Je me souviens du 22 avril 2002. La veille, à 20 heures, le visage de Jean-Marie Le Pen était apparu à côté de celui de Jacques Chirac à la télévision. Le Front National, ce petit parti dont je ne savais pas grand chose sinon que c’était « l’extrême droite », et que leur marionnette était cryptée aux Guignols de l’Info, avait porté son candidat au deuxième tour de l’élection présidentielle. J’étais en seconde, et je ne comprenais pas.
Je me souviens de cette semaine de cours, qui fut surréaliste. Les médias ne parlaient que de ça, nous ne parlions que de ça. Il n’y avait pas encore les réseaux sociaux, mais nos chats nocturnes sur AIM tournaient aussi autour de ce sujet. Il y a eu des appels à manifester. Nous voulions manifester.
Souvenirs d’une école muette
Tous nos professeurs, sans exception, firent une référence plus ou moins explicite « aux événements », sans les nommer.
Nous étions en train de commenter Le dernier jour d’un condamné en cours de français, deux longues heures à disserter sur la peine de mort, sa cruauté, son opportunité… L’histoire de Victor Hugo ne dit pas quel crime a valu la peine capitale à cet homme, qui nous livre ses sentiments. Quand, sans préavis, la professeure a souligné que « rétablir la peine de mort serait une des premières mesures de Jean-Marie Le Pen, s’il était élu ». Et elle a enchaîné sur le style d’écriture, comme si elle était tiraillée entre la nécessité de nous en parler, et son devoir de réserve.
Je devine que le ministère de l’Éducation Nationale n’avait pas, à cette époque, envoyé de consignes par email dans la nuit du dimanche au lundi.
C’était plus difficile pour nos professeurs de mathématiques et de sciences physiques de placer une référence, mais tous l’ont fait. Et puis, il y a eu le professeur d’histoire. C’était un prof « modèle », dans le sens où il aurait pu servir d’exemple à tout le corps enseignant : il appliquait à la lettre les consignes du ministère, tant et si bien que le jour de son inspection, je n’ai pas deviné qu’il était inspecté. De nombreux professeurs nous prévenaient, certains ne nous donnaient pas de devoirs en échange de notre discipline pour le jour J… Pas lui. Rien. Objectivité totale, réserve totale, il aurait pu être le visage du parfait fonctionnaire de l’Éducation Nationale.
Et, de fait, il n’a fait aucune référence à l’actualité pendant son cours.
Mais lorsque nous l’avons retrouvé trois jours plus tard, la situation politique nous obnubilait. Personne n’était attentif. Il s’en est rendu compte, il a posé sa craie et s’est tourné vers nous :
« Bon. Personne ne m’écoute. Dites-moi ce qu’il se passe. »
La doyenne de la classe a levé la main, il lui a donné la parole :
« Monsieur, on veut comprendre. Comment c’est possible que le FN soit au second tour ? Pourquoi tout le monde ne parle que de ça ? Qu’est-ce que ça veut dire pour le pays ? Est-ce que les Français sont racistes ? »
Le prof s’est retourné, et a effacé le tableau. La frise des guerres napoléoniennes, les dates, les noms des personnages historiques, tout. À la place, il a dessiné un hémicycle à la craie blanche, puis s’est retourné vers nous, et a entrepris de nous faire un cours sur la vie politique française depuis 1789. En 50 minutes, oui, tout à fait. À 38 élèves de seconde, dans un lycée mi-campagne, mi-cité du bassin houiller. Et on n’a pas moufté.
Quand l’Histoire s’écrit au présent
C’était le premier, et c’était le seul à nous avoir ex-pli-qué ce qui était en train de se passer ; c’était le premier et le seul à nous donner du contexte, à nous parler d’Histoire et d’héritage sans mettre de l’émotion dans la balance. Entre-temps, je m’étais renseignée sur le sujet, j’étais allée chercher des informations auprès d’adultes, sur Internet, à la bibliothèque. Je lisais les journaux, surtout les éditoriaux, les articles d’opinion, que je croisais avec les analyses du Monde.
Alors j’ai été extrêmement attentive, pour voir s’il allait, à un moment ou à un autre, nous donner son opinion personnelle. Il ne l’a pas fait. Il aurait pu être sympathisant FN que ça n’aurait pas transparu dans ses explications et ses analyses. Ce jour-là je me suis rendu compte qu’il était possible de parler de politique en classe. Ce jour-là je me suis demandé pourquoi on ne nous avait jamais parlé de politique en classe.
