Face à l’horreur des évènements du 7 janvier, on a tou•te•s fait comme on a pu. On s’est rassemblé, on a parlé, on a regardé les infos, ou pas. On a digéré le choc et puis on a commencé à se poser des questions. Qu’est-ce que c’est que cette liberté qui semble de plus en plus compliquée à définir ? Et puis c’est quoi, la liberté d’expression ?
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Au début, ça semble simple. La liberté, c’est faire ce qu’on veut non ? Et puis ça se complique : il y a cette histoire de limites, qui commence là où débute la liberté de l’autre, et puis bientôt le débat s’enflamme, on parle de religion, de géopolitique…
Et si on repartait de zéro ? Plutôt que de se lancer dans une longue dissertation, pourquoi ne pas commencer tout simplement par écouter ce que les philosophes ont à nous dire ? Qui sait, ça pourrait bien nous être utile dans les temps à venir…
Tout commence par la liberté de penser
Le conseil de lecture : Traité théologie-politique, Spinoza
La famille de Spinoza est juive. Au Portugal. Au XVIIème siècle. Ce qui, croyez moi, en pleine Inquisition, n’est vraiment, mais alors vraiment pas cool du tout. Elle fait mine de se convertir au christianisme tout en conservant son culte : on parle alors de « juifs marranes ».
Elle émigre finalement aux Pays-Bas où le petit Spinoza s’épanouit entre l’école talmudique et… et… des philosophes ? Des libertins ?! Ça ne loupe pas : en 1656 il est frappé d’un « herem », une excommunication définitive de la communauté juive.
Autant dire qu’à 24 ans seulement Baruch Spinoza a déjà un sacré caractère et une vraie réputation de rock star locale. Toute sa vie il sera attaqué pour athéisme et peinera à faire publier ses écrits.
Bon, en fait, il n’était pas vraiment athée au sens où on l’entend aujourd’hui mais ce n’est pas le sujet. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est ça :
« Puisque le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être le seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous donnent la même opinion et parlent d’une seule bouche, les hommes ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée.
(Mais) il peut avec une entière liberté donner son opinion et juger et aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole et qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine […]. »
Ce que veut dire Spinoza, c’est que nous vivons en société, donc nous ne pouvons pas faire tout ce que l’on veut car cela reviendrait à menacer les libertés d’autrui… mais, qu’en revanche, nous pouvons tout penser.
Il faut dire que les attaques à la liberté de « philosopher », Baruch, il connaît. Car si les Pays-Bas (Provinces-Unies) sont ce qu’il se fait de mieux en matière de République au XVIIème, il n’en reste pas moins que la majeure partie de ses oeuvres est publiée de façon anonyme, ou après sa mort…
Spinoza va même plus loin : il affirme qu’il n’est pas de plus grand bonheur que la pensée qui permet de toucher à l’éternel. Pour, lui nous ne sommes pas, à proprement parler, libres, au sens où on l’entend aujourd’hui. Nous sommes libres « comme une pierre qui tombe » — c’est ce qu’on appelle du « déterminisme », nous sommes des êtres déterminés. Mais le comprendre, exercer notre puissance de penser pour comprendre le monde qui nous entoure, comprendre ses lois, par la philosophie ou la science, c’est se libérer par le savoir. Se donner la possibilité d’être heureux.
Nous n’avons donc pas seulement la liberté de pensée, nous en avons l’obligation morale :
« Il faut de toute nécessité permettre la liberté de la pensée, et gouverner les hommes de telle façon que, tout en étant ouvertement divisés de sentiments, ils vivent cependant dans une concorde parfaite.
On ne saurait douter que ce mode de gouvernement ne soit excellent et n’ait que de légers inconvénients, attendu qu’il est parfaitement approprié à la nature humaine. Moins donc on accorde aux hommes la liberté de la pensée, plus on s’écarte de l’état qui leur est le plus naturel, et plus par conséquent le gouvernement devient violent. »
Gouvernement violent sans liberté de pensée ? J’ai l’impression que ça me dit quelque chose…
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La liberté d’expression, une idée révolutionnaire
Kant n’est pas le philosophe le plus fun qui soit — plutôt du genre sage et premier de la classe. Et pourtant, sa pensée est révolutionnaire. Logique, en même temps : on est en plein XVIIIème et autant dire que dans toute l’Europe, ça chauffe !
Le conseil lecture : Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant
Kant est un observateur attentif des mouvements révolutionnaires, et des Lumières qui les inspirent, auxquelles il consacre un ouvrage court, Qu’est ce que les Lumières ?, qui lui donne l’occasion de pousser ce cri qui nous vient de l’antiquité : « Sapere aude ! » c’est à dire : « Ose savoir ! ». Accessoirement, ça ferait un super tatouage…
Dans toute son œuvre, il considère en effet que la liberté de pensée, c’est bien, mais que tout seul dans son coin, ça ne sert pas à grand-chose, ce qui nous mène assez logiquement à la liberté d’expression :
« À la liberté de penser s’oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d’écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser.
Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?
Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser — l’unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s’attachent à cette condition. »
Le dernier paragraphe est très important : il veut dire que si on enlève aux Hommes leur liberté d’expression, on leur enlève aussi leur liberté de penser… L’un ne va pas sans l’autre. Tuer un journal, c’est tuer la pensée elle-même.
