Alors qu’ils semblaient filer le « parfait amour », Aubin quitte Coline brutalement, du jour au lendemain. C’est à partir de cet évènement extrêmement douloureux où se croisent le silence et la solitude imposées, la mise à mal de sa confiance en soi (et en les autres) et les dynamiques sexistes gravitant dans les relations amoureuses que va surgir une expérience aussi intime que politique.
Puisant dans son histoire personnelle, l’autrice Anaïs Schenké (@anaislesfleurs sur Instagram) livre un ouvrage d’une sensibilité et d’une richesse remarquables, à la croisée du féminisme, de la sociologie, de la philosophie ou encore de la culture pop, en employant une écriture inclusive.
Il en ressort une réflexion passionnante qui dépoussière notre vision de l’amour pour valoriser celle que l’on a de nous-mêmes.
Pourquoi avoir choisi la forme du roman graphique pour exprimer votre engagement féministe ?
L’écriture de Fragments a été organique et évidente, je n’avais pas d’autre choix qu’écrire pour survivre à cet effondrement. Partager publiquement ma pensée, sur les réseaux sociaux ou à travers ce livre, était également une évidence dans la nécessité que j’avais à (re)prendre la parole, et surtout à affirmer le fait que j’y avais droit.
J’ai été, dans ma vie, bouleversée par trois bandes dessinées : Persépolis de Marjanne Satrapi, Les Culottées de Pénélope Bagieu et surtout Les sentiments du prince Charles de Liv Strömquist.
J’ai bien évidemment adoré d’autres ouvrages, mais je crois que ces trois là ont vraiment planté des graines à l’intérieur de moi et sont fondateurs dans ma manière d’aborder l’écriture : je veux raconter des histoires qui existent, des histoires qui nous font nous sentir moins seulEs et qui nous donnent de la force. Surtout, je suis convaincue que le format du roman graphique ou de la bande dessinée est un espace de liberté absolue. En tant qu’autrice, je m’épanouis vraiment dans la possibilité de pouvoir transmettre certaines choses par les mots et d’autres par le dessin, d’une façon qui m’est propre.
Aussi, ce que j’adore avec le roman graphique ou la BD, c’est son accessibilité. Je trouve que le dessin est un outil formidable pour transmettre de manière plus digeste des idées, des pensées, des outils qui permettront au lectorat de nourrir ses propres réflexions, de soulever des questions importantes… et ça c’était vraiment ma grande claque « Stromquistienne » : j’ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de ses ouvrages aussi et surtout parce que c’étaient des bandes dessinées, je ne suis pas sûre que si ça avait été des essais par exemple, j’aurais réussi à aller jusqu’à la fin.
L’histoire de Coline est inspirée de votre propre expérience. Quand avez-vous su que vous vouliez en parler ?
Scoop ! Oui, en effet, l’histoire de Coline est inspirée de ma propre expérience. Un jour, j’ai vécu une rupture très difficile et sans réfléchir, j’ai commencé à écrire ce que je traversais : c’était des planches dessinées.
Au fur et à mesure du cheminement de ma pensée, de mes réflexions, j’ai raconté cette rupture, de manière très brute d’abord. J’en ai écrit 200 pages en 1 mois et demi et ai commencé à poster une planche par jour sur Instagram, à ma petite centaine d’abonnéEs. Le retour immédiat des personnes, leurs messages, leurs témoignages, leur soulagement à la lecture de mes mots a confirmé ce que je ressentais au plus profond de moi : on avait besoin d’un récit sincère sur la rupture amoureuse.
Après plus d’un an de travail, j’ai eu assez de recul pour produire un récit dont le point de départ est ma propre histoire mais incarné et nourri par d’autres personnes, dans d’autres lieux, ce n’était plus un livre sur « ma » rupture mais sur « la » rupture, celle qu’on connaît toutes et tous.
Au fil des mois je me suis rendu compte que dans la majorité des récits de rupture auxquels on a facilement accès, cette dernière est ultra romancée, le discours, par fierté et nécessité sociale, est souvent très nuancé. L’issue est souvent la même : retrouver quelqu’unE, se remettre en couple… et cela biaise complètement la manière dont on se raconte dans cette épreuve. C’était ultra important pour moi de m’atteler à penser la guérison sans « retrouver l’amour », sans remplacer : et s’il n’y a rien après, est-ce que c’est quand même possible d’aller mieux ?
Fragments parle de rupture, mais rapidement, on passe à grandes questions existentielles comme la « mort » ou du moins le deuil, le sens de la vie, la confiance en soi, en les autres, la solitude…
Quand j’ai commencé à écrire sur ce sujet, il était seulement question de mettre des mots sur ma peine, de manière cathartique, et très rapidement plus j’écrivais, plus je me suis rendu compte d’à quel point nos ruptures étaient politiques.