Quatre ans plus tard, en ouvrant mon livre d’Histoire de Terminale, j’ai eu un choc en découvrant la photo qui illustrait la une du dossier sur la Vème République : une capture d’écran du journal de 20 heures, le 21 avril 2002. C’était un fait historique. Ce jour avait marqué l’Histoire de France, au point d’avoir sa place dans les livres d’Histoire, mais il n’avait pas eu sa place à l’école.
Aujourd’hui, ce mutisme n’est plus possible. Si les enseignant•e•s ne parlent pas aux élèves, Internet le fait à leur place. Oui, c’est difficile de traiter l’immédiat, gérer sa propre émotion, l’incompréhension des jeunes, le manque d’empathie, se prendre dans la face le résultat de logiques erronées, biaisées par une myriade d’influences — dont celle des médias. Et personne ne prétend que c’est facile.
Invitée de Jean-Michel Aphatie sur RTL hier matin, Najat Vallaud-Belkacem a pleinement reconnu la difficulté de la mission qui incombe aux enseignants.
La ministre de l’Éducation Nationale s’est refusée à toute stigmatisation, en précisant que les incidents et les perturbations de la minute de silence qui ont été reportées, l’ont été depuis « tous les territoires », démentant un fantasme selon lequel seul•e•s les jeunes des banlieues ne seraient « pas Charlie ».
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« Un jeune sur cinq croit à la théorie du complot »
La ministre analyse très justement le poids des influences sur la construction des valeurs, et qui explique la proportion préoccupante de jeunes qui adhèrent aux théories dangereuses propagées sur Internet :
« Ce qu’on a laissé passer plus que tout, c’est notre capacité à « débriefer » avec les élèves ce qu’ils vivent en dehors de l’école. Le problème est que comme me le disait un chercheur, autrefois 90% de ce qu’apprenait un élève lui provenait soit de ses parents, soit de l’école.
Aujourd’hui, cette proportion s’est inversée, et ce n’est plus que 10% de ce qu’apprend un enfant qui lui provient de ses parents ou de l’école. Tout le reste lui provient des images qu’il voit sur Internet ou à la télévision. Or que trouvent-ils sur Internet ?
Ils trouvent notamment ces théories du complot qui sont en train de miner une partie de notre jeunesse. Un jeune sur cinq aujourd’hui adhère aux théories du complot, de toutes natures : la remise en cause des institutions de la République, de la crédibilité des hommes politiques mais aussi des médias, et à partir du moment où on ne croit plus à rien, on est dans le relativisme le plus total.
Vous voyez, si vous faites une recherche Google sur « Shoah », et que vous avez sur le même plan des travaux de Vidal Naquet et des travaux de Faurisson [un négationniste, NDLR], et bien pour un jeune, il est très compliqué de s’y retrouver. Ce que nous avons peut-être un peu raté jusqu’à présent à l’école, c’est de réussir à faire le pont entre ce que ce jeune découvre sur Internet, et qu’il ne sait pas trier, ne pas faire la part entre l’information et la rumeur, et ce qu’on doit lui apprendre pour l’aider à y voir plus clair et se construire en citoyen. »
D’un constat alarmant, la ministre tire une juste analyse : il ne s’agit pas de lutter contre Internet, mais de prendre en compte la place qu’occupe cette source d’informations dans la vie des jeunes pour pouvoir répondre au mieux à leurs interrogations.
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Mais passé ce constat, la tâche s’annonce extrêmement ardue. Avec toute la bonne volonté du monde, les enseignant•e•s ne sont pas nécessairement armé•e•s pour faire face aux questionnements, et surtout aux certitudes déroutantes de leurs élèves.
L’une d’elles, Chouyo, témoigne sur son blog en racontant la manière dont elle a appréhendé toute cette semaine post-attentats.
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Mes élèves, un drame et des mots, par Chouyo
Cette enseignante dans un établissement « au pied d’un HLM du Val d’Oise » détaille dans un article à lire absolument les interrogations de ses élèves, la patience et l’écoute dont elle a dû faire preuve pour réussir à établir un dialogue, ce dialogue nécessaire, qu’avait appelé Najat Vallaud-Belkacem au lendemain des attentats, lorsqu’en plus d’une minute de silence, la ministre exhortait les enseignant•e•s à parler avec les élèves de l’actualité.
