S’il était né quelques siècles plus tôt, François Ozon aurait sans doute été barde.
Il joue aujourd’hui plus volontiers de la caméra que de la harpe, mais ça ne l’empêche pas de perpétuer la tradition ancestrale — et ô combien nécessaire à la santé du ciboulot — de raconter des histoires.
François Ozon, conteur depuis 1988
Mille et une histoires, même : celle du couple d’en face, de la fille d’en bas, de l’ado en seconde L ou des garçons de l’été. Mille et une histoires qui n’ont rien à voir en apparence, si ce n’est qu’elles ont été modelées par les mêmes mains, de plus en plus expertes à mesure que le temps — cruel, d’après son dernier film — passe.
Aussi habile à s’emparer d’un nouveau récit qu’un saumon à remonter la rivière, François Ozon s’intéresse cette année, dans Tout s’est bien passé, à une thématique encore inexplorée par lui : le droit de mourir dans la dignité.
Mais plutôt que de tergiverser sur les lois, Ozon raconte ce choix par les yeux de ceux — enfin de celles, dans ce cas-là — qui accompagnent leurs proches désireux d’en finir.
Tout commence par un coup de téléphone. Emmanuèle (éblouissante Sophie Marceau), romancière épanouie, apprend que son père (André Dussollier) vient d’être victime d’un AVC.
À l’hôpital, elle trouve son géniteur diminué, bien que toujours en pleine capacité de ses moyens cérébraux. Ainsi, il est comme à l’accoutumée : moqueur, railleur, râleur et brillant.
Mais en dépit d’un état de santé qui s’améliore, André est bien décidé à en finir. Et d’après lui, c’est sa fille Emmanuèle qui devrait l’aider.
Rencontre avec François Ozon, à l’occasion de son film Tout s’est bien passé
À quelques jours de la sortie de Tout s’est bien passé, adapté du récit d’Emmanuèle Bernheim, j’ai rencontré François Ozon au Bristol, dans une pièce bardée de velours et de DVD dont il a voulu fuir la chaleur.
Pour nous, direction la terrasse, histoire de se parler sans fils de masque dans le nez. Endroit propice aux discussions, à l’ombre de toute caméra, où François peut boire tranquillement son Coca.
Madmoizelle : Comment avez-vous rencontré Emmanuèle Bernheim, et pourquoi avez-vous décidé d’adapter ce récit particulièrement ?
François Ozon : J’ai rencontré Emmanuèle Bernheim au moment de Sous le sable [film du réalisateur sorti en 2000, ndlr], qu’elle m’a aidé à co-écrire. On est devenu amis à ce moment-là, on travaillait souvent ensemble.
En 2013, elle m’a envoyé les épreuves de son livre, où elle racontait la fin de vie de son père. J’ai lu l’ouvrage et l’ai trouvé très beau, mais j’ai eu peur. Peur du sujet — et surtout, je ne voyais pas comment le faire.
D’autres réalisateurs s’y sont intéressés ensuite. Emmanuelle est décédée, hélas, il y a quelques années ; après sa mort j’ai eu envie de relire le livre. Cette fois-ci, ce qui m’a intéressé, c’était surtout le sujet de la famille, l’impact que pouvait avoir une décision, les relations père/fille. Et là, l’adaptation s’est faite assez facilement.
Vous dites que le récit d’Emmanuèle est très intime. Comment vous l’êtes-vous approprié ?
En fait, je suis assez fidèle par rapport au livre mais il est vrai que j’ai eu besoin de compléter cette histoire d’une enquête. Ce sont sa sœur et son beau-frère qui m’ont éclairé sur certains éléments de leur famille, qui étaient un peu survolés dans le livre, pour me permettre de mieux comprendre cette névrose familiale qu’il y avait entre le père et les filles.
Vous avez notamment ajouté davantage de présence au personnage de la mère…
Oui, alors la mère était présente dans le récit, mais ce que j’ai découvert et qui n’est pas stipulé dans le livre c’est que c’était une artiste, une sculptrice ! Même moi, l’ami d’Emmanuèle, je ne savais pas ce que faisait sa mère.
