La première fois que je suis tombée sur un album de Chloé Cruchaudet, c’était dans un petit salon régional où elle venait signer des dédicaces pour la sortie du premier tome de la série Ida. J’avais manqué l’auteure mais l’album, j’étais repartie avec, séduite par la couverture avec cette femme aux allures de bourgeoise bien mise arborant un sourire de contentement respectable et qui pourtant dévoilait une véritable jungle intérieure dans sa crinoline.
À la lecture, je suis aussitôt tombée amoureuse de son héroïne : vieille fille acâriatre et hypocondriaque au nez bossu (je milite pour plus de représentations de nez bossus ! Le nez bossu est un superbe appendice !) et aux jupons gargantuesques. J’ai suivi avec délice les péripéties de cette femme bornée et pétrie de principes délicieusement désuets qui avait brusquement décidé de se lancer dans l’aventure avec une curiosité et une condescendance aussi attachantes qu’irritantes.
Mais d’où venait-elle, cette trentenaire si fraîche sous ces relents de naphtaline ? Cette aventurière à mille lieues des plantureuses héroïnes Soleil aux postures improbables, et des héroïnes girly aux mille et une tenues ? L’auteure, Chloé Cruchaudet, a admis en interview l’avoir créée pour répondre à un manque :
« Je trouvais que la bande dessinée manquait d’un personnage féminin avec une personnalité un peu complexe, une héroïne qui ne soit pas parfaite, ce qui la rendrait d’autant plus intéressante. »
Et effectivement, Ida détonne et elle m’a vraiment marquée ! Elle a quelque chose de Mary Poppins (celle des livres) dans sa rigidité, sa sensibilité aux flatteries et son absurde bon sens, mais aussi un côté clownesque même dans les pires moments. On sent une grande tendresse chez l’auteur pour ce personnage haut en couleur qui grimace, râle et peste. Elle semble surgir des pages, cette Ida si expressive et dynamique, bien qu’elle demeure engoncée dans un corset qui fait de sa silhouette un ensemble de courbes improbables.
Quand cette série s’est achevée (trois tomes seulement) il m’en a fallu plus et je me suis penchée sur l’oeuvre de Chloé Cruchaudet. L’auteure, diplômée des Gobelins (rien que ça), a une formation plus tournée vers le dessin animé et a notamment travaillé sur le très chouette Ernest et Célestine. Elle avait déjà été primée (prix Goscinny) pour l’album Groenland Manhattan, publié une courte BD sur Joséphine Baker (vendue avec des CD), participé à quelques collectifs ainsi qu’au bédénovela Les Autres Gens : bref, un tas de trucs cools !
Cerise sur le gâteau, elle a également récemment publié Mauvais Genre, une BD qui s’est également fait remarquer et qui raconte l’histoire d’un soldat déserteur pendant la Première Guerre Mondiale, contraint de se travestir pour éviter d’être reconnu… et qui finit par se prendre au jeu. Une oeuvre primée, qui le mérite : Prix Landerneau et Prix Coup de Coeur du Quai des Bulles !
Il y a quelque chose de décalé, de déplacé presque dans les personnages qui traversent les oeuvres de Chloé Cruchaudet. Perdus entre deux mondes, tour à tour visionnaires ou conservateurs, en avance et en retard sur leur temps, ses héro-ïne-s révèlent toujours deux facettes contradictoires voire destructrices.
Ainsi, Paul, le héros de Mauvais Genre, commence par parodier une virilité macho à moustache en jouant du « regard Ténébrax » avant de se révéler un flamboyant travesti bien connus des dépravés des Bois de Boulogne ; Minik, le héros Inuit de Groenland Manhattan, se perd lui-même aux États-Unis et finit en véritable déraciné, nulle part à sa place, sans chez-lui où retourner…
Les dessins de Chloé Cruchaudet servent à merveille les changements et évolution de ses personnages qu’elle n’hésite pas à déformer, à enlaidir pour plus de dynamisme. Ses séquences de danse dans Mauvais Genre ou Joséphine Baker témoignent de sa formation dans l’animation ; ses personnages bondissent, libérés des cases et, on en jurerait, même émancipés de la planche dont ils surgissent en sautillant comme des diables.
Elle maîtrise à merveille les couleurs, variées et éclatantes dans Ida ou utilisées avec plus de parcimonie dans Mauvais Genre, où le rouge de la robe de Suzanne, alter ego de Paul, éclate avec indécence au fil des pages jusqu’au dénouement glaçant. Les ambiances et époques sont rendues avec un sens aigu du détail : dans Joséphine Baker, une page énumère les produits dérivés à l’image de la chanteuse, dans Groenland Manhattan, la narration est entrecoupée de coupures presses détaillées… On sent une vraie passion pour les documents d’époques, pour les fragments de vie qui sonnent vrai, qui donnent du goût.
Mais plus qu’une dessinatrice au service du mouvement et de l’action, Chloé Cruchaudet est une scénariste hors pair qui sait s’adapter aux différents langages et points de vue de ses protagonistes avec justesse. Elle capture le racisme et la condescendance colonialiste et machiste d’une époque sans complaisance mais avec une acuité incroyable.
Même dans ses albums les plus courts, elle s’autorise des pauses silencieuses, contemplatives, pour des temps morts non dénués de tension. Malgré son second degré et son recul permanent sur ses personnages aussi ridicules que grandioses et leurs absurdes situations, on retrouve toujours une part d’amertume dans ses récits. Aigre-douce, voilà un adjectif qui pourrait, en somme, qualifier son oeuvre à la fois cohérente et variée.
À quand le prochain album ? Chloé Cruchaudet a dit qu’elle allait parler cosplay et vous connaissez mon amour de la chose ! J’ai hâte !
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