Mais voilà, la volonté ne suffit pas, il faut pouvoir établir ce dialogue, ce que raconte Chouyo :
« Mon histoire, ce sont aussi les cris « Vive Al-Qaeda, vive Ben Laden ! » proférés par des 4ème devant les attentats de Madrid au début de ma carrière : colère, indignation, incompréhension, et l’absence de réponse institutionnelle à cela. Mes élèves n’avaient-ils donc pas d’empathie ? De retenue ? Étaient-ils tous des militants potentiels de l’intégrisme armé ?
Un peu plus d’expérience m’a appris qu’ils étaient surtout des adolescents ; qui plus est, des ados élevés au pied d’un HLM du Val-d’Oise, enfermés dans un microcosme dont ils savaient déjà pertinemment qu’ils ne sortiraient jamais. Les vacances, c’était avec un sourire éclatant aller voir leur tante à Villiers-le-Bel. Des ados dont l’univers était pour nombre d’entre eux marqués par un non-dit absolu sur l’histoire familiale, le pourquoi de l’émigration (et je le vérifie encore aujourd’hui), si ce n’est « la guerre ». L’enfermement, géographique, corporel, intellectuel, culturel et historique.
Voici les élèves auxquels j’allais m’adresser.
Mes élèves. »
Je ne puis que vous inviter à aller lire ce récit dans son intégralité. Elle y raconte précisément les logiques intégrées par des jeunes qui se nourrissent sur Internet, sur les réseaux sociaux, sans recul par rapport aux informations qu’ils engrangent, sans système de hiérarchie, sans compréhension de ce qu’ils perçoivent comme des différences de traitement injustes.
Une jeunesse qu’il ne faut pas condamner comme inculte ou paresseuse, alors qu’elle démontre l’inverse, victime d’une boulimie d’information.
Lire la suite sur le blog de Chouyo
En attendant, les récits de profs dérouté•e•s face aux réactions de leurs élèves provoquent l’incompréhension de ceux qui les lisent, et une surenchère politique malsaine.
- « Tous les élèves de France ont peur, je pense » : une enseignante témoigne sur France Culture, via Slate
- À Saint-Denis, collégiens et lycéens ne sont pas tous « Charlie », via Le Monde
- Charlie Hebdo : « Les enfants de Seine Saint-Denis ne sont pas des idiots », via Slate
- Mon dialogue avec les élèves à propos de Charlie Hebdo, via Rue89
Le député des Alpes Maritimes Éric Ciotti propose par exemple de supprimer les allocations familiales aux parents dont les enfants n’ont pas respecté la minute de silence. Je seconde personnellement la proposition d’Al Kanz…
Voilà le genre de proposition dont on se passe volontiers par les temps qui courent, qui n’apportent strictement rien au débat.
Le ministère de l’Éducation Nationale a lancé une « Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République », mais à lire des témoignages d’enseignant•e•s « au front » comme celui du Chouyo, on se dit que le problème se situe moins au niveau des intentions (largement partagées) d’éducation à la citoyenneté, que des moyens concrets de mettre en oeuvre ces préceptes. Mais au moins, on va dans la bonne direction. C’est un début.
Et toi, qu’en penses-tu ? Es-tu surprise par le constat du nombre de jeunes qui adhèrent à la théorie du complot ? Es-tu enseignante ? Viens partager ton expérience dans les commentaires !
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Les Commentaires
Et personnellement, oui, ça me rassure de voir qu'on est autant à se révolter et à ne pas trouver ça normal qu'en France, pays où la lutte pour la liberté d'expression s'est effectuée il y'a plus de 200 ans maintenant, on puisse aujourd'hui mourir pour avoir fait un dessin. Si ça a autant choqué, c'est parce que l'on s'est rendu compte qu'un droit n'était jamais définitivement acquis. Et parce que même si on connaissait les menaces terroristes, on avait pas encore "percuté" qu'il soit possible qu'il y'ait un attentat d'une telle ampleur effectuée sur notre territoire.
Je ne vois aucune hypocrisie là dedans, ni de mouvement "mouton". Après, si tu n'a pas trouvé ça très choquant que des hommes se fassent massacrés pour leurs idées, je peux comprendre, chacun sa sensibilité. Mais je vais te dire, même si ça avait été Dieudo ou Soral ou Zemmour (que je peux pas me blairer), j'aurais été choqué. J'aurais peut être pas manifesté avec autant de véhémence mais j'aurais manifesté quand même, car j'ai pris l'habitude d'être un pays où l'on entend toutes sortes de voix dissonantes sur tous les sujets possibles et imaginables, que j'en suis fière et que je ne veux pas que ça change.