Fuyumi Soryo est l’auteure de mangas à succès comme Mars (un shojo), ou ES (un seinen fantastique). Elle s’attaque cette fois à un tout autre genre, et avec la même aisance : le manga historique.
Pour se faire, elle part bien loin du Japon, puisqu’elle a choisi de se pencher sur un personnage aussi mystérieux que fascinant : Cesare Borgia.
Nous sommes en Italie, en pleine renaissance. Angelo Da Canossa, fils d’artisan, intègre grâce aux bonnes relations de son grand-père la prestigieuse Université de Pise. Très vite, peu habitué aux mœurs et coutumes de la bonne société, il commet impair sur impair, et s’attire les foudres de nombres de ses camarades. Parmi eux, cependant, le très beau et impétueux Cesare Borgia semble ne pas beaucoup s’émouvoir de ses maladresses, et, au contraire, trouver ce nouveau venu aussi rafraîchissant qu’intéressant. Un Florentin et un Espagnol ne devraient pas se fréquenter, mais l’histoire de Cesare, fils illégitime d’un religieux de haut rang, fait qu’il ne s’encombre pas de ce genre d’a priori.
CESARE © Fuyumi Soryo / Kodansha Ltd.
Le manga démarre d’ailleurs au moment où les discussions commencent sur le futur Pape, la santé de l’actuel étant des plus fragile. En plus des intrigues religieuses, Fuyumi Soryo invite d’illustres personnages, de Christophe Colomb à Léonard de Vinci…
Superbement dessiné, la série est, d’abord, un délice pour les yeux. Les personnages sont beaux et pleins d’élégance, et la mangaka a apporté un soin tout particulier à une reproduction fidèle et détaillée des vêtements, et des décors. L’ensemble du manga est d’ailleurs très riche et documenté. Au point, même, qu’on pourrait aisément se perdre sous tant d’anecdotes, de personnages, d’explications. Mais l’auteure parvient à rendre tout cela extrêmement fluide, en faisant parler Cesare à sa place. C’est lui qui initie Angelo à la vie estudiantine, qui lui présente tous les acteurs de l’histoire qui se joue, et de l’Histoire elle-même, d’ailleurs. Elle réussit à réveiller en nous un intérêt nouveau pour des personnages déjà bien connus de beaucoup d’Européen-ne-s (ce qui n’est peut-être pas le cas au Japon), en les présentant sous l’angle de l’intime. Ce ne sont plus juste des noms dans les livres d’histoire, ou d’art, mais des personnages comme tous les autres.
Le contexte, très particulier, offre également un éclairage particulier sur l’actualité récente. Car même si les choses ont bien changé depuis la Renaissance, on en apprend un peu plus sur les coulisses de l’accession au Saint Siège.
Et puis il y a bien sûr ce personnage incroyable de Cesare Borgia, tout jeune encore dans les trois premiers volumes, mais qui détonne déjà au milieu des autres. Brillant, mais surtout très moderne, il montre à Angelo que rien n’est figé et surtout, l’encourage à regarder au-delà de sa zone de confort. Fuyumi Soryo nous emmène à sa rencontre, et on en redemande.
Fuyumi Soryo et Motoaki Hara, l’interview
J’ai eu la chance de pouvoir rencontrer Fuyumi Soryo, mais aussi Motoaki Hara, un professeur spécialiste de cette époque qui l’a beaucoupé aidé sur ce titre, à l’occasion du Salon du Livre.
Comment résumeriez-vous le manga Cesare, et comment est née l’idée de parler de ce personnage ?
Fuyumi Soryo – En fait je faisais des études aux Beaux Arts, j’avais donc des connaissances sur l’époque de la Renaissance. Et j’ai été, au départ, attirée par le personnage de Leonard de Vinci. Mais comme il est très connu, que tout le monde connaît son histoire, je me suis dit que ça n’était peut-être pas une bonne idée.
Par contre il y avait ce personnage, Cesare, qui avait embauché de Vinci comme stratège. Et il y a des opinions très contradictoires sur lui, d’un côté on disait que c’était quelqu’un de très vicieux, sombre, méchant, et de l’autre il était apprécié par Machiavel. J’ai été attirée, j’étais très curieuse de savoir qui était vraiment ce personnage.
CESARE © Fuyumi Soryo / Kodansha Ltd.
L’histoire n’est pas racontée du point de vue de Cesare, mais de celui d’Angelo. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce personnage ?
