Relations 2.0
S’installer dans une relation indéfinissable, s’essayer au polyamour ou tenter de ne pas tomber amoureux de son sex friend… Ça vous parle ? Il ne s’agit pourtant pas de votre vie amoureuse, mais bien des intrigues des romans de Sally Rooney. Acclamée unanimement par la critique, et décrite comme la voix d’une génération, capable de délivrer un commentaire aussi éclairé que juste sur les relations modernes, l’autrice irlandaise a fait de l’amour et des difficultés qui vont avec le sujet central de ses œuvres.
Sans jamais porter de jugement sur les choix de ses personnages, Sally Rooney met en scène la complexité de nos relations romantiques et la façon dont elles se heurtent aux injonctions modernes du détachement, de la rationalisation et de la liberté. Avoir plusieurs partenaires, assumer librement son orientation sexuelle et explorer sa sexualité : autant de sujets que Normal People, Conversations with friends ou Beautiful world, where are you, abordent en vrac.
Traitant librement des questions du désir, des premières fois, mais aussi des sujets encore tabous comme l’endométriose, les œuvres de Sally Rooney s’enracinent fermement dans leur époque, celle de jeunes adultes en prise avec le sexe, la fin de l’amour au sens traditionnel du terme et la redéfinition de l’engagement.
L’amour à l’épreuve des privilèges
Tous les personnages ne sont pourtant pas égaux chez Sally Rooney, et cela crée des turbulences.
En confrontant différentes classes sociales, l’autrice illustre la façon dont nos privilèges se dressent entre nous ; tandis que certains de ses héros et héroïnes appartiennent à une petite bourgeoisie intellectuelle et urbaine, d’autres viennent de milieux plus défavorisés et, bien que transfuges de classe, connaissent parfois des difficultés financières.
Vecteurs de honte et d’incompréhension, ces différences de moyens sont à la racine de profonds quiproquos : dans Normal People, incapable d’avouer sa précarité à sa partenaire et n’osant pas lui demander d’être hébergé, Connell fuit Marianne sans explication, mettant un terme involontaire à leur histoire. À ces milieux sociaux variés s’ajoute également dans Conversations with friends une inégalité d’âge, puisque Frances, vingt-et-un ans, entretient une relation avec un homme marié de plus de trente ans. « Les choses et les gens évoluaient autour de moi, appartenant à des hiérarchies obscures, et à des systèmes auxquels je ne connaissais et ne connaîtrais jamais rien » analyse-t-elle.
Tandis que ses personnages essayent maladroitement de se dominer les uns les autres, Sally Rooney nous rappelle que l’amour est toujours avant tout un rapport de forces et de pouvoir subtil et changeant. Enfermés dans des identités sociales a priori figées, les protagonistes ne peuvent que tenter de jeter des ponts entre elles et eux sans beaucoup de succès.
De l’impossibilité de se dire les choses
Le véritable fil conducteur des œuvres de Sally Rooney reste ainsi l’incommunicabilité qui caractérise nos relations amoureuses.
Ponctuées de silences pesants, les séries Normal People et Conversations with friends sont lourdes de non-dits. De leur refus de verbaliser leurs sentiments aux mensonges qui les séparent, les personnages ont continuellement du mal à trouver leurs mots et leurs rapports manquent d’authenticité ; ils sont incapables de se montrer vulnérables ou de demander de l’aide, comme en témoigne la scène dans laquelle Frances pense faire une fausse couche, mais n’ose pas en parler à son partenaire.
Sally Rooney rappelle aussi le rôle ambivalent que joue la technologie dans ces interactions : si elle nous permet de nous livrer plus facilement, elle offre aussi la possibilité de mettre en scène une meilleure version de soi, plus audacieuse et plus séduisante. « J’avais envie de t’embrasser. J’espère que ça ne se voyait pas trop » écrit Nick à Frances, tard le soir.
Cette opposition entre le numérique et la réalité est à l’image des identités éclatées des héros et des héroïnes de l’autrice, qui cultivent soigneusement une réputation en décalage complet avec leur intériorité : tandis que Frances, Marianne ou Bobbi affectent le cynisme pour masquer leur désir d’être aimées, Connell ou Nick, quant à eux, semblent prisonniers d’une apathie qui les empêchent de se livrer.
Sally Rooney met ainsi le doigt sur la façon dont nous avons appris à compartimenter nos sentiments afin de les vider de leur emprise sur nous, au risque de ne plus être capable de nouer des liens.
Ses œuvres font du dévoilement de soi la seule façon de s’affranchir de ces rapports factices de domination : c’est seulement lorsqu’ils laissent tomber les masques que Frances, Bobbi, Marianne, Connell et Nick parviennent à s’aimer sereinement. « Il faut vivre certaines choses avant de pouvoir les comprendre », conclut finalement Frances. « On ne peut pas toujours tout analyser ».
Ne serait-il pas temps en 2022, semble nous demander Sally Rooney, de se dire que l’on s’aime, tout simplement ?
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