En réalité, Emmanuèle rejetait le travail de sa mère. Moi j’ai découvert ses créations et je les ai aimées — d’ailleurs, les œuvres qu’on voit dans le film sont bien les siennes. J’ai voulu l’intégrer !
Quand vous lisez l’écriture d’Emmanuèle, c’est une écriture à l’os, très sèche. Et quand on voit le travail de sa mère, c’est quelque chose d’assez minéral, anguleux et sec comme la lame d’un couteau. Je me suis dit qu’il y avait un lien entre cette mère et sa fille.
Le travail d’André Dussolier est bluffant. Avez-vous bossé avec des personnes concernées par cette volonté d’en finir pour le diriger avec cette extrême justesse ?
On a beaucoup travaillé avec André en amont. On a vu des médecins, des orthophonistes, il y a aussi eu un travail de maquillage car il fallait restituer la paralysie. Et puis surtout, ce qui est très fort, c’est le travail sur la voix.
Il est connu pour avoir une très belle voix, suave, souvent utilisé dans les films. Là il a la voix chevrotante d’un vieillard. C’est vraiment par la voix, le regard, le désespoir dans les yeux qu’il fait passer tout le tragique de la situation.
Ça faisait longtemps que vous vouliez tourner avec Sophie Marceau. Pourquoi ça ne s’était jamais fait auparavant ?
Je pense que je ne lui ai pas proposé les bons sujets. Moi, je n’en veux jamais à un acteur quand il me dit non — souvent, il a raison.
Là, je pense que le sujet l’a émue. Sophie est une femme qui a besoin d’être en cohésion avec son personnage ; elle a adhéré à l’histoire et à Emmanuèle. Elle avait aimé le livre aussi, donc ça s’est finalement fait naturellement.
Vous faites un film par an, comment sautez-vous d’un film à l’autre avec autant de facilité ? Et comment choisissez-vous un projet qu’on vous soumet plutôt qu’un autre ?
À chaque fois, je veux faire des choses, différentes, ne pas me répéter. Je pense aussi qu’il y a des thèmes qui passent d’un film à l’autre : Été 85 aussi, c’est l’histoire d’un deuil, celui d’une histoire d’amour. Là c’est un deuil avec des personnes vivantes.
C’est différent mais c’est aussi la réalité.
Ce que fait vivre André à ses filles, ce choix, c’est cruel, presque pervers. Il supprime au personnage d’Emmanuèle son libre arbitre…
Je pense que ce père avait une vraie emprise sur sa fille. Je pense qu’elle l’aimait, mais pas en tant que père. Elle dit qu’elle aurait aimé l’avoir comme ami. En effet, c’était un homme brillant qui avait du charisme et beaucoup de charme, mais ça n’en faisait pas moins un mauvais père.
Moi, ce qui m’a touché particulièrement, c’est qu’il demande à sa fille de l’aider à en finir alors qu’elle l’a souhaité, enfant. Petite fille, elle détestait son père. Elle lui en voulait parce qu’il était cruel. Mais les enfants pensent à la mort de leurs parents de manière abstraite. Elle le vit adulte.
Sa sœur lui dit : « Il te fait un cadeau ». C’est cette complexité-là qu’elle traverse. Elle a envie de le retenir mais elle aime son père. Les sentiments sont ambigus, toujours, dans une famille ! On est prisonniers, parfois, de nos liens…
Pour François Ozon, le cinéma est une affaire d’histoires, qu’il dispense donc au gré des coups de cœur.
De notre côté, le coup de cœur est grand pour Sophie Marceau, Géraldine Pailhas, André Dussollier, et puis pour Emmanuèle Bernheim surtout : on espère que ce film — déchirant mais non dénué d’humour — saura faire vivre longtemps l’histoire de son père.
Tout s’est bien passé est en salles le 22 septembre 2021.
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