Car c’est l’échange, la pratique philosophique entre gens de bonne volonté, qui doit permettre à l’homme de s’émanciper, et avec lui la société toute entière. Quand Kant se prend à rêver, ça donne même un Projet pour la paix perpétuelle ; aujourd’hui encore il en est pour défendre qu’entre démocraties, on ne se fait pas la guerre parce que le peuple est naturellement portée à ne pas avoir envie d’aller se faire tuer si on lui demander son avis sur la question.
Bon, on a vu par la suite que pour la paix démocratique perpétuelle, c’était pas vraiment ça, mais parfois c’est l’intention qui compte…
Un exercice quotidien… mais surtout nécessaire
Le conseil lecture : De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville
Le premier à avoir senti le vent tourner, c’est peut-être lui, Tocqueville.
Alexis de Tocqueville de son petit nom de noble qu’il est.
Il observe, Tocqueville : il va en Amérique après sa Révolution, il est attentif. Il remarque qu’aux États-Unis, la démocratie s’est installée sans passer par la révolution ; il constate également que l’expansion de la démocratie est inévitable… mais sa clairvoyance va le porter à des constats moins enthousiastes.
Car ce qui permet, pour Tocqueville, à la démocratie de tenir, c’est le tissu associatif, ces liens noués entre des hommes égaux qui vont remplacer les liens hiérarchiques de l’Ancien Régime. Or, il y a un risque. Car dans ces sociétés individualistes où prime la recherche du bonheur personnel, il est tentant de mettre sa citoyenneté entre parenthèses pour chercher à s’enrichir, à se distinguer.
Peu à peu, la société démocratique se délite, c’est le despotisme démocratique :
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. […]
Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. […]
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre. »
Vivre en société, c’est bien. Vivre en démocratie, c’est mieux. Mais la démocratie n’est pas un régime bon en soi ! Ce qui fait qu’une démocratie c’est cool, c’est la capacité de ses citoyen•ne•s à savoir la faire vivre. La liberté d’expression n’existe pas pour qu’on puisse tou•te•s se traiter de crotte de bique à tout va. Elle a un sens, une fonction : celle de préserver la démocratie de ses dérives.
Parce que quand on se laisse attendrir, quand on commence à ne plus réfléchir par soi-même et avec les autres, ça peut mal tourner…
Le conseil lecture : Considérations morales, Hannah Arendt
Hannah Arendt provoque le scandale après la Seconde Guerre Mondiale, avec un concept transgressif pour l’époque : la banalité du mal. Car ce qu’Hannah Arendt, qui est juive, déclare, c’est que le mal, le mal nazi, est susceptible de corrompre n’importe lequel d’entre nous.
Il n’y a pas de grand démon nazi, et le régime nazi n’a pas fonctionné uniquement grâce à l’aide de sociopathes. C’est le fait d’une administration, de gens normaux, peut-être même de gens sympas, peut-être même de gens qui aimaient les chatons. C’est en réalité le fait de gens qui ont arrêté de réfléchir, de s’exprimer.
Car pour Hannah Arendt, notre faculté de juger, notre capacité à distinguer le bien et le mal, est dépendante de notre faculté de penser — cette même faculté de penser qui ne progresse que par le dialogue. Et autant dire que pour elle, ce ne sont pas nos sociétés qui s’y prêtent le plus…
« La société de masse est peut-être encore plus sérieuse, non en raison des masses elles-mêmes, mais parce que cette société est essentiellement une société de consommateurs, où le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner ou à acquérir une meilleure position sociale, mais à consommer de plus en plus, à se divertir de plus en plus […]
Croire qu’une telle société deviendra plus « cultivée » avec le temps et le travail de l’éducation, est, je crois, une erreur fatale […] l’attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche. »
La philosophie n’est pas une matière littéraire poussiéreuse. C’est une violente invitation à la révolte par la pensée, l’appel à l’émancipation par la réflexion.
C’est exactement ce dont nous avons besoin pour comprendre le monde qui nous entoure car Kant ou Spinoza n’ont plus rien à attendre de nous : ce n’est pas eux qui vont essayer de nous pousser à voter pour ou untel ou unetelle.
Cette distance, celle de l’histoire et celle que forge l’esprit critique, nous permet de réfléchir avec un peu de recul même dans la tourmente d’une actualité chargée en faits divers.
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Alors oui, la philosophie, ça impressionne. Mais il est possible de trouver en librairie de très bons manuels. Pourquoi, par exemple, ne pas investir dans un manuel de terminale préparant au bac ?
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Parce que le problème, c’est que si on ne s’exerce pas à penser par soi-même, si on ne cherche pas les bons outils pour dépasser ses a priori et construire sa pensée sans se laisser influencer par le quotidien… d’autres le feront pour nous, à notre place.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
La ou je ne suis pas d'accord avec eux c'est qu'il y a une différence entre une philosophie et un système politique, même si les deux sont liés. Je ne penses pas que la philosophie des lumières soient franchement exportable sans passer à travers la manivelle de penseurs locaux (pour ceux que ça intéresse regarder le renouveau culturel arabe de la Nahda : http://fr.wikipedia.org/wiki/Nahda dont est issu notamment le poète Kalil Gibran) mais un système politique c'est pas la même confiture, c'est une structure, des institutions.
Le truc c'est que quand t'impose des institutions politique sans avoir derrière l'assise "philo", bah.... t'es un peu colon quand même quoi .... Serpent qui se mord la queue tout ça tout ça :s