« Raconter la complexité du rapport d’une personne malade à sa maladie ». Telle est l’une des nouvelles missions qui pèsent sur les épaules déjà bien chargées de l’artiste engagée Thérèse. On la connaissait pour sa musique qui télescope les influences culturelles et genres musicaux, avec des textes tantôt chantés, tantôt rappés, en français ou en anglais, pour aborder des sujets de société tels que le racisme et le sexisme.
Voilà qu’elle revient le 16 novembre 2022 avec un nouveau single, « Mala Diva », qui évoque sa relation avec sa polykystose hépatorénale héréditaire. Cette pathologie développe des kystes bénins au sein de ses organes, mais leur emplacement et leur grossissement peuvent poser des complications. À tel point que la chanteuse française de 36 ans, d’origine sino-lao-viet, attend maintenant une greffe de foie, pour remplacer le sien qui pèse près de 7 kg et lui donne l’air d’être enceinte.
Dans cette ballade au beat pop, teintée de R’n’B mélancolique et piquée d’envolées orientales au sitar, Thérèse raconte ce que la maladie lui a appris : « le temps, c’est celui qu’on prend, merci de me l’avoir dit ». Dans nos sociétés occidentales qui tiennent les maux du corps et de l’esprit en horreur tabou, les mots doux et puissants de cette artiste nous confrontent au validisme. À notre rapport à la maladie et à la mort, à la fois si intime et donc si politique. C’est ce qu’illustre le clip de cette nouvelle chanson, réalisé par Thomas Wood, qui sort le 16 novembre 2022 et montre Thérèse face à son double sans visage, sa « Mala Diva ». Face au miroir tendu par la chanteuse, on a voulu en savoir plus sur comment elle va, la greffe de foie, et comment l’art peut nous procurer une forme de guérison.
Interview de la chanteuse Thérèse et sa « Mala Diva »
En quoi consiste ta maladie ?
Ma maladie s’appelle la polykystose hépatorénale héréditaire. Ça consiste à avoir des kystes qui poussent dans le foie et dans les reins, à une vitesse propre à chaque malade. Certains développent plus de kystes dans un organe que dans l’autre (ce qui est mon cas). Ces kystes sont censés être bénins. Simplement, on ne peut pas les enlever, car ils sont logés dans les tissus. Ils se multiplient jusqu’à coloniser tout l’espace intérieur et créent parfois des complications du fait de la place qu’ils prennent vis-à-vis d’autres organes ou alors de kystes qui peuvent éclater/s’infecter.
En général, ils poussent en continu jusqu’à ce qu’ils détériorent la fonction des organes et qu’on doive finir par les changer (plutôt autour de la cinquantaine/soixantaine). Pour ce qui est des reins, la dialyse existe si la greffe n’est pas possible de suite. Dans le cas du foie, l’équivalent n’existe pas, donc la greffe est systématique (on ne peut pas vivre sans foie).
Comment s’est passé le diagnostic de ta polykystose hépatorénale héréditaire ?
Le diagnostic chez moi a été très tardif et un peu fortuit. J’avais 27 ou 28 ans. Je l’ai découvert en faisant un examen gynécologique. Le médecin, en passant son moniteur sur ma vessie, a observé des kystes dans les reins, puis est remonté jusqu’au foie. J’ai compris très vite de quoi il s’agissait.
À quoi ressemblent ton traitement et ton quotidien en attendant une greffe de foie ?
Depuis, j’ai vécu assez « normalement » moyennant un traitement pour l’hypertension (fréquent chez les gens ayant cette pathologie) et un autre pour le foie à base d’acide ursodésoxycholique. À mes souhaits [rires] ! L’ursodésoxycholique aide à protéger les cellules du foie. Évidemment, en parallèle de ça, s’est ajoutée une certaine hygiène de vie : boire au moins 2 L d’eau par jour, manger peu de viande, éviter l’alcool, les drogues, la cigarette, le café, le thé, le trop plein de sucre et faire un minimum de sport pour gainer l’abdomen afin d’éviter de trop grosses déformations dues au grossissement des organes. Par ailleurs, la médecine orientale préconise de se coucher avant une heure du matin (le foie se régénère entre 1h et 3h du matin, d’après les rythmes circadiens), mais ça a été très dur pour moi de prendre le pli… À l’origine, je suis un oiseau de nuit.
En tant qu’artiste, dans quelle mesure était-il difficile d’accepter de mettre en pause ta carrière afin de prendre soin de toi ?
Tu sais, j’ai tellement travaillé, mis d’énergie, de cœur pendant 5 ans dans « tout ça »… J’ai la sensation d’en récolter enfin doucement les fruits — à savoir en vivre — aujourd’hui. J’ai atteint un niveau de reconnaissance qui me permet de me consacrer plus pleinement au travail artistique, de m’éclater et d’être plus dans une sensation de plaisir que de struggle, de galère. Alors c’est dur de se faire « confisquer » ça. Imagine une gamine ou un gamin : on te dit que si tu travailles bien à l’école, tu auras des bonbons, et en fait, une fois que tu as charbonné, tu as à peine ouvert ton paquet qu’un pigeon arrive et te le vole… C’est rude [rires] ! Puis, on est dans une industrie tellement concurrentielle, dans une époque de sur-présence sur les réseaux sociaux… Évidemment que ça me fait peur de devoir mettre tout ça en pause. La petite Thérèse a peur qu’on l’oublie. La Thérèse plus adulte se dit que la vie va lui amener un paquet de bonbons meilleurs et que cette pause aura forcément du bon.
