulé à la gueule, je peux bien la mordre. Non ?
- 13h25
Ce voyage touche à sa fin, un petit bilan s’impose. Alors : j’ai pris l’Eurostar, j’ai découvert que je savais feuler, j’ai pas pleuré, je crois que j’ai couiné à quelques reprises, mais pas trop fort alors ça va, les appuie-têtes de l’Eurostar ont été conçus par IKEA, j’ai mordu personne et j’ai… Ah oui. Je crois que j’ai embrassé mon voisin de train dans un accès d’euphorie.
13h26
« Tu vas faire quelque chose à Londres ? »
L’Eurostar, une aventure sans fin.
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Les Commentaires
Mais merci, MERCI pour cet article je me suis pris un énorme fou rire en le lisant et je me suis reconnue à certains moments dans tes réactions