Fuyumi Soryo – Il me fallait un narrateur. Il est comme un reporter, un envoyé spécial. L’histoire se passe il y a 500 ans, les situations politiques, géopolitiques sont si différentes de ce qui se passe aujourd’hui qu’il fallait quelqu’un qui joue un peu le rôle de filtre pour le lecteur. Il est là pour poser la situation, et jouer le naïf pour expliquer à tous ceux qui découvrent ce monde très compliqué, avec pleins de personnages très différents, de manière très simple, ce que sont les enjeux et ce qui se passe vraiment.
C’est un personnage de fiction, mais on peut dire qu’il est inspiré de Michel Ange. Il est né la même année que Cesare et ils auraient pu se rencontrer. Il n’est marqué nulle part qu’ils se connaissaient, mais ça aurait pu arriver. C’est un peu imaginer ce qui se serait passé si Michel Ange s’était intéressé à la politique. Il était le modèle idéal pour ça. à partir de ce qu’on a imaginé de Michel Ange, on a aussi ajouté des éléments de Machiavel, et c’est ainsi qu’est né Angelo.
L’histoire des Borgia a déjà été traitée, notamment dans une série. Qu’est-ce qui différencie votre manga de ces précédents supports ?
Fuyumi Soryo et Motoaki Hara – Dans tous ces médias, que ce soit télévisés, dans des jeux vidéos… ils veulent faire du divertissement. Donc ils créent des personnages divertissants, mais qui ne sont pas nécessairement fidèles à la réalité historique. Nous on est là pour faire un travail divertissant, mais aussi sérieux historiquement parlant. C’est la différence principale.
Si vous regardez un documentaire historique, ça n’est pas forcément ennuyeux. Ce sont des personnages qui ont eu des vies tellement romanesques et riches en évènements qu’il n’y a pas vraiment besoin d’en rajouter. C’est suffisament intéressant en soi.
Il y a deux sortes de divertissements. Il y a la fiction, très inventée, très scénarisée. Et puis il y a le divertissement issu de la réalité. Nous, on fait plutôt le deuxième.
CESARE © Fuyumi Soryo / Kodansha Ltd.
Et quelle est la part de fiction dans Cesare ?
Motoaki Hara – C’est très difficile de dire le pourcentage de vérité historique et de fiction. Parce que le concept de réalité historique est impossible à établir. Il n’y a pas de vérité historique. Il y a des évènements qui se produisent, et entre les lignes qui vont relier ces évènements, il y a forcément des mensonges, des biais, des inventions qui vont s’insérer, qui font qu’il est impossible de dire « C’est ça l’Histoire ».
Fuyumi Soryo – C’est un peu du profiling que l’on fait. On se retrouve devant la scène de crime, il n’y a pas de témoins, et on analyse les indices pour essayer de reconstituer la réalité. On essaie de se rapprocher le plus possible de ce qu’on pense être la vérité.
Comment s’est déroulé votre travail de documentation ?
Fuyumi Soryo et Motoaki Hara – Quand nous avons commencé le projet il y a dix ans, c’était très laborieux. Il fallait chercher les références, les auteurs, faire venir les documents… Il fallait beaucoup creuser, et on ne savait pas forcément qui travaillait sur quoi. Mais avec le développement d’Internet, ça a été beaucoup plus facile de contacter des chercheurs, où qu’ils se trouvent dans le monde, et de rassembler ces documents pour les retravailler.
Et comme le manga est un média facile d’accès, ça se vend. Les professeurs qui font des études très poussées sur la Renaissance, ça ne leur faisait pas forcément gagner de l’argent. Mais en associant leur nom à ce manga, ils peuvent se faire connaître du public. Et ils ont eu ensuite des propositions pour faire publier leurs recherches. Le manga aide la recherche historique !
CESARE © Fuyumi Soryo / Kodansha Ltd.
Fuyumi Soryo, vous vous êtes rendue en Italie. Vous êtes-vous inspirée de ce que vous avez vu sur place pour les décors du manga ?
Fuyumi Soryo – J’ai beaucoup observé la ville, ses détails. Mais pour imaginer les décors à l’époque de Cesare, c’est presque un travail archéologique. Comme pour un dinosaure : à partir des os trouvés, de la manière dont ils étaient assemblés, on suppose qu’il était comme ça. Là c’est un peu pareil. Notre travail c’est aussi de reconstituer à partir des ruines, du peu qu’on a pu voir de nos propres yeux.
Par exemple Paris a été refait par Haussmann, on ne peut plus imaginer le Paris du XVème siècle en voyant la ville aujoud’hui. C’est la même chose en Italie.
CESARE © Fuyumi Soryo / Kodansha Ltd.
Merci beaucoup aux auteurs, ainsi qu’à Victoire pour l’organisation de cette interview !
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