Précédemment dans #62jours : Demander et accepter de l’aide : mon chemin de croix
J’ai commencé cette série de réflexions en m’adressant à moi-même. Dans le brouillon de ma vie et le noeud de mes problèmes, je sentais bien que j’avançais à contre-courant. Mais je ne savais pas contre quoi.
À 56 jours, je crois que j’ai fini par le comprendre : j’avançais contre toi.
Toi, c’est mon corps. La chair, les os, les muscles et la peau, toute cette mécanique que j’ai toujours prise pour un acquis, et que j’ai maudite à chaque fois qu’elle avait l’audace de dysfonctionner. À chaque fois que tu étais endommagé.
On m’avait pourtant appris à prendre soin de toi, comme on bichonne un cheval. « Qui veut aller loin ménage sa monture », m’a-t-on répété à l’envi, et ma monture, c’était toi.
Alors je t’ai poussé comme on traite un canasson borné, je t’ai maltraité, même.
C’est même pas qu’on se supportait, toi et moi : on se subissait.
Cher Corps, tu n’es pas celui que je voulais
C’est de ta faute, aussi. J’ai toujours eu beaucoup plus d’ambition et d’exigence que toi.
Tu m’arrêtes au 3ème kilomètre quand je me voyais déjà en avaler 30. Je te pousse, tu te vexes, et pour gagner le débat, tu me tords une cheville, m’écorche un genou, me perce un poumon.
T’as été ce gamin plus fort que moi dans la cour de récré, et qui en abuse pour me plier à ses 4 volontés. Je me consolais en me répétant que j’étais plus maligne que toi, mais ça ne suffisait pas.
Tu sais, c’est parti de là, je crois. Nos chemins se sont séparés à l’adolescence. Tu t’es doté de formes de femmes, quand moi, je voulais la puissance des hommes.
« Je voulais des muscles, tu m’as donné des formes »
Je voulais des pectoraux, tu m’as donné des seins. Je voulais des cuisses puissantes et des reins solides, tu m’as donné des hanches arrondies et un bassin élargi. Il paraît que c’est pour pouvoir accoucher.
Mais moi je m’en tape de porter un bébé, c’est moi-même que je veux porter, vite, loin, haut, explorer le monde, gravir des montagnes, atteindre des sommets.
Je me suis fâchée avec toi, blessée que tu m’enfermes dans un décorum si peu fonctionnel.
Il paraît que tout le monde déteste son corps à l’adolescence. Je ne suis pas dans la tête des autres, alors je n’ai de certitudes qu’à propos de moi-même. C’était même pas de la haine que j’ai développé envers toi, c’était pire : c’était de l’indifférence.
Je t’ai méprisé, négligé, ignoré. Ce corps ? Rien à en tirer. Sans intérêt.
Cher Corps, mémoire de mes épreuves
J’ai jamais appris à avancer avec toi. Je t’ai pris pour une mule, bonne à porter tout ce que moi, je ne voulais pas avoir à supporter.
Mes colères pourrissaient dans ton bide, mes angoisses se lovaient dans ta gorge, mes frustrations empoisonnaient ton sang, mon épuisement tiraillait tous tes membres.
Mes inquiétudes se plantaient dans ton dos, comme des dizaines de post-it épinglés dans la chair. Petit mémo que ça va pas fort, en ce moment… Porte-ça là, jusqu’à ce que le mémo tombe. Ça peut durer longtemps.
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Je t’en ai mis partout, pendant des années. Et j’aurais pu continuer longtemps dans ce déni, dans cette maltraitance caractérisée, si tu ne m’avais pas lâchée, un jour.
Cher Corps, sur le chemin de la guérison
Je m’en veux, quand j’y repense. C’est moi qui t’ai mis dans cet état-là. À force de charger la mule, un jour, elle s’est effondrée. C’était une punaise de trop plantée dans ton dos, une que je n’arrivais plus à retirer.
La plaie s’est infectée, logée en profondeur, et je ne pouvais plus bouger ton bras. T’en avais « plein le dos » de mes problèmes, de mes angoisses et de mes frustrations. Tu ne me supportais plus.
Pour la première fois
, entre nous, tu me lâchais.
J’ai eu peur, j’ai eu mal aussi, et j’ai compris à quel point j’avais de la chance de t’avoir, toi, comme tu es. D’autres corps tombent malades et meurent plus jeunes encore que toi.
Et moi, arrogante, égoïste, inconsciente, je t’en voulais de n’être pas à l’image que je souhaitais. Je t’en voulais de n’être pas assez puissant, pas assez résistant, sans comprendre que tu étais déjà plus solide que la moyenne.
Tu étais déjà l’incarnation de la stabilité, dans ma vie. Tu étais là, et tu tenais bon, même quand je m’effondrais.
Cher Corps, je suis désolée
Je t’ai accusé injustement d’être le maillon faible de notre duo, alors que ça a toujours été moi.
Tu es le chêne, et c’est mon esprit dilettante et ses torrents d’émotions qui sommes le roseau. Bien sûr que tu finis par céder, au coeur des tempêtes auxquelles je t’expose, sans te protéger.
Encore cette année, à l’approche de l’été, je t’ai reproché de n’être pas prêt à affronter les défis que je m’étais posés. Sans me rendre compte, bien sûr, que tu m’avais portée pendant toute l’année, alors même que c’était moi qui flanchais complètement.
J’aurais fini liquéfiée, à ramasser à la petite cuillère, si je n’avais pas pu compter sur toi. Toi, à qui j’ai tant reproché sa faiblesse… Qui de nous deux est plus faible, bonne question. La réponse, aujourd’hui, avec le recul de ces 56 jours, m’est évidente.
Cher Corps, il est temps de nous réconcilier
Je me sens démunie, face à cette révélation : au fond, je ne te connais pas très bien. Je sais à peine te nourrir sans t’empoisonner, et c’est tout juste si j’arrive à te mettre en branle sans te blesser.
Alors, cher Corps, cette année, je vais t’écouter. Je vais prendre exemple sur l’horloger, attentif aux moindres cliquetis de ses rouages. Un tiraillement, un grincement, une douleur, un picotement, je vais t’écouter.
Quand la faim te fera me dire qu’il est temps de faire une pause, je t’écouterai. Et je serai exigeante avec ce que je nous donne pour nous sustenter.
Lorsque la fatigue t’appuiera sur les épaules, j’arrêterai de la secouer, et de chercher mieux à faire qu’une prise de repos amplement méritée.
À toi de me dire aussi quand je reprendrai de mauvaises habitudes : celles de te coller dans la chair des problèmes qu’il m’appartient d’évacuer.
Ne me laisse plus t’utiliser comme porte-bagage, ou pire : une décharge où je laisse pourrir mes émotions négatives.
Cher Corps, faisons équipe
Cher Corps, j’ai envie de te proposer un marché : et si on faisait équipe, à partir de maintenant ? Il m’aura fallu le temps, je sais, mais j’ai fini par comprendre que toi et moi, on irait plus loin si j’arrêtais d’avancer contre toi.
Je me suis toujours dit : « si je m’arrête je tombe », mais j’avais tort, n’est-ce pas ? Si tu t’arrêtes, je tombe. Et si tu tombes, je ne me relèverai pas.
Cher Corps, je suis désolée pour tout le mal que je t’ai fait subir, et tout le temps que je nous ai fait perdre. Mais je suis heureuse de tout ce que nous allons gagner, à l’avenir, à faire équipe.
Ensemble.
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