Plus je réfléchissais à ce sujet, plus je me rendais compte à quel point la rupture amoureuse est un endroit qui cristallise énormément de peurs que l’on peut avoir en tant qu’être humain. On est rarement autant vulnérables que quand on est amoureux ou amoureuse.
Dans la manière dont on perçoit et vit le couple aujourd’hui, quand on a été socialisées comme femme, le fait d’être choisie amoureusement a énormément de valeur pour nous et pour la société. Le fait d’être en couple et d’être aimée, ici, en l’occurrence par un homme, est un soulagement social. Perdre cette validation, cet intérêt, ça vient non seulement nous bouleverser en tant qu’être avec des émotions, des sentiments, mais ça vient également re questionner notre place dans la société, notre capacité à être aimée, à être acceptée par nos pairs, etc.
Pouvez-vous nous parler du fait de croiser avec une telle fluidité, d’imbriquer l’intime et le politique, dans le fond comme dans la forme de votre livre ?
Pour moi, ce que nous vivons en tant que femmes, et personnes minorisées, c’est politique. Chaque décision que l’on prend, de la manière dont on s’habille à qui l’on fréquente en passant par le travail que l’on fait, c’est politique. L’heure à laquelle on sort de chez nous, celle à laquelle on rentre, les lieux dans lesquels on se rend, ce qu’on lit, ce qu’on regarde, ce qu’on écoute, la manière dont on s’exprime, etc. c’est politique.
L’intime, c’est un espace clôt, un espace à l’abri des regards, un endroit propice à ce que soit exercée la violence.
Pour moi, on nous intime depuis l’enfance à ne pas parler de ce qu’il se passe dans l’intimité, dans la sphère privée, sous couvert de pudeur, d’humilité, « d’estime de soi », mais c’est un leurre. Ne pas raconter, c’est ne pas savoir si ce que l’on vit est normal, ou pas. Ne pas raconter c’est disparaître avec nos propres histoires. Plus on se raconte, plus on a de récits de nos intimités, plus on est outilléEs et soudéEs pour affronter la société, le monde, et y trouver pleinement notre place.
Pour vous, quels sont les mythes les plus nocifs à propos de l’amour ? Les plus toxiques, les plus red flag ?
Je pense que ce qui est le plus délétère, quant à nos visions de l’amour, c’est qu’on apprend aux petites filles à placer ça au centre de leur vie, à attendre patiemment que le regard d’un homme se pose sur elles et les choisisse pour enfin commencer une vie cool (genre la princesse dans son p’tit donjon qui doit attendre le French Kiss pour se casser), tandis qu’on apprend aux petits garçons que leur valeur et leur force ne dépendent que d’eux.
On nous fait croire que tout le monde veut la même chose, alors que c’est complètement faux. On ne met pas la même signification derrière l’amour, le couple, l’engagement, selon la manière dont on a été socialiséEs; ne pas le réaliser, ne pas l’accepter, ça génère énormément de frustration et de déception.
Êtes-vous convaincue qu’il est possible de concilier la lucidité politique, sociale, culturelle et l’intime ?
J’imagine qu’il doit être possible de vivre des histoires d’amour hétéro relativement sympa, en tout cas je l’espère. Sincèrement, je pense que c’est extrêmement compliqué de conjuguer notre engagement politique, notre conscience sociale, notre degré de développement émotionnel, avec le couple hétéro.
Personnellement, j’ai fait le choix d’écrire pour les femmes et les minorités de genre pour leur proposer un endroit où on a le droit d’être triste, où on a le droit de ne pas comprendre, d’avoir la flemme d’aller mieux, où on se pose entre nous pour réfléchir à tout ça et accepter de déplacer ensemble notre curseur, d’accorder plus de valeur à soi, à la sororité, à l’adelphité, à nos amitiés. Un endroit où on se sent moins seulE, un endroit où on peut commencer à se rassembler.
J’adorerais retomber amoureuse, ressentir à nouveau les papillons, tous les trucs méga cool que tu ressens quand tu désires quelqu’unE qui te désire aussi, mais ce n’est plus ma priorité.
Si vous deviez donner un conseil à une lectrice vivant une rupture douloureuse, quel serait-il ?
You Go Girl !!! Il paraît que lire mon livre et les planches que je poste sur Insta ça fait du bien donc, n’hésite pas (@anaislesfleurs), c’est fait pour ça !
Et si je ne devais te dire qu’une phrase : c’est vraiment de la merde, ça va être un chemin plus ou moins long, mais je te promets, sur la tête de Miley Cyrus, que ça va aller mieux.
Crédit de l’image à la Une : © capture d’écran du compte Instagram d’Anaïs Schenké
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