Tu viens de faire ton coming out de personne malade sur Instagram : pourquoi était-ce important pour toi, ta communauté, et sûrement plein d’autres personnes malades en attente de greffe ?
Pour être honnête, je me suis rendu compte a posteriori que c’était une démarche à la base relativement égoïste. J’avais un besoin immense de pouvoir en parler, avec mes mots, à ma façon. Il fallait que ça sorte.
Je pensais que quelques hardcore fans et mes proches/potes allaient probablement réagir mais je ne m’attendais pas à un tel raz de marée (à mon échelle, on s’entend hein). À la base, je voulais pouvoir les prévenir, pour qu’iels ne s’inquiètent pas de ne plus me voir sur les réseaux si j’étais amenée à faire soudainement une pause.
J’étais tellement focus sur l’émission de l’information que j’en ai occulté la réception. Moi qui me targue souvent d’être une « anticipatrice control freak » dans le taff, j’en ai bien été incapable cette fois-ci. Ce n’est qu’en voyant affluer des centaines et des centaines de messages de soutien ou des témoignages extrêmement touchants de personnes étant/ayant été/ayant des proches malades, des milliers de likes que je me suis rendu compte de l’effet que ça pouvait potentiellement créer. Je suis heureuse que ça ouvre la discussion, les cœurs et des réflexions sur la greffe.
Cela va bien au-delà de ma personne je pense. C’est un sujet très universel qui suscite une empathie naturelle chez les êtres humains, qui plus est absolument occulté dans nos sociétés et encore plus chez les artistes et icônes pop. Du coup, quand une rare ouverture se créé, le besoin de s’exprimer, se projeter à ce sujet est immense. C’est ce que j’ai cru comprendre de la situation.
Veux-tu contribuer à sensibiliser sur le don d’organe et le don de son corps à la science ? Quel état des lieux dresses-tu de la problématique des greffes aujourd’hui en France ?
Ce n’est pas une volonté consciente de ma part au départ, mais si ça en était une conséquence, j’en serais ravie. Toute la musique que je crée est politique presque malgré moi. Je n’écris que sur ce qui me traverse et préoccupe. Il s’avère que ça oscille principalement entre de l’intime politique, des sujets psychologiques et des sujets de société. Je m’en suis rendu compte a posteriori et sans nécessairement le clamer, j’ai décidé de l’assumer.
Ma situation est particulière, car cette maladie étant héréditaire, j’ai vu pas mal de membres de ma famille se faire greffer. En revanche, je sais que quand j’en parle autour de moi, les gens sont très peu informés. Il y a clairement du progrès à faire en la matière (j’ai moi-même encore tellement à apprendre) et je tenterai à mon échelle de contribuer à amener de la visibilité à cette problématique sans en faire non plus la définition de mon être.
Dans quelle mesure la pandémie a-t-elle contribué à ce qu’on soit plus attentifs à la santé des uns et des autres ? Penses-tu que cela ait pu agir comme un miroir amplifiant du validisme ?
Concernant la santé physique, j’ai trouvé qu’il y a eu, comme pour tous les sujets, plein de types de réactions assez différentes : celles et ceux qui ont pris en compte les personnes fragiles et les soignantes et soignants soit parce qu’iels appartenaient à ces groupes, soit par empathie et conviction, soit parce qu’iels appliquaient les règles qu’on dictait à ce moment-là.
Puis celles et ceux qui ne voyaient dans la mise en place de certaines règles (pas toutes, attention) une atteinte à certaines valeurs fondamentales liées à la liberté et/ou simplement à leur confort personnel.
Les moments de crises sont révélateurs du meilleur comme du pire chez l’être humain. J’ai la sensation d’avoir vu les deux. En vrai, il y a surtout beaucoup de réactions entre les deux chez la plupart des gens, évidemment.
Mais j’ai presque l’impression que ce phénomène est déjà un peu « derrière nous ». Quand j’explique aux gens que je dois faire gaffe à pas choper la covid, une grippe, une bronchite ou que sais-je sous peine de ne pas pouvoir me faire greffer si on m’appelle, je vois qu’ils ne mesurent pas ce que ça implique. Je me suis même déjà sentie jugée. Des fois j’ai l’impression de vivre une pandémie toute seule [rires].
En revanche j’ai la sensation qu’en termes de santé mentale, il y a eu une amélioration globale sur le sujet auprès d’un plus large public qui a mieux perduré. Ce n’est qu’une sensation.
Tu sors le 16 novembre une nouvelle chanson qui évoque ton rapport à la maladie, poétique et politique, « Mala Diva » : quel en est le message ? Sa conception a-t-elle été cathartique pour toi ?
