C’est l’une des propagations virales dont les réseaux sociaux ont le secret : en quelques jours, des millions de femmes, dont des superstars américaines, ont posté un selfie d’elles en noir et blanc accompagné des hashtags #ChallengeAccepted (« défi relevé ») et #WomenSupportingWomen (« les femmes soutiennent les femmes »).
Mais si le succès est limpide (près de 5,5 millions de posts Instagram au moment où ces lignes sont écrites), les origines du hashtag, elles, sont floues. Si certaines évoquent un mouvement de sororité féministe, d’autres déclarent qu’il s’agit à la base d’une façon de dénoncer les féminicides en Turquie, et que le message est dévoyé par les femmes qui ne font que poster une photo les mettant en valeur…
Creusons donc afin de remonter à la source du #ChallengeAccepted.
#ChallengeAccepted et les féminicides en Turquie
Plusieurs personnes ont expliqué, parfois avec colère, que ce sont d’abord les femmes turques qui ont posté des selfies d’elles en noir et blanc afin de dénoncer le patriarcat et les féminicides. En voici un exemple qui a énormément tourné (plus de 400 000 likes alors que le compte n’a que 8000 followers) :
Je vois beaucoup de mes amies non-turques partager des photos d’elles en noir et blanc sous la forme d’un « challenge », sans connaître les origines et les raisons de ce challenge. Donc je vais essayer d’éduquer ma petite communauté. Merci de partager cette information si vous voulez soutenir ce mouvement, afin que le message ne soit pas dilué et que le challenge ne perde pas son sens premier.
L’internaute explique qu’en Turquie, il y a énormément de féminicides et qu’ils sont globalement ignorés par le gouvernement ainsi que la justice. Quand une femme est assassinée, sa photo, passée en noir et blanc, fait le tour du pays : dans les journaux, à la télé, sur Internet…
Les femmes turques auraient donc commencé à poster des photos d’elles en noir et blanc afin de montrer qu’elles pourraient être les prochaines victimes de féminicides, et que tout le peuple est concerné par ces meurtres.
Mais il n’est pas certain que ce soit là l’origine du #ChallengeAccepted. Taylor Lorenz, qui a enquêté sur la question pour le New York Times, reprend un extrait du diaporama ci-dessus et précise :
https://twitter.com/TaylorLorenz/status/1288290238566211585
Je vois ce post circuler. Au risque de me répéter : c’est faux. La tendance #ChallengeAccepted ne vient pas des femmes turques sensibilisant à la question des féminicides. Instagram l’a confirmé. Le challenge existe depuis 2016 et a pris diverses formes. Ce qui se passe en Turquie n’est qu’une des façons dont il est utilisé.
Avant de revenir sur les origines du hashtag, faisons un point sur « ce qui se passe en Turquie », justement.
En Turquie, les violences faites aux femmes font l’actualité
Impossible de parler de violences faites aux femmes en Turquie sans évoquer l’horrible sort de Pinar Gültekin, une étudiante de 27 ans brutalement assassinée par son ex-conjoint, dont le corps a été retrouvé le 21 juillet.
Ce crime fut l’étincelle qui a mis le feu aux poudres et « amené de nombreuses femmes turques à descendre dans les rues des grandes villes, en dépit de la pandémie de Covid-19 et de la répression policière », selon Courrier International.
Au-delà des féminicides, une autre actualité liée aux violences faites aux femmes embrase la Turquie. Beaucoup de citoyens et citoyennes craignent que le pays ne se retire de la Convention d’Istanbul, « le traité le plus avancé en matière de lutte contre les violences faites aux femmes en Europe
» d’après Le Petit Journal, qui explique :
[…] le vice-président de l’AKP [le parti au pouvoir, NDLR], Numan Kurtulmuş, déclarait [le 2 juillet, NDLR] que la décision de la Turquie de ratifier la Convention d’Istanbul était« erronée ». Il soulignait alors deux points qui posent problème : le premier « la question du genre », le deuxième, « le choix de l’orientation sexuelle », affirmant que les LGBT cherchaient à se « protéger derrière cette convention ».
