Esther est partie recueillir les témoignages des jeunes femmes de plusieurs pays à travers le monde, avec une attention particulière portée aux droits sexuels et reproductifs : liberté sexuelle, contraception, avortement.
Elle a déjà rendu compte de ses rencontres avec des Sénégalaises, puis avec des Libanaises, elle a aussi suivi les débats sur l’avortement en Irlande et en Argentine. Sa cinquième étape l’a menée au Chili !
Retrouve le sommaire des reportages, interviews et autres articles qu’elle y a réalisé ici !
Tu peux suivre au jour le jour ses pérégrinations sur les comptes Instagram @madmoizelledotcom et @meunieresther, avant de les retrouver ici bientôt !
- Précédemment : Au Chili, « Le féminisme naît de nos expériences personnelles » – Celles qui luttent 4/4
Marce Kürüf est à elle seule un livre d’Histoire. Et je ne parle pas seulement du savoir accumulé pendant ses années d’études, ce serait trop facile. J’évoque le fait qu’à travers son parcours personnel, on peut retracer de grands pans de l’Histoire chilienne.
Une famille exilée sous Pinochet
Ne serait-ce qu’en discutant de sa relation avec ses parents et des valeurs qu’ils lui ont transmises, j’ai plongé la tête la première dans le passé dictatorial encore récent du pays.
« Mes parents m’ont appris à respecter les êtres humains, le vivant en général. Au final, je suis même devenue plus radicale qu’eux sur la question puisque je suis vegan et qu’ils ne le sont pas, mais je sais que cette décision a été forgée par des années d’éducation tournées vers la Terre, vers les autres.
Et cela s’étend et recoupe évidemment les droits humains, le respect de l’Histoire, de la diversité. »
Ses parents, sa mère en particulier, savent quelque chose de l’importance du respect des droits humains. Du côté maternel, sa famille a été exilée pendant 8 ans sous Pinochet.
« Mon grand-père était syndiqué. Un jour, il lui a été ordonné de quitter le territoire, parce que ses idées ne plaisaient évidemment pas à Pinochet.
Il est parti avec ma grand-mère et les enfants en Roumanie, en Europe. Ma mère y a donc vécu entre ses 8 et ses 16 ans.
Vivre là-bas, c’était devoir tout recommencer de zéro. Heureusement, lorsque tu pars en exil, tu n’es pas seul généralement. Des communautés chiliennes se sont créées un peu partout. Mais ça n’enlève rien au fait que ça marque pour la vie. »
Sa mère lui a toujours beaucoup parlé de cette période de sa vie.
« Enfant, j’étais fière de dire que ma famille avait été exilée pendant la dictature. Ça montrait qu’ils n’avaient pas eu peur de défendre leurs idées coûte que coûte. »
Des récits comme pour ne pas oublier, comme pour s’assurer qu’en grandissant, elle questionnerait tout. Et je crois pouvoir dire que c’est réussi.
L’histoire des peuples originels, enseignée de manière partiale et partielle ?
C’est pour cette raison qu’elle a justement choisi d’étudier l’Histoire à l’université.
« Parce que ce que l’on nous raconte à l’école est partial. On ne parle pas de tout. »
Au début, j’ai cru qu’elle faisait référence à l’Histoire récente du Chili, en lien avec ce qu’ont vécu ses parents dans leur jeunesse. Mais en réalité, elle parlait d’un temps plus ancien.
« À l’école, on a eu tendance à nous apprendre notre passé surtout à partir de la colonisation. »
Elle m’explique que ce qui existait sur le territoire aujourd’hui chilien avant cette période est souvent laissé de côté ou mal traité.
« On nous parle des peuples originels comme d’un folklore et surtout, comme d’une époque révolue. Comme s’ils avaient existé et n’étaient plus.
On évoque avec fierté les traditions ancestrales, on se les approprie, mais en parallèle on a exproprié ces peuples et aujourd’hui encore on refuse de leur donner un espace d’expression, on n’installe pas de dialogue mais un système répressif. »
Des racines mapuches difficiles à vérifier
Selon elle, on nie cette part de l’histoire devant les enfants à l’école, parce que ça a été nécessaire pour « faire nation ».
« Au moment où le Chili s’est constitué comme pays, les peuples originels ont été vus comme un obstacle à l’unité nationale, comme autant de divisions qu’il fallait faire disparaître.