J’ai toujours eu besoin d’écrire pour vider ma tête et mon cœur. Il a donc été tout à fait naturel pour moi d’écrire sur ce que je traversais. En revanche, c’est le fait de sortir ou non la chanson, d’en parler publiquement qui a fait l’objet d’une longue réflexion.
Ce que j’ai souhaité faire, c’est raconter la complexité du rapport d’une personne malade à sa maladie. Raconter les différentes phases, les types d’émotions qu’on peut traverser et aussi, à quel point ça peut être considérées comme un cadeau fabuleux de la vie, pour certaines personnes, à certains moments.
Mon message est dans la chanson : « le temps, c’est celui qu’on prend, merci de me l’avoir dit ». Ça veut simplement dire que la maladie, malgré l’injustice et les difficultés, m’a appris à remettre les choses au présent. À vivre plus, à vivre mieux. À profiter, les yeux et le cœur grands ouverts. Ce genre d’évènements recentre sur l’essentiel, sur soi, au sens sain du terme, je trouve. Face à l’impossibilité de contrôler les choses, le lâcher prise opère et c’est un soulagement, une légèreté et profondeur que j’aurais aimé pouvoir comprendre plus tôt dans ma vie. En étais-je seulement capable ?
La catharsis s’est faite un peu par étapes. De l’écriture du texte, à la sortie du clip [le 16 novembre 2022] en passant par l’enregistrement et le tournage, etc. Je pense que ce processus étalé sur des mois m’a permis de m’approprier la maladie puis de mettre une distance entre la maladie et moi et même entre moi et moi-même. Un mécanisme de recentrage/décentrage intéressant.
En quoi est-il important d’à la fois accepter que la maladie fait partie de soi, à la fois de ne pas se laisser définir par elle, selon toi ?
Tu sais, c’est un peu comme le fait d’être une femme ou une personne racisée, ou n’importe quelle autre caractéristique à partir de laquelle on pourrait être essentialisée. Le recentrage permet d’accepter la réalité, la gravité des choses (parce que oui, ce n’est pas rien) et de prendre conscience de ce qui se passe afin de pouvoir le vivre sainement, ne pas tomber dans le déni. Le décentrage permet aussi de sortir de cette condition et se dire qu’on est loin d’être que ça et qu’il y a d’autres pans de vie, qui par ailleurs se passent très bien, pour ne pas se laisser engloutir par un pessimisme destructeur.
Ta polykystose hépatorénale héréditaire te donne l’air enceinte : en quoi cette apparence peut être compliquée pour toi ?
Je ne sais même pas encore si je veux des enfants… On pourrait considérer que j’en ai peut-être l’âge, la situation, etc. Du coup, dans la vie de tous les jours, quand mon bidon a commencé à pousser sérieusement, j’ai plutôt tenté de le camoufler (alors qu’étrangement, je ne le fais jamais sur scène : je chante en culotte taille haute). Au départ, je camouflais parce que j’étais gênée de voir ce corps changer alors que je ne maîtrisais rien.
Ensuite, je l’ai camouflé parce que j’étais gênée de la gêne des gens à qui je disais « ce n’est pas un bébé, c’est mon foie »… C’était dur pour moi d’annoncer quelque chose de dur et en plus devoir faire le service après-vente psychologique des personnes interlocutrices. Avec le temps, j’ai appris à me débarrasser et dissocier de cette gêne qui ne m’appartient pas. J’ai appris à vivre en ne me cachant plus. C’est quand même plus simple. Même si parfois, c’est difficile d’enfiler des fringues et de se dire : « Ah, je ne rentre plus dans ça non plus. » Ça te rappelle que la maladie prend plus de place.
Comment parviens-tu à te réapproprier ton corps et ton image ?
Je me suis toujours soignée par l’art et la culture au sens large. Le clip de mon titre « Skin Hunger » réalisé par mon ami Charlie Montagut était déjà un premier pas de mon processus de guérison. Poser pour des marques de sous-vêtements dans les yeux de photographes que j’admire, porter des culottes Superbe sur scène, puis enfin poser nue sur cette photo et écrire cette chanson… Voilà mon cheminement pour me réapproprier mon corps/mon image, mais pas que. Mes idées, mes émotions aussi. L’art est guérisseur. Par l’esthétisation, on rend les choses difficiles plus accessibles. C’est une invitation à partager des émotions et réflexions entre êtres humains. L’art est le sens.
Quelle est la question qu’on ne se pose pas assez sur la greffe d’organe, selon toi ?
Je pense que si la personne malade est évidemment au cœur du débat, je trouve qu’on pense peu à l’entourage proche, à ce qu’il traverse qui peut être très difficile (je n’aime pas comparer les souffrances). Je dis ça en connaissance de cause, ayant été de l’autre côté. Donc je dirais pensez aux malades, mais aussi aux personnes qui les entourent. Plus les douleurs sont partagées, moins elles sont lourdes pour chacun et chacune. Ne négligeons pas l’aide qu’on peut apporter autour de nous.
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Crédit photo de Une : Capture d’écrain Instagram de Thérèse. @studio.iconographia ; @mariedunemakeup ; @thehouseofchiron.
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