Résultat : des manifestations ont eu lieu pour réclamer que la Turquie reste bien signataire de la Convention d’Istanbul, des hashtags dédiés à cette question ont été mis en place et une pétition a été signée par plus de 250 000 personnes.
(Pour info, en Pologne aussi, l’idée de se retirer de la Convention d’Istanbul a été récemment évoquée.)
Le #ChallengeAccepted, tendance aux origines floues
Au-delà de ces mobilisations en Turquie, il est difficile d’identifier précisément ce qui a relancé le challenge qui postule « je publie un selfie en noir et blanc, j’identifie une autre femme pour la mettre au défi de le faire aussi, et je célèbre la sororité en passant ».
Un porte-parole d’Instagram a déclaré au New York Times qu’il pourrait s’agir de cette photo postée par la journaliste brésilienne Ana Paula Padrão :
Le Times évoque également le récent et formidable discours de l’élue Alexandria Ocasio-Cortez. En répondant, mi-juillet, à une remarque sexiste au Congrès américain, elle a généré nombre de discussions autour du féminisme et de l’empowerment, notamment sur les réseaux sociaux.
Il y a parfois dans les trends en ligne un aspect aléatoire : tel contenu devient viral, tel autre fait un four, tel mème passionne les foules pendant 24 heures avant d’être oublié… bien des phénomènes, sur Internet, n’ont pas d’origine clairement identifiable !
L’utilité du #ChallengeAccepted
L’utilité d’un « défi » consistant à poster une belle photo de soi « au nom du féminisme » peut poser question, surtout quand on voit que les publications les plus populaires sont évidemment celles de femmes blanches, riches, minces, dans les canons de beauté, bref : privilégiées.
Plusieurs personnes ont d’ailleurs critiqué ce qu’elles voyaient comme un acte vaniteux rehaussé d’un vernis faussement militant. Un exemple avec la journaliste américaine Alana Levinson :
https://twitter.com/alanalevinson/status/1287818379818971136
Les filles, et si au lieu de poster ce selfie sexy en noir et blanc on se glissait plutôt dans le féminisme avec un truc facile, comme couper les ponts avec ce pote qui est un agresseur ?
À ces critiques, plutôt compréhensibles, deux choses peuvent s’opposer :
- En soi, poster un selfie ne fait de mal à personne et peut en effet donner un boost de confiance en soi à une femme, donc pourquoi pas après tout ?
- Le débat sur les origines du #ChallengeAccepted aura au moins permis de mettre en lumière la lutte des femmes turques, effet secondaire certes inattendu mais véritablement utile.
Le #ChallengeAccepted n’est ni un mouvement contre les féminicides ni la tendance féministe de l’année ; c’est, d’après Taylor Lorenz du New York Times, « un équivalent Instagram des chaînes de mails débiles, qui tourne depuis 2016 », c’est pour d’autres une façon d’envoyer un peu de self-love dans ce monde qui préfèrent que les femmes se haïssent.
C’est aussi une belle leçon d’éducation aux médias ; l’indignation fait cliquer, et les contenus qui dénoncent de façon véhémente la récupération bourgeoise d’un mouvement féministe turc sont largement partagés… alors qu’ils sont au mieux imprécis, au pire erronés.
La lutte contre les fake news passe aussi par la retenue : retenir un clic, un partage, un RT, le temps de vérifier une information, de « valider » une indignation, peut éviter bien des imbroglios. Fact-checker les infos : challenge accepted ?
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Les Commentaires
La prochaine fois ce sera quoi ? Se prendre en photo avec une barre de chocolat noir dans le décolleté et ce sera un truc "#Hastagd'UnTrucSeVoulantFeministe".