Alors on a créé un système d’éducation qui occultait les traditions ancestrales et transmettait une nouvelle Histoire, de nouvelles coutumes, on leur a fait abandonner leurs langues pour l’espagnol. Tout ça constitue déjà une violence en soi. »
Pourtant, le peuple mapuche est encore bien vivant – à la différence d’autres peuples originels qui ont « disparu », un euphémisme pour évoquer leur extermination d’une part et leur « incorporation »
de l’autre.
« Mon arrière grand-mère maternelle était mapuche semble-t-il. Mais c’est délicat de l’affirmer à 100% car dans le contexte de l’époque, il paraîtrait qu’elle se soit elle-même invisibilisée pour se protéger.
On ne voulait pas des Mapuches, donc il était plus simple de vivre en prétendant ne pas appartenir à ce peuple. Comme on a hispanisé son nom, il était encore plus facile pour elle d’effacer cette partie de son identité. »
Le peuple mapuche, en conflit avec le gouvernement chilien
Tous les noms mapuches n’ont pas pour autant été hispanisés, puisque Marce a des amies qui les portent encore.
Et pour cause : le peuple mapuche lui-même n’a pas disparu. Il défend d’ailleurs ses intérêts à travers diverses organisations.
Marce Kürüf évoque en particulier le fait que l’État chilien et de grandes multinationales se sont accaparé les terres des Mapuches sans même avoir ce respect pour l’environnement qui lui est cher.
Elle a donc elle-même rejoint plusieurs associations. Il y a d’abord Wiñotuaiñ Taiñ Folil, qui signifie « Nous retournerons à nos racines ».
« C’est une organisation qui réunit des personnes mapuches et non-mapuches, qui travaillons localement dans la commune de Maipú.
L’objectif est de partager et diffuser la culture mapuche à travers l’enseignement du Mapugundun, la langue du peuple, mais aussi à travers des jeux traditionnels, des contes, la nourriture, entre autres pratiques grâce auxquelles nous nous réunissons. »
Défendre les droits des femmes, sans avoir recours au concept de féminisme
Mais Marce fait également partie d’une association de femmes, Mujeres Mapuches Autoconvocadas, a.k.a Femmes Mapuches Auto-Convoquées, dont le but est d’appuyer et de financer la lutte du peuple mapuche dans tout le Wallmapu – un territoire couvrant le Ngulumapu et le Puelmapu, c’est à dire le Chili et l’Argentine respectivement.
« Notre but est d’informer sur la lutte mapuche qui vise notamment à récupérer des terres ancestrales, ainsi que de venir en aide à des prisonniers ou prisonnières politiques et à leurs familles. »
Le cas le plus médiatique est celui de Celestino Córdova, [ndlr : un militant de la cause Mapuche accusé d’avoir provoqué des incendies criminels, à tort selon Marce], mais son organisation vient en priorité en aide à des personnes dont les cas sont moins publics.
« On s’occupe de lever des fonds, notamment pour payer les frais de justice et aussi pour subvenir à leurs besoins en général.
C’est une organisation qui se déclare anticapitaliste, anti-patriarcale et anticolonialiste. »
Elle se réclame en effet de la défense des femmes et de leurs droits, mais sans faire appel au concept de féminisme.
« Le féminisme, c’est l’occident. Ça fonctionne pour un certain type de sociétés et de combats. Nous, nous voulons nous revendiquer de la défense de nos droits en tant que femmes mais avec nos propres concepts. »
En arrivant à notre rendez-vous elle avait d’ailleurs un ouvrage entre les mains, « Mujeres y Pueblos Originarios ».
« Il a été rédigé par plusieurs femmes issues de différents peuples originels implantés dans des zones variées d’Aya Yala – le territoire nommé Amérique par les colons.
Comme l’indique le titre, ce sont les luttes et expériences de ces femmes sur tout ce territoire, qui ne sont pas les mêmes que celles rencontrées dans les sociétés occidentales. »
Je suis certaine qu’à travers ses actions elle participera à écrire les lignes de son histoire et de l’Histoire chilienne, animée par ses convictions et ses idéaux.
- Sommaire : les reportages de madmoiZelle au Chili
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Les Commentaires
Son point de vue sur la limite du terme de féminisme est très intéressant. Quelque part, ça me rappelle la critique qui a souvent été faite par des non-occidentaux sur la capacité à l'universalité des droits humains. Comment appliquer partout et tout le temps des notions dont l'apparition et la conceptualisation sont liées à une société et un contexte particulier ?
En tout cas, bravo à Marce pour son combat.