Peu connue du grand public, la pratique de l’arpentage est pourtant relativement simple. Née dans les cercles ouvriers à la fin du 19ème siècle, elle consiste dans la lecture collective d’un même ouvrage par un petit groupe de personnes. À l’origine, le procédé à suivre est défini comme suit : il s’agit de découper l’ouvrage choisi en autant de parties que de personnes présentes, qui liront ensuite chacune de leur côté la partie qui leur a été attribuée avant de procéder à une mise en commun de leurs impressions et réflexions.
Désacraliser l’objet-livre et ouvrir la culture à toutes les classes
À l’époque, l’objectif est de ne pas laisser le savoir aux seules mains des classes dominantes, mais aussi d’accéder à la connaissance à moindres frais tout en désacralisant l’objet-livre. Des buts que les associations d’éducation populaire continuent à poursuivre aujourd’hui, en participant activement à la diffusion de l’arpentage comme outil éducatif et militant. « L’arpentage est un outil précieux car il fait partie des rares espaces qui sont construits à l’horizontal, débute Nicolas Da Silva Tomé, coordinateur et formateur au sein de l’association d’éducation populaire Ressources Alternatives. Il n’y a pas une personne qui délivre son savoir et les autres qui écoutent. Au contraire, dans une session d’arpentage, chaque participant est vraiment invité à décrire ce qu’il a compris de son passage et ce à quoi sa lecture fait écho chez lui en fonction de ses expériences personnelles« , abonde-t-il.
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Des ouvrages à la fois intimes et politiques
Une façon d’appréhender la lecture qui séduit de plus en plus de militants et militantes féministes, parmi lesquels Clémence Schilder. Travailleuse sociale, Clémence tient également un compte Instagram (@penserlemondee) sur lequel elle partage ses recommandations de lecture. « Ça faisait longtemps que je voulais mettre en place des ateliers de lecture pour aborder des ouvrages à la fois intimes et politiques, mais je me posais la question de l’accessibilité, explique-t-elle. Je trouvais que le livre restait un marqueur social fort et ça me gênait.«
Lorsqu’elle découvre la pratique de l’arpentage, celle-ci lui plaît immédiatement : « J’ai tout de suite été attirée par le fait de devoir découper le livre. Symboliquement, c’est très puissant, soutient la jeune femme. J’aime aussi le fait que ça permette de toucher un public qui n’est pas forcément à l’aise avec la lecture, et puis que ce soit une pratique née du milieu ouvrier.«
Récemment, Clémence a animé deux ateliers : le premier avec un groupe d’amis autour de Sortir de l’hétérosexualité du militant queer Juliet Drouar et le second après avoir lancé un appel à participation sur les réseaux sociaux pour arpenter Balance ton corps de l’afroféministe Bebe Melkor-Kadior. Chaque arpentage s’est déroulé en petit comité, auprès d’un public composé de six à huit personnes. « Ça aide de ne pas être beaucoup, surtout pour des gens comme moi qui ne sont pas à l’aise dans les grands groupes », développe-t-elle. Et de renchérir : « J’ai aussi opté pour des sessions en non-mixité afin de créer des références communes chez des gens qui partagent déjà des valeurs et des expériences en commun.«
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De l’arpentage au cercle de parole
Qu’elles aient ou non lieu en non-mixité, le succès des séances d’arpentage dans les milieux féministes est loin d’être anodin, selon Elvire Duvelle-Charles : « On est liées par des questionnements et des valeurs qui nous traversent, et autour desquels on a besoin d’échanger, témoigne l’activiste, journaliste et réalisatrice, à la tête du compte Instagram à succès @clitrevolution. Et pour ça, les livres constituent un très bon point de départ.”
Chaque dernier dimanche du mois, cette dernière organise ainsi une séance d’arpentage en ligne pour une dizaine de ses abonnées qui la suivent et la soutiennent via la plateforme de financement participatif Patreon. Pendant deux heures, toutes se retrouvent pour lire ensemble et échanger à propos d’ouvrages comme Cher connard de Virginie Despentes, Beauté fatale de Mona Chollet, All about love de bell hooks ou encore Backlash de Susan Faludi, qu’elles arpentent sur plusieurs séances au vu de la taille de l’ouvrage. « À tour de rôle, on restitue la partie qu’on a lue, mais il y a toujours des écarts où on aborde des articles qu’on a lus, des podcasts qu’on a écoutés, et puis des choses qu’on a vécues…« , jusqu’à rendre parfois poreuse la frontière avec un cercle de parole. « Avec certaines, ça fait plus d’un an qu’on échange, donc on se voit vraiment évoluer. On peut poser nos questions en toute confiance, donner notre avis ou parler de nos vécus sans avoir peur.”
Pour « une pratique habituelle » de l’arpentage
De quoi donner envie à certains et certaines, comme Aurélie Olivier, de continuer à diffuser la pratique de l’arpentage auprès du plus grand nombre. Directrice de l’association Littérature, etc., celle-ci anime régulièrement des séances d’arpentage autour d’œuvres littéraires écrites par des femmes, afin de pallier « le manque criant de modèles féminins dans la littérature« . Pour le dernier arpentage de la saison, le rendez-vous était donné à Paris le 19 novembre, à la découverte de l’œuvre de l’autrice canadienne Nelly Arcan. Côté lyonnais, la librairie La Gryffe accueillait quant à elle le 22 novembre un arpentage autour de l’ouvrage collectif Nous vous écrivons depuis la révolution : Récits de femmes internationalistes au Rojava. Sans compter les divers collectifs militants, associations ou encore professeur·es qui organisent des arpentages sur leurs territoires respectifs. Et puis, pour la suite, « on pourrait imaginer que l’arpentage devienne une pratique habituelle, sourit Elvire Duvelle-Charles. Moi je suis sur le féminisme, mais on pourrait travailler sur plein d’autres thématiques, arpenter des ouvrages entre amis comme entre collègues comme ça se fait parfois… Tout pourrait